Une fois de plus le ministère de l’Intérieur tente une opération de déminage pour renouer les fils cassés de l’islam de France. Samedi 9 janvier, le ministre, Gérald Darmanin, a reçu individuellement plusieurs hauts responsables religieux musulmans, fâchés les uns contre les autres, pour les prier de s’entendre. Ce samedi, c’est ensemble qu’il doit les recevoir: Mohammed Moussaoui, d’origine marocaine, président du Conseil français du culte musulman, maître Chems-Eddine Hafiz, d’origine algérienne et recteur de la Grande Mosquée de Paris et vice-président du CFCM et l’autre vice-président, Ibrahim Alci, d’origine turque.
C’est un léger progrès. Ces responsables religieux qui paraissaient irréconciliables, en l’occurrence Hafiz et Moussaoui, acceptent de se parler autour d’une table ministérielle, mais la partie semble plus ardue que jamais. «L’islam de France», une dénomination qui s’est imposée peu à peu depuis 2003 avec la création du Conseil français du culte musulman (CFCM) par Nicolas Sarkozy, arrive en effet à une heure de vérité. Si l’unité n’est pas retrouvée dans les semaines qui viennent – c’est l’enjeu de la réunion de ce samedi Place Beauvau – «l’islam de France» sombrera dans l’échec car il ne sera plus «de France».
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Car cette fois, le conflit ne porte pas sur un point de détail mais sur une option cruciale. Le 18 novembre dernier, le président de la République a en effet demandé aux musulmans de choisir clairement entre un islam à la française ou un islam des origines. «Soit vous êtes avec la République, soit vous n’êtes pas avec la République», avait-il lancé. Ce dilemme a fini par provoquer l’explosion de l’unité affichée en obligeant de facto les uns et les autres à se découvrir.
Ce qui a conduit le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz, avocat de profession, vice-président du CFCM et prochain président de cette structure dans un an, à claquer la porte des négociations le 28 décembre 2020 de façon «irrévocable». Il voulait protester contre «la composante islamiste» au sein du CFCM qui veut faire prévaloir une vision rigoriste de l’islam aux ordres de «régimes étrangers hostiles à la France».
Comment en est-on arrivé là ? Pour l’Élysée, l’enjeu était d’accompagner la « loi confortant le respect des principes de la République », un temps surnommée « loi sur le séparatisme islamique » par un « Conseil national des imams » (CNI) contrôlé par toutes les instances religieuses concernées, dont le CFCM. Ce CNI doit « labelliser » les imams exerçant en France, afin de garantir la promotion d’un islam respectueux des valeurs de la République.
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Il s’agit d’en finir avec les « imams détachés », ces religieux payés par des pays comme l’Algérie, la Turquie ou le Maroc, pour conduire la prière des communautés musulmanes en France. Les 2400 lieux de culte musulmans en France sont accompagnés par 1800 imams environ, dont 20% seulement seraient français.
La situation n’a jamais été aussi confuse depuis la création du CFCM en 2003
Kamel Kabtane, CO-FONDATEUR DU CFCM avec d’autres et recteur de la mosquée de Lyon
Dans les cartons du CFCM depuis des années, ce Conseil des imams a été relativement facile à bâtir. Il était même sur le point d’être adopté courant décembre. Organisé sur un mode neutre, le statut d’imam faisait consensus: description du poste, prérequis de formation dont la maîtrise de la langue française, mode de recrutement, validation du recruté, etc.
Mais ce qui a créé la crise a été la volonté – semble-t-il d’Emmanuel Macron, appuyée par une partie du CFCM – de doter le Conseil national des imams d’une «charte de référence», pour définir précisément le statut de religieux musulman, promoteur de l’islam, mais dans le cadre de la laïcité telle que la République française la voit. Cette dualité a mis le feu aux poudres. Kamel Kabtane, qui fonda le CFCM avec d’autres, et aujourd’hui recteur de la mosquée de Lyon, constate: « La situation n’a jamais été aussi confuse depuis la création du CFCM en 2003 » . C’est dire.
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Quels sont les points d’achoppements? Sur le plan technique, il y en a cinq: priorité de la mission de l’imam, République et islam ; liberté de conscience ; égalité homme-femme, crimes contre l’humanité, islam politique. Mais sur le fond, c’est toujours la même question qui bloque. Ce qui explique d’ailleurs que toutes les chartes de l’islam de France adoptées depuis vingt ans – la plus récente remonte à 2017 – ont toutes été vouées à l’échec.
Ce grain de sable qui bloque les rouages complexes et contradictoires de l’islam de France – pourtant huilés avec soin par les gouvernements successifs – s’appelle… la laïcité républicaine. Il devient une montagne quand la frontière infranchissable entre l’influence des religions sur la politique, et donc sur la société, est fermement rappelée. Sur le plan théologique, l’islam est un tout. Il ne connaît pas de «séparation» entre vie religieuse et vie publique, même si beaucoup de nuances existent.
Qui est à la manœuvre? Au-delà des interprétations et des procès d’intentions qui ont fusé de tous les bords, il apparaît qu’en quittant avec fracas la négociation, celui qui a sciemment provoqué la crise est le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz. Sans aucune ambiguïté sur le choix républicain, il a voulu par ce geste protester contre l’influence de plusieurs courants fondamentalistes sur la charte.
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Ce faisant, il a mis en difficulté l’actuel président du CFCM Mohammed Moussaoui. Cet homme de la synthèse doit tenir ensemble les neuf fédérations musulmanes composant le CFCM. À juste titre, Moussaoui s’est donc défendu: «Je ne peux laisser dire que le texte de la charte validé le 15 décembre 2020 aurait été vidé de sa substance. Car aucune modification ne lui a été apportée depuis sa validation par toutes les fédérations participantes au processus, dont la Grande Mosquée de Paris.»
L’acte de rupture posé par Hafiz ne visait toutefois pas la personne de Moussaoui mais la montée de l’influence de trois courants, membres effectifs du CFCM que la Grande Mosquée de Paris connaît bien pour avoir déjà travaillé avec eux: le mouvement Musulmans de France (ex-UOIF) issu historiquement des Frères musulmans, Foi et Pratique du mouvement Tabligh, très implanté au Pakistan, et Milli Görüs, d’origine turque, dont l’islam total pousse la Turquie à remettre en cause ses conquêtes de la laïcité. Concrètement, ces trois mouvements ont pesé sur la révision du passage de la charte sur l’islam politique. Ils ont aussi repoussé un paragraphe qui entendait encourager le rôle de l’école publique.
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Un autre déclic de la crise a aussi été le lancement discret mais parallèle d’une contre-chartre préparée par un nouveau « Collectif des musulmans de France» (CMF) regroupant ces trois mouvements et deux responsables régionaux du RMF (Rassemblement des musulmans de France). Tous appartiennent au CFCM. Sauf un certain Marwan Muhammad, ennemi juré du CFCM, très actif et ancien leader du Collectif contre l’islamophobie en France, que le gouvernement a dissous.
Cette « charte des valeurs du Conseil national des imans» concurrente ne court pas après la difficile synthèse entre l’islam et la République. Elle pose comme fondement l’islam comme tel, dans son identité la plus pure: « Croire en l’existence et l’unicité d’Allah, aux Prophètes et aux Livres envoyés par Lui» avec «la dévotion au Coran, à la Sunna » notamment. « Dans le cadre de la Constitution française » certes, qu’elle promet de respecter. Mais en échange d’une « neutralité » de l’État, qui doit laisser aux musulmans de France « la possibilité de pratiquer librement leur religion » car l’islam doit rester l’islam. Dans cette charte, le mot « République » n’apparaît pas.
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