Dictature sanitaire. Querelles d’ego entre médecins. Tyrannie des chiffres. Depuis un an, ces expressions nous sont devenues familières. Elles sont en partie excessives, mais correspondent aussi à la réalité que nous vivons. La science a pris le pouvoir pour le meilleur et pour le pire. Les politiques se cachent derrière elle pour légitimer les contraintes liberticides qu’ils imposent à la population. Il y a désormais 66 millions d’épidémiologistes en France ; autant que de sélectionneurs de l’équipe de France durant les Coupes de monde de football. Les chiffres – ceux des projections comme ceux des hospitalisations ou de contagion et désormais de vaccination – nous gouvernent. La science tient le timon de l’État et règne sur nos vies avec une main de fer qui se passe volontiers de gant de velours. On évoque volontiers la figure de Michel Foucault, qui, dès les années 1970, avait prophétisé l’avènement de ce qu’il appelait la «biopolitique». Quelques décennies avant lui, un Anglais avait lui aussi fait scandale en annonçant cet avènement.
Culture littéraire et culture scientifique
C’était au printemps de 1959, sous les plafonds moulurés de la prestigieuse université de Cambridge. Le nom de ce conférencier nous est inconnu, mais, à l’époque, il est célèbre dans le monde anglo-saxon pour une série romanesque intitulée Strangers and Brothers. Charles Percy Snow, que l’on appelle sir Snow, et bientôt lord Snow, a révélé, pendant la Seconde Guerre mondiale, ses talents d’organisateur en recrutant des physiciens pour soutenir l’effort de guerre britannique. Il poursuivra dans les années 1960 sa carrière politico-administrative dans les gouvernements travaillistes de Harold Wilson. L’homme a une formation scientifique en physique-chimie. Sa double casquette va lui inspirer le thème de sa conférence sur les «deux cultures».
Le scandale inouï que provoqua ce texte nous paraît aujourd’hui étrange, pour ne pas dire incompréhensible. En tout cas anachronique. Le conférencier y dissertait savamment sur les deux cultures, littéraire et scientifique ; regrettait l’ignorance réciproque dans laquelle se tenaient ces deux univers ; accusaient les littéraires d’inculture scientifique, de mépris de classe et, last but not least (puisqu’on est à Cambridge!), d’être de fieffés réactionnaires. Bref, une attaque de la gauche contre la droite. Notre lord a le sens de la formule cinglante ; aujourd’hui, on dirait qu’il est le roi de la punchline. Aux littéraires qui se gaussent de l’inculture des scientifiques, il lance: connaissez-vous la deuxième loi de la thermodynamique? C’est l’équivalent de la question: avez-vous lu une œuvre de Shakespeare? Il traite les écrivains qui dénoncent la modernité industrielle de «luddites» (bandes d’ouvriers anglais qui, dans les années 1811 à 1816, détruisaient les machines à tisser qui les mettaient au chômage).
Aujourd’hui, la science est devenue l’apanage des Asiatiques ; et la culture littéraire européenne subit le sort des statues qu’on abat.
La violence des réactions nous parle d’un temps que les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître. Un temps où la littérature, et plus largement la culture générale, tenaient encore le haut du pavé. En tout cas, on le croyait encore. Car, en 1959, la charge de lord Snow est déjà anachronique. Lui-même d’ailleurs a en tête le temps de sa jeunesse dans les années 1930. Son rêve du règne d’une élite scientifique au service du progrès industriel et social fleure bon son XIXesiècle. Snow admire le grand écrivain H. G. Wells. S’il était français, il vénérerait Jules Verne, et on rangerait sa pensée dans le rayon du saint-simonisme et son fameux mot d’ordre: «remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses».
«Déconstruire pour mieux détruire»
En France, à la même époque, on applique également le programme de lord Snow. On marginalise à l’école l’enseignement des humanités et de l’histoire et les mathématiques remplacent le latin et le français comme seul critère de sélection des meilleurs. Comme Snow, tous les bons esprits de l’époque admirent et veulent imiter le système éducatif américain. C’est l’université américaine qui a gagné la Seconde Guerre mondiale, pensent-ils!
Quelques années plus tard, revenant sur les polémiques suscitées par sa conférence, Snow regrette de n’avoir pas vu l’essor d’une «troisième culture», celle des sciences humaines. Il regarde son avènement avec les yeux de Chimène. Il croit naïvement qu’elle prendra le meilleur des deux autres. Il ne devine pas que le ver est dans le fruit. Que les sciences humaines se prétendent scientifiques mais qu’elles sont avant tout humaines. Qu’elles vont déconstruire, pour mieux détruire, leurs deux sœurs aînées.
La guerre des deux cultures s’achève en paix des deux incultures.
Aujourd’hui, la culture générale est partout dénoncée et abolie comme un outil de discrimination à l’égard des «racisés» ; symbole du «privilège de l’homme blanc» à jeter dans les poubelles de l’histoire.
La science elle aussi est accusée de tous les maux: d’avoir ravagé la planète par les écologistes ; et de véhiculer un imaginaire «genré», par des féministes qui n’acceptent pas qu’hommes et femmes n’aient pas des dispositions systématiquement identiques dans tous les domaines.
Aujourd’hui, la science est devenue l’apanage des Asiatiques ; et la culture littéraire européenne subit le sort des statues qu’on abat. Les universités américaines recrutent des bataillons d’étudiants chinois et indiens (et même quelques Français) pour faire tourner les Gafam. Le grand retour du tragique, des nationalismes, des fondamentalismes religieux, des enfermements ethniques, ne se comprend pas avec des équations, mais avec une culture historique qu’on a dédaignée et même ostracisée.
Règne scientifique
Snow a gagné sa guerre mais ne le pressent pas. Cinquante ans plus tard, la culture scientifique a écrasé la littéraire, qui passe désormais au mieux pour un simple ornement élitiste. C’est une victoire à la Pyrrhus. Le vainqueur ne sort pas en meilleur état que le vaincu. L’effondrement du niveau scolaire entraîne tout dans sa chute. La guerre des deux cultures s’achève en paix des deux incultures. Mais dans son aveuglément victorieux, Snow a parfois des lucidités prophétiques: «D’une part, les hommes de science peuvent éventuellement donner de mauvais conseils ; or, ceux à qui les décisions incombent ne sont pas à même de juger si ces conseils sont bons ou mauvais. D’autre part, les hommes de science, lorsqu’une culture est divisée, sont seuls à connaître certaines potentialités. Tout cela rend le processus politique extrêmement complexe et aussi, dans un sens, extrêmement dangereux.» Nous y sommes.