LE FIGARO MAGAZINE. – La première question qui est au cœur du livre de Jean-Marie Rouart est celle de la fragilité de notre civilisation face à l’essor de l’islam. La lutte contre l’islamisme est-elle une lutte contre un intégrisme religieux ou une bataille plus large, une bataille culturelle et de civilisation?
Jean-Michel BLANQUER. – C’est d’abord la lutte contre un obscurantisme et une déviation. L’islamisme radical pose un problème à notre société et à notre civilisation d’une part, et à l’islam lui-même d’autre part, comme une espèce de danger nucléaire fiché à l’intérieur de cette religion qui lui fait d’ailleurs courir un risque mortel, dont on doit se soucier aussi, pour l’humanité en général, et pour les musulmans. Et puis, bien sûr, c’est un risque pour notre civilisation parce que c’est un islamisme conquérant et que, comme tous les intégrismes conquérants, il est sans vergogne. Plus on lui montre des signes de faiblesse, plus il avance. Donc nous devons lui opposer à la fois la force du droit et la force de l’âme. C’est pourquoi ce combat porte sur l’ensemble des points que vous avez évoqués.
Jean-Marie Rouart: «Le laïcisme n’est pas capable de répondre à l’islam conquérant»
Jean-Marie ROUART. – Je crois que, sur cette question de la menace de l’islam, on insiste trop sur le caractère religieux. Je ne pense pas que l’islam soit, comme religion, en lui-même pernicieux. Cette question a été évoquée par beaucoup, par le père de Foucault, par Lyautey, par le pape Benoit XVI, et elle divise les théologiens. On s’est posé la question de la possibilité pour l’islam de s’adapter à notre modèle républicain. Néanmoins, je pense que ce n’est pas la question religieuse qui pose problème. D’ailleurs je trouve qu’on insiste un peu trop en général sur le danger que représentent les religions. La loi contre le séparatisme est une loi qui semble considérer que les religions sont en elles-mêmes un facteur susceptible d’ apporter un trouble et de contenir une forme d’obscurantisme. C’est contre cette idée que je m’élève. Je crois, reprenant la position de Renan, que la religion est une aspiration à l’élévation chez tous les hommes. Et cette élévation s’accompagne culturellement de belles oeuvres d’art qui sont la marque d’un perfectionnement de l’esprit puisque toute culture en général, littérature, sculpture ou peinture, est au départ inspirée par la croyance. Je ne pense donc pas que l’islam soit dangereux en soi mais qu’il est aujourd’hui soumis à des dérives néfastes, voire criminelles, provenant parfois des séquelles des conflits du Proche-Orient, qu’il faut bien sûr combattre. Ce qui m’apparait aussi comme une autre dangereuse menace aujourd’hui face à l’islam, c’est la faiblesse de notre modèle de civilisation. Je crois à la civilisation française et cette civilisation est aujourd’hui gravement en péril. Elle est en péril parce que ses fondamentaux, qui étaient l’Etat, le christianisme — qui nous a modelé profondément, autant notre société que notre sensibilité —, ainsi que la littérature, qui était l’un des liens majeurs qui réunissait les Français entre eux, sont fragilisés. Ces trois piliers étaient évoqués par l’écrivain allemand Curtius, qui a écrit un livre remarquable sur la France. Il évoquait en 1935 ces trois piliers fondamentaux de la civilisation française. Qu’en dirait-il aujourd’hui?
Il y a maintenant une sorte d’acceptation de l’athéisme qui est due à l’influence du marxisme et le résultat d’une évolution de la pensée matérialiste en général
Jean-Marie Rouart
Partagez-vous ce constat d’une civilisation française en péril? Et, si oui, la laïcité peut-elle être à la hauteur de cet enjeu?
Jean-Michel BLANQUER. – D’abord je serai d’accord pour insister sur la partie politique du péril avant d’insister sur la partie religieuse. Et d’ailleurs, si l’on insiste sur une dérive de nature politique, cela ne signifie pas que la politique doit disparaître ou est délégitimée dans les sociétés humaines. Bien au contraire. Il en va de même du domaine religieux. C’est à dire que, comme on l’a d’ailleurs beaucoup dit en accompagnant cette loi, le problème c’est l’islam politique, l’islam en tant que projet politique de conquête des sociétés. Ce n’est pas pour rien qu’une bonne partie des problèmes que nous vivons aujourd’hui peuvent être datés comme ayant commencé avec l’ayatollah Khomeini et une confusion complète des pouvoirs temporel et spirituel en terre chiite, où cette confusion est assez naturelle. Le fait de désigner le problème comme étant d’abord politique me va très bien. Ensuite, vous pouvez être apaisé sur un point, c’est que cette loi, en aucun cas, n’est pensée comme étant contre les religions. Il n’y a aucun esprit anti-religieux dans la loi confortant les principes de la République que nous sommes sur le point d’adopter. Je dirai même le contraire. On est dans une tradition qui se veut respectueuse des cultes et qui affiche simplement une neutralité de l’Etat vis-à-vis du culte. C’est le cadre juridique à mon avis totalement indispensable de notre temps. Alors même que la laïcité est souvent présentée à l’étranger ou à l’intérieur du débat public français comme étant quelque chose de désuet, d’obsolète, ou même de sec — ce serait plutôt votre approche —, je pense qu’elle représente un modèle juridique assez indépassable pour arriver à être des sociétés démocratiques où chacun peut se sentir libre de croire, de ne pas croire, et d’exercer son culte. Une fois qu’on a dit cela, on n’épuise absolument pas le sujet. Définir un cadre juridique n’a jamais défini un projet de société ou un cadre de civilisation. C’est absolument nécessaire mais ça n’est pas suffisant. Il est évident que, à certains moments, on peut se penser nous-mêmes — comme vous le faites dans votre livre — soit comme des Romains à l’arrivée du christianisme, soit comme tous ceux qui, dans le passé, ayant privilégié l’individualisme et le matérialisme, se sont retrouvés faibles face à ceux ayant quelque chose de plus haut à affirmer. Là où je vous donnerai raison, c’est que nous devons en effet avoir des ambitions plus hautes que de défendre l’individu et son nombril. De ce point de vue, il est évident que ce qui nous constitue, ce qui fait que nous sommes la France, ne doit pas être jeté aux orties mais doit être d’abord transmis, c’est le sens de l’éducation. C’est un aspect fondamental que la transmission des savoirs, et par exemple il est évident que nos enfants sont entourés d’art et de réalités architecturales qui font appel, à tout le moins, à une culture gréco-latine et judéo-chrétienne, en l’occurrence qui est notre héritage, de même qu’ils ont besoin d’avoir toute une série de clés de lectures qui relèvent de la transmission. Aucune société ne survit à l’absence de transmission. C’est ce qui nourrit ma passion pour l’éducation d’ailleurs, c’est qu’on en a besoin absolument. Il ne faut pas opposer ce qui serait d’un côté une vision religieuse du monde faisant droit à une amplitude de pensée sur la condition humaine, et de l’autre une vision sèche et laïque qui, finalement, mènerait forcément à une forme de déclin inexorable. Je pense qu’on peut très bien avoir et l’un et l’autre, c’est à dire un cadre laïc absolument indispensable, qui est le seul garde-fou juridique que je connaisse pour éviter justement la pression d’une religion sur tout un chacun ou la pression d’une religion sur toute la société, et en même temps ne pas nier le besoin métaphysique de l’homme qui, même d’un point vue athée comme par exemple celui de Schopenhauer, est un fait. On peut considérer ça comme un fait anthropologique ou un fait métaphysique, mais le nier est suicidaire, et d’ailleurs enlève une partie de la saveur de la vie. Mais à l’intérieur de ce champ, tout est possible, et il ne faut surtout pas contribuer davantage au «désenchantement du monde», le travail a déjà été grandement fait.
Jean-Marie ROUART. – Pourtant les responsables religieux dans leur ensemble ne sont pas favorables à cette loi. Ils considèrent que la loi de 1905 était suffisante. Ils estiment, et je pense particulièrement au grand rabbin Korsia, que cette loi est un vecteur d’athéisme. On assiste à une évolution très forte depuis la loi de 1905 vers une conception matérialiste. Celle-ci au départ était une conséquence des règlements de compte de l’affaire Dreyfus, et, à mon sens, n’apportait pas grand chose par rapport au concordat. Le concordat introduisait déjà la laïcité sans pour autant nier l’importance des religions dont il reconnaissait l’importance puisqu’il les subventionnait. Et d’ailleurs, on peut remarquer qu’en Moselle et en Alsace, ce concordat fonctionne à la satisfaction de tous. Il y a même une disposition qui permet de condamner le blasphème. Étrangement, on n’est jamais revenu sur ce concordat. On a tenté en 1919 de supprimer cette exception et de placer ces territoires sous le statut général, mais les responsables départementaux s’y sont opposés et finalement on l’a maintenu. Il y a donc eu une évolution, même par rapport à Gambetta qui disait, en 1877 «Le cléricalisme, voilà l’ennemi! » mais qui lui n’était nullement hostile au concordat. Mais le cléricalisme a toujours été l’ennemi, d’une certaine façon, même pour beaucoup de croyants. Même pour Jésus. On peut dire que, pour Jésus, le cléricalisme, c’était déjà l’ennemi. Mais il y a une déviation de cet anticléricalisme — qui peut se comprendre dans toutes les sociétés — quand on en arrive à prôner l’athéisme, qui est d’une nature tout à fait différente. À mon avis, il y a maintenant une sorte d’acceptation de l’athéisme qui est due à l’influence du marxisme, et le résultat d’une évolution de la pensée matérialiste en général. La religion est considérée comme l’ «opium du peuple », comme un âge un peu attardé de l’évolution humaine. C’est l’idée que la croyance est quelque chose d’enfantin dans l’histoire de l’humanité et que pour devenir enfin adulte une société se doit de promouvoir l’athéisme. Au plan individuel, je comprends parfaitement qu’on ne soit pas croyant. Et il faut respecter cette liberté ; j’ai été moi-même élevé dans une famille de tradition catholique mais je ne suis pas pratiquant. Néanmoins il me semble qu’il incombe à l’ État une autre responsabilité qui dépasse celle de l’individu: une responsabilité qui ne peut méconnaitre le besoin de transcendance de la collectivité. Sinon c’est un État froid, sans boussole, qui, d’une certaine façon, risque de laisser toute une population égarée et malheureuse. Je crois que le religieux est une nécessité. Il donne un horizon et un espoir. Une société qui n’a pas d’espoir et qui n’a pas d’horizon est une société en proie à tous les désespoirs et à beaucoup de tentations dangereuses. C’est ce que le père de Lubac a appelé l’ «humanisme athée ». C’est cet humanisme athée qui a enfanté toutes les dérives politiques délétères que nous avons pu connaître entre les deux guerres.
Le sens de la vie, la beauté de la vie, du monde qui nous entoure, et les grands enjeux du Bien, du Beau, du Vrai sont des enjeux éternels de l’humanité, mais l’État n’a pas vocation à les définir
Jean-Michel Blanquer
N’est-il pas possible d’avoir une forme de sacré et de transcendance sans religieux? Et dans ce cas, la laïcité, et plus largement le modèle républicain, peut-elle être une réponse?
Jean-Michel BLANQUER. – D’abord l’État n’est pas athée. La loi actuelle n’est en aucun cas un progrès ou un recul de l’athéisme. Elle porte sur autre chose, elle porte sur un cadre juridique pour éviter la remise en cause des principes de la République par des formes de pressions religieuses ou se présentant comme telles — on pourrait d’ailleurs penser qu’elles sont plus politiques que religieuses, mais elle se conçoit comme ça. En aucun cas il n’y a un athéisme d’État en France, ce n’est pas l’Union soviétique d’autrefois où il y avait une politique pour l’athéisme. Là ce n’est absolument pas le cas et il faut justement éviter cette interprétation qui peut être source de confusion. De même, la loi de 1905 peut être source d’interprétations diverses. J’ai bien lu, et entendu à l’instant, ce que vous dites sur l’affaire Dreyfus comme expliquant la loi de 1905. Je pense que ça fait partie des causes de contexte immédiat mais ce n’est pas l’explication profonde et structurelle de ce qui s’est passé. La République, dans cette période qui va de 1870 à 1905, est une succession de miracles, au sens où, un peu comme à d’autres moments de l’histoire de France — le baptême de Clovis auquel vous faites référence par exemple — se succèdent des choses assez improbables qui finissent par advenir par une conjonction d’évènements qui eux-mêmes peuvent expliquer pourquoi ça se passe à tel moment, mais surtout indiquent une tendance lourde. Cette tendance en l’occurrence est la sécularisation et le besoin de séparer les enjeux de l’Église et les enjeux de l’État, non pas pour tuer l’Église ou en finir avec le christianisme mais pour lui permettre un épanouissement dans son champ propre, ce qui n’est pas un sujet neuf. C’est un sujet éternel, Philippe le Bel se le posait de la même façon et vous écrivez vous-même que Clovis, en se présentant comme l’héritier de Rome, s’est situé dans cette filiation gréco-latine où déjà on savait distinguer le spirituel du temporel, alors que l’arianisme aurait pu être un choix chiite si j’ose dire, un choix de confusion. Pour revenir à cette loi de 1905, il est intéressant de voir à quel point elle est utilisée par ceux qui argumentent comme vous, comme par ceux qui argumentent à l’inverse de vous pour dire eux aussi qu’il ne fallait pas une nouvelle loi. J’ai eu récemment un débat avec Patrick Weil qui lui aussi disait qu’il ne faut surtout pas quelque chose de plus que la loi de 1905. Je pense qu’il y a un continuum juridique et politique indispensable, une construction juridique dans le temps comme on l’a vu avec la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux ostentatoires à l’école publique, parce qu’on a tout simplement besoin de réaliser une séparation bien pensée du religieux et du politique, dans l’intérêt de tout le monde, des croyants comme des incroyants, dans l’intérêt général et dans l’intérêt individuel de tous. Il y a d’une part le débat sur le cadre juridique de la vie des religions qui débouche sur la laïcité en tant qu’elle nous permet de vivre dans une société libre. Et il y a d’autre part les enjeux que l’on peut qualifier de métaphysiques ou d’esthétiques, qui relèvent de la liberté, justement protégée par la laïcité qu’ont les individus, ce qui donne sens à la vie. Cette distinction entre le contenant et le contenu, entre le cadre et la substance, est essentielle pour garantir la liberté. Autrement dit, le sens de la vie, la beauté de la vie, du monde qui nous entoure, et les grands enjeux du Bien, du Beau, du Vrai sont des enjeux éternels de l’humanité mais l’État n’a pas vocation à les définir. Donc on doit avoir une réflexion sur l’État et son rapport au religieux, et le meilleur cadre juridique qui soit. Je prétends que la laïcité est un modèle non seulement adapté à notre temps mais adapté à notre monde. Certains pays aujourd’hui sont embarrassés de ne pas avoir ce modèle juridique pour faire face à cela. Les outils forgés en 1905 l’ont été dans un contexte essentiellement chrétien, mais dans un contexte où il y avait aussi l’islam, puisque la France à ce moment-là avait des départements français en Algérie où il y avait évidemment beaucoup de musulmans et où les enjeux de la laïcité ont dû faire l’objet d’adaptations spécifiques, ce qui me fait penser aussi à ce que vous dites sur le concordat pour l’Alsace-Moselle. Ces outils de 1905 nous sont encore bien précieux aujourd’hui et on voit bien qu’ils ont une forme d’intemporalité, autrement dit d’utilité à travers les époques, mais nécessitent aussi le nouvel élément que nous ajoutons maintenant et qui renvoie à des points très concrets. La loi nouvelle permet, par exemple, de sévir particulièrement contre toute personne qui menace un détenteur de la puissance publique. Elle est faite pour protéger les fonctionnaires, pour empêcher la pression religieuse dans différentes circonstances. Elle est faite aussi pour éviter que l’enfant soit soumis à des endoctrinements très précoces comme c’est le cas avec les écoles hors contrat salafistes. Il y avait une véritable nécessité de légiférer. Confortée par les lois, la République permet tous les enchantements que chacun est libre de déployer dans le cadre d’une société libre.
«La victimisation de l’islam politique a rendu les jeunes anti-laïcité», alerte l’association Dernier espoir
Jean-Marie ROUART. – Pour que la vie ne soit pas «le cabaret du néant » comme disait Léon-Paul Fargue! Mais cette loi qui au départ semblait avoir pour but d’agir vis-à-vis de l’islam radical, a peu à peu élargi son champ d’action. On a l’impression que c’est une loi qui remet en cause le religieux. Il y a un aspect qui me frappe, c’est l’aspect défensif de cette loi. En réalité, le vrai combat , c’est un combat plus profond sur les causes: pour essayer de maîtriser beaucoup de choses qui, dans l’islam, ont des liens politiques beaucoup plus larges, à la fois l’immigration et l’intégration. Sur le fond, il me semble que, aujourd’hui, on ne met pas du tout en valeur ce qui constitue la civilisation française. Cette civilisation française, pour moi, c’était notre atout majeur et notre protection. C’était ce modèle dynamique qui nous permettait de convaincre et même d’enthousiasmer des gens qui n’étaient pas d’accord avec nous. Cette civilisation française est complètement imprégnée par le judéo-christianisme, qui l’a pour ainsi dire constituée. C’est d’ailleurs à mon sens la grande erreur de Jacques Chirac que de ne pas avoir reconnu les racines judéo-chrétiennes pour la Constitution européenne. En ce qui concerne la France, appelée la «fille aînée de l’Eglise», elle s’est constituée sur deux facteurs essentiels qui se rejoignent: la Grèce antique et l’Évangile, et bien sûr la Bible. C’est de là que la civilisation française a tiré deux idées fondamentales que sont d’une part l’universalisme et d’autre part cette idée que la vérité et la beauté sont liées. Ces deux éléments sont constitutifs de la civilisation française, mais il y en a bien d’autres. On ne peut pas comprendre la France, ce que nous sommes, cette idée de liberté sans cela. On croit abusivement que notre liberté vient du siècle des Lumières et de la Révolution française, puisque les hommes politiques aujourd’hui ne parlent plus que de la République, ils ne parlent plus de la France. Ils devraient savoir que cette idée de liberté remonte bien plus loin. Déjà un édit de Louis Le Hutin, en 1315, proclamait: «le sol de France affranchit l’homme qui le touche .» Donc il n’y a jamais eu d’esclavage à partir de 1315 sur le territoire français. Cette idée fondamentale apportée par le judéo-christianisme à la civilisation française serait aussi un élément qui permettrait une conversion des gens qui ne sont pas d’accord avec une fausse idée de notre pays, qui voient dans la France à la fois un pays colonialiste et répressif et ne voient pas l’identité profonde de la France. Une identité qui est à la fois généreuse et tournée vers le monde, non pas pour l’asservir mais dans la recherche d’une civilisation idéale. C’est l’originalité de la civilisation française et ce qui la sépare de la conception américaine qui veut imposer son modèle de civilisation. La France au contraire aspire à la recherche en commun d’un modèle idéal. On le voit très bien dans les raisons qui poussent le Russe Romain Gary à se convertir aux valeurs de notre pays, parce que c’est une conversion à la France. Il en va de même pour le Roumain Ionesco ou le Roumain Cioran, ils viennent en France et en même temps ils gardent leurs bagages roumains, russes, ce qui leur permet tout en restant eux-mêmes d’avoir accès à l’universel. Cet aspect, à mon avis, permet à beaucoup d’intellectuels musulmans — je pense à Tahar Ben Jelloun, qui est plus ancien, mais aussi à Boualem Sansal et à beaucoup d’écrivains et d’élites musulmanes — de nous rejoindre. C’est un avantage qu’il faudrait expliquer, revendiquer. La difficulté dans le cadre de l’action du gouvernement, me semble-t-il, c’est que celui-ci n’est pas à l’aise pour revendiquer ce fond chrétien, sans lequel la France est complètement incompréhensible.
L’éducation religieuse ne relève pas d’une question de foi, de prosélytisme, mais il faut la voir comme un acte de compréhension profonde de ce que nous sommes
Jean-Marie Rouart
A-t-on trop négligé l’héritage de la France, ses racines gréco-latines et judéo-chrétiennes au profit d’une République désincarnée dont la capacité à générer un sentiment d’adhésion est aujourd’hui en crise?
Jean-Michel BLANQUER. – Il y a un faux procès lorsqu’on laisse penser que parler de la République signifie ne pas parler de la France. Je parle sans arrêt de la France et je parle sans arrêt de la République. En aucun cas je n’aurai une vision qui conduirait à sauter sur mon fauteuil en disant République tout en oubliant la France. C’est hors de question d’avoir cette approche-là. Ce n’est pas celle du président de la République, et ce n’est pas du tout ce qui nous anime. Nous devons être fidèles à notre pays et être à l’offensive pour porter ce qu’il est, ce qu’il représente, si on ne veut pas justement être sur la pente du déclin. Ce que je ne veux pas c’est que, précisément, en tenant une partie du discours que vous venez de tenir, on accentue une forme de déclin en créant des oppositions imaginaires. La fierté d’être français va de pair avec l’idéal républicain. La République est là pour lui donner une ossature institutionnelle et aussi un esprit public qui plonge au plus profond de nos racines gréco-latines auxquelles vous avez fait référence. Je pense que personne ne peut discuter ou contester le fait que l’Europe occidentale en général et la France en particulier sont héritières des racines gréco-latines et judéo-chrétiennes. Je ne suis pas certain qu’il faille l’expliciter juridiquement parce que je ne vois pas les conséquences juridiques intéressantes de cela. En revanche l’expliciter historiquement, philosophiquement, intellectuellement, bien sûr, oui. Puisque c’est un fait, le nier serait absurde. C’est d’ailleurs ce fait qui, comme vous l’avez bien dit, crée une capacité à l’universalisme, donc le fait d’affirmer ce double héritage n’est en aucun cas quelque chose qui enferme. C’est au contraire quelque chose qui ouvre. C’est évidemment une de nos caractéristiques dont il faut assumer les points forts et les points faibles. Donc je ne pense pas que le débat soit aujourd’hui de se demander s’il faut jeter aux orties les héritages qui sont les nôtres. C’est pour cela que je fais référence à l’éducation, c’est-à-dire à la transmission. Si on est sur un terrain extra-juridique, il est tout à fait juste de penser que nous nous sommes régénérés chaque fois que nous avons été puiser dans ces trésors précieux qui nous ont été transmis. L’exemple le plus éclatant c’est évidemment la Renaissance et sa capacité à aller reprendre dans l’héritage gréco-latin quelque chose qui permette à la civilisation de reprendre un élan nouveau, mais il y a aussi à l’intérieur du Moyen-Âge des moments de ce genre. Nous avons probablement à faire quelque chose de cet ordre aujourd’hui. Le Bien, le Beau, le Vrai doivent reprendre leur statut dans notre vie collective, alors même que les trois sont en crise car à mes yeux il y a trois crises qui caractérisent la trajectoire de la modernité: il y a une crise du Bien, de la référence au juste, de la référence à la fois aristotélicienne et chrétienne à ce qui est juste et qui, d’une certaine façon, habitait la vie collective avec la notion de droit naturel jusqu’à la Révolution française. À partir du XIXe siècle, le paradigme dominant n’est plus celui-là mais celui de la vérité. C’est la naissance du positivisme. L’une des traductions de cela est la codification en droit, le fait que désormais le juge ne va pas faire référence à une sorte de Bien presque surnaturel mais plutôt à un Vrai qui est écrit sur un code et qui est indépassable en tant que tel. Mais ce Vrai lui-même va entrer en crise, c’est aussi bien la pensée nietzschéenne, la physique quantique, le cubisme et toute une série de tendances dans les arts, les sciences, le droit, les lettres, qui intéressent les apparences et remettent en question le Vrai. D’une certaine façon les deux guerres mondiales ont achevé d’installer le doute vis-à-vis de toute vérité. La Shoah aura été peut-être l’élément qui consacre définitivement cette crise. Alors il nous reste le Beau. Mais le Beau est à la fois un paradigme de nos sociétés contemporaines puisque, d’une certaine façon, tout est apparence, communication, théâtralité. Mais en même temps personne ne peut prétendre que notre monde est devenu plus beau que les mondes précédents. Il y a donc aussi une crise du Beau, même si paradoxalement c’est sans doute le critère esthétique qui est dominant aujourd’hui par rapport aux critères du Juste ou du Vrai et c’est lui qui est derrière le besoin de retour à la nature que produit l’écologie. Mais il y a une nostalgie du Juste et du Vrai. L’enjeu de civilisation est de retrouver le Beau, le Bien, le Vrai. Dans votre livre, vous associez, le Beau et le Vrai mais le lien doit aussi être fait avec le Bien. Nous avons à nous réinventer. Cette force ne viendra pas du retour de Clovis ou de la marine à voile. Elle viendra forcément d’une capacité à regarder d’où nous venons mais aussi ce qui nous entoure. C’est pourquoi oui, il y a des enjeux de spiritualité et il faut reconnaître la force de tout ce qui est spirituel. Cela ne concerne évidemment pas spécifiquement l’islam. Par exemple vous voyez bien que dans les banlieues il y a une force de l’évangélisme, comme en Amérique latine il y a une force de différentes sectes protestantes par rapport au catholicisme. Plusieurs choses s’entremêlent donc dans ce qui nous remet en cause aujourd’hui. Et dans toute remise en cause il y a des choses négatives mais aussi des éléments positifs qui, d’une certaine façon, nous stimulent. Donc est-ce qu’on peut faire mieux que les spiritualités de quatre sous qui se diffusent? Est-ce qu’aujourd’hui va venir de la société une vision nouvelle qui dépasse soit les dévoiements politiques de la religion — le christianisme en a connu, l’islam en connait aujourd’hui — soit le consumérisme individualiste de la religion que là aussi l’islam ou le christianisme connaissent aujourd’hui? Je pense que c’est un vrai sujet que, bien entendu, l’État n’a pas vocation à régler. L’État, lui, a fixé un cadre laïc pour que chacun puisse vivre libre. Mais en tout cas c’est effectivement une question qui est posée tout particulièrement aux Européens sur leur manière de se réinventer. S’il y a bien une chose dont je ne doute pas c’est que les éléments de réinvention viendront en effet de la capacité à puiser dans notre héritage, sans le reproduire mais en s’en inspirant. De ce point de vue-là, par exemple, l’enseignement du grec et du latin à l’école est pour moi un enjeu fondamental parce qu’en lisant les auteurs grecs et latins on a une forme de confrontation à l’éternité des enjeux humains et donc une source de régénérescence de l’humanisme. Il faut une vitalité de la vie culturelle, de la vie collective, qui a effectivement pour principale menace aujourd’hui l’individualisme matérialiste, l’immédiateté, des choses qui enlèvent toute beauté à la vie et qui créent des risques de déclin et de dégénérescence de la civilisation.
Jean-Marie ROUART. – Même si sur cet aspect de la laïcité je crois que nous avons quelques divergences, sur le fond, j’ai beaucoup d’admiration pour ce que vous avez entrepris courageusement pour la réhabilitation du grec et du latin et aussi de l’histoire, et accessoirement pour combattre l’hérésie de l’écriture inclusive. Je vous rends de ce point de vue-là hommage. Mais ce qui me parait frappant dans votre discours, que je trouve très juste, très intelligent, ce qui n’a rien d’étonnant, c’est que sur cette idée de vérité que vous avez évoquée, la République a au fond beaucoup évolué. Elle s’est rendue compte de ses insuffisances spirituelles. Le catéchisme républicain était calqué sur l’Évangile. Vis-à-vis du religieux, elle a compris ses failles. Regardez le Te Deum à la fin de la guerre de 14, le Te Deum encore plus surprenant de Paul Raynaud en 40, qui va demander à la Vierge Marie à Notre-Dame de gagner la guerre de 40, le Te Deum à la Libération, Jeanne d’Arc, qui est la sainte patronne de la France Libre et la croix de Lorraine qui sont les symboles du gaullisme et de la Résistance. Une anecdote célèbre est celle de Clemenceau allant rendre visite au généralissime Foch en pleine guerre de 14-18, l’huissier lui dit «Je vais le chercher, mais il est à la messe », ce à quoi Clémenceau rétorque «Ne le dérangez pas, ça lui a trop bien réussi ». Ce trait montre bien le caractère de reconnaissance implicite du catholicisme qui était fondamental dans l’histoire de France. Il me semble que c’est quelque chose qu’un certain républicanisme intégriste à tendance aujourd’hui à vouloir extirper. Mais on ne peut pourtant pas retirer la France d’elle-même. C’est pourquoi il me semble que l’éducation religieuse, qui est maintenant de moins en moins appréciée, et qui est enseignée justement dans les collectivités qui sont sous le régime du concordat, est fondamentale. Cette éducation religieuse ne relève pas d’une question de foi, de prosélytisme, mais il faut la voir comme un acte de compréhension profonde de ce que nous sommes. Si nous n’avons pas conscience de ce que nous sommes, nous ne pouvons pas apprécier l’esprit de ce qui constitue la civilisation française, et nous ne pouvons pas le transmettre à des gens qui sont d’une culture étrangère à la nôtre. On ne peut pas leur exprimer les valeurs que notre civilisation implique, on ne peut pas les convertir. Et cette éducation religieuse, je conçois à quel point elle est très difficile à mettre en place. Mais pourtant, sans cette grille, tout est incompréhensible dans la France, toute sa culture, sa peinture est incompréhensible. De la même façon la connaissance de l’importance du latin et du grec est également indispensable si on veut comprendre les tableaux de Poussin, les Fables de La Fontaine. Notre conception du Droit, que vous avez évoqué tout à l’heure, est très marqué par l’influence religieuse. On pourrait même dire que tout ce que nous sommes aujourd’hui, notre désir de venir en aide à tous les malheureux, ce que j’ai appelé l’ «abbé-pierrisation» de la société, c’est à dire le désir de toujours être du côté de la veuve et de l’orphelin, ce sentimentalisme diffus vient de ce christianisme devenu fou dont parlait Chesterton. L’Église a perdu énormément de sa force depuis Vatican II et désormais ce christianisme est diffus dans la société. Il peut se transformer en sectes dans des hérésies qui peuvent se révéler dangereuses. Je crois que, fondamentalement, il est important que la société française revendique ce qu’elle est sans nier son origine chrétienne, en respectant les autres religions. Car vous dites que vous êtes pour la laïcité mais tout le monde est pour la laïcité! Parce que le christianisme contient la laïcité. Ce que je conteste, ce sont les oukases du parti laïcard. Je n’ai pas trouvé d’autre mot, parce que laïcard a une connotation péjorative, mais ce sont les militants acharnés d’une laïcité particulière, voulant nier les origines religieuses de la France. Le Grand Orient a toujours manifesté une hostilité qui, à mon avis, a dévié de la lutte contre le cléricalisme vers le combat anti-religieux. Le combat de Voltaire, c’était contre le cléricalisme mais il n’était pas hostile à la religion. Puisqu’il a fait construire une église à Ferney. Voltaire a été élevé par les Jésuites et il a reconnu la dette qu’il avait envers eux. Le révolutionnaire Chabot a dit: «Le citoyen Jésus-Christ est le premier des sans-culottes du monde. » Le culte de l’Être suprême montre bien que les Révolutionnaires n’étaient pas du tout athées. On peut admettre l’anticléricalisme, je comprends moins bien cette dérive qui prône l’athéisme d’Etat.
Vous semblez justement d’accord sur l’importance de la transmission et de l’histoire, mais pas sur les vertus de la laïcité. Monsieur le ministre, vous qui refusez le terme de «laïcard», quelles sont à vos yeux les forces et de la laïcité aujourd’hui?
Jean-Michel BLANQUER. – On voit le propos de Jean-Marie Rouart une inquiétude classique du christianisme vis-à-vis de la laïcité. Je n’aime pas le mot laïcard parce que je pense que, d’une certaine façon, il forge l’adversaire qui le détruit. On peut mener des raisonnements à partir de la généalogie de la République, ce que vous venez de faire, en expliquant justement à quel point elle va puiser dans ce qu’elle va ensuite combattre. Mais on peut le faire sous un angle symétrique pour la destinée du christianisme. Le christianisme porte en lui une contradiction dès le discours du Christ. Comme vous l’avez dit tout à l’heure, le premier anticlérical c’est le Christ. Le Christ qui dit «rendez à César ce qui est à César ». Le premier laïc c’est le Christ. Je ne pense pas qu’on puisse dire que c’est un laïcard anticlérical pour autant. Dès le début, il y a dans le christianisme ce germe qu’on peut voir soit comme une contradiction, soit comme une dialectique. D’ailleurs peut-être que le mystère de la Trinité dit quelque chose de la dialectique, et que même la pensée hégélienne est évidement héritière de cela, laquelle n’est pas éloignée de la franc-maçonnerie qui est elle-même même issue des bâtisseurs de cathédrales. On voit bien que tout ça fait partie d’un monde. Comme vous l’écrivez, le christianisme ne cesse d’engendrer des hérésies ou des branches qui ensuite rentrent en dialogue avec lui-même et le font évoluer. Cette religion qui est-elle même héritière d’une autre, le judaïsme, n’a cessé d’être un moteur à deux temps et de vivre dialectiquement. Le fait que ce soit cette civilisation qui ait généré, ou régénéré, l’idée républicaine et l’idée de laïcité indique bien en effet une filiation. Rien ne vient de rien, et donc il est évident que même aujourd’hui, parmi les plus laïcs et parmi les plus athées, il y a une pensée très imprégnée de catholicisme. Il suffit parfois d’aller dans les manifestations d’extrême gauche pour y voir un catholicisme athée exacerbé. Même ceux qui sont contre l’Église en sont en réalité les enfants. On peut affirmer tout ça de même qu’on pourrait développer le fait que l’islam est dans une filiation très forte avec le judaïsme et le christianisme. On peut travailler sur la présence de Marie dans le Coran par exemple. Tout ceci pour dire que, à la fin, il est incontestable que la République soit fille de cette histoire, c’est un fait. La question est de savoir dans quelle mesure elle représente un degré de maturité dans notre histoire ou quelque chose qui se retourne contre soi. Je prétends évidemment que c’est le premier point, et donc que la République est une forme de maturité, non pas parce qu’elle mettrait fin à la religion, comme vous le craignez, mais parce qu’elle offre un cadre qui permet et l’expression métaphysique et la liberté. Or ce sont les deux besoins les plus précieux de l’homme, mais il est très difficile de les concilier. Les sociétés les plus holistiques sont aussi très souvent les sociétés qui combattent le plus la liberté. La grande question est donc de savoir comment nous réussirons dans les temps à venir à être des défenseurs absolus de la liberté, ce qui me semble indispensable, mais aussi des défenseurs absolus de la fraternité, de la capacité à dépasser nos pauvres petites individualités. C’est une question qui n’a pas une réponse unique, mais la réponse par la laïcité est une des dimensions de la réponse. L’autre dimension c’est le travail sur nous-mêmes, qui dépasse l’action de l’État, le travail juridique, et qui relève d’une responsabilisation de tous. Ce qui est certain c’est que, dans ce contexte, l’éducation est un sujet décisif, parce qu’il ne se passera rien de bon si on n’a pas donné aux enfants les outils du discernement et les outils de leur épanouissement, d’où l’importance des savoirs fondamentaux à l’école, de savoir bien lire et bien comprendre les choses, écrire, compter, respecter autrui, mais aussi les enjeux de connaissances historiques. Sur ce point, il est très important de renforcer le grec et le latin, mais aussi les autres disciplines historiques dans notre système éducatif. C’est ce qu’on a fait avec la réforme du lycée en reprenant les programmes de manière à ce qu’ils permettent de restituer la chronologie, et d’y ajouter des visions approfondies en créant un enseignement de spécialité sur l’histoire, la géographie et la géopolitique. Ceci a été fait dans un contexte où d’autres pays dans le monde ont abandonné la discipline historique. Je voudrai là donner un élément qui mélange du pessimisme et de l’optimisme: on voit souvent la France comme étant dans une situation de déclin particulièrement prononcé pour différentes raisons — dont certaines que vous avez énoncées — mais en réalité j’ai tendance à penser que la France, que ce soit sur le sujet de la laïcité ou sur ce sujet-là, c’est à dire la connaissance historique, indique en Europe un chemin pour les autres pays. Il y a des pays en Europe où aujourd’hui on n’enseigne plus l’histoire. C’est d’ailleurs comme ça qu’avec Alain Lamassoure on a promu la création d’un observatoire de l’enseignement de l’histoire en Europe, au travers du Conseil de l’Europe, dans lequel on a inclus des pays comme la Russie, la Turquie, l’Arménie, la Grèce, pour qu’il y ait un travail des historiens sur l’histoire telle qu’elle s’enseigne. Donc oui, ce sujet-là est très important, c’est ce qui doit nous permettre de dépasser certains clivages et certains obstacles de notre époque, mais je pense qu’il faut voir notre situation civilisationnelle actuelle évidemment comme étant inquiétante, je pense être tout à fait lucide sur bien des points, mais en même temps comme étant très stimulante, c’est à dire qu’on n’a jamais eu autant de moyens de revenir sur nous-mêmes qu’actuellement, et la France est dans une situation particulière par son cheminement historique pour faire face à cela. En tout cas je veux le croire et je pense que l’affirmation républicaine aujourd’hui fait partie de cette force que l’on doit afficher.
Jean-Marie ROUART. – Mais enfin, Monsieur le ministre, il y a quand même des poisons violents qui menacent cette civilisation française dans ses murs porteurs, dans ses soutiens fondamentaux! Alors bravo en effet pour votre réhabilitation de l’histoire, chronologique notamment, mais en même temps on assiste à une déconstruction de l’histoire, à des querelles qui finalement sont importées des Etats-Unis, à la fois sur la cancel culture, sur une forme d’exaspération du féminisme, ou au sujet de Napoléon. Et nul ne s’indigne du cancer linguistique que représente le franglais. Rongée, dénaturée par le franglais, la langue française est en train de mourir. C’est un constat qui a été fait il y cinquante ans par Étiemble, dans son livre: Parlez vous franglais? Mais ce franglais est devenu depuis lors une colonisation américaine effrayante. Pardon mais cette dégradation vient quand même des politiques, et notamment de l’État. Maintenant les ministres s’expriment en franglais. Plus personne ne respecte la loi Toubon. On le voit dans tous les domaines, même en Ile-de-France où il y a une querelle sur le «navigo easy»… C’est extrêmement grave! À ce train, dans trente ans, la langue française telle que nous l’avons aimée et pratiquée aura disparu: elle sera devenue une langue morte. Comme cette langue est la traduction de l’âme française, ce n’est pas un mal superficiel, ce qu’il atteint et corrompt est extrêmement profond. Le summum de cette hérésie linguistique touche la syntaxe. Comment a-t’on pu oser rebaptiser la Sorbonne, millénaire, coeur ardent du génie français «Sorbonne Université». Oui «Sorbonne Université» c’est du pur franglais! On punit les casseurs mais qui punira les casseurs de la langue française?
Jean-Michel BLANQUER. – Bien sûr la langue est fondamentale. Si on a bien un premier immense trésor c’est celui-là, et sa richesse est la richesse essentielle. C’est justement cette richesse qu’on doit transmettre aux enfants. Elle doit fructifier par un vocabulaire qui ne doit cesser de s’enrichir dans le sens de la beauté, d’où l’importance d’ailleurs de la francophonie. Il n’y a parfois rien de plus beau que d’entendre un Haïtien, un Congolais, un Brésilien ou un Cambodgien parler notre langue française. Il faut cultiver un optimisme de la volonté sur ces enjeux. Oui, les menaces existent, et je suis le premier à désigner la menace de la cancel culture qui est pour moi une sorte d’éléphant dans la pièce qu’on ne doit en aucun cas sous-estimer parce que c’est véritablement un cancer au sein de nos sociétés. Ceux qui ne le voient pas, soit n’ont aucun discernement, soit en sont complices. Mais il est évident que toutes ces attaques sur la langue, comme ce point médian dans les phrases et l’invasion de mots anglais très laids — parce qu’il y a des mots anglais qui, bien repris, viennent enrichir, et puis il y a des mots anglais qui sont des laideurs fichées dans la langue — sont de véritables menaces. J’affirme que ces menaces ne sont pas irrémédiables et que par exemple, au moment où je vous parle, les enfants de CP apprennent mieux le français qu’il y a encore quatre ans, parce qu’on a fait des choses en la matière. J’affirme qu’il y a un sens poétique des adolescents aujourd’hui qui s’exprime dans de multiples concours que je vois. J’affirme qu’il y a un besoin de civisme, de don de soi et d’engagement qui est très fort et très comparable à d’autres époques. Je le vois sans arrêt quand je suis à la rencontre des adolescents, ce qui m’est encore arrivé il y a quelques jours. Ils ont besoin qu’on étanche cette soif aussi. Donc je ne suis pas désespéré du tout sur ces questions. Je pense qu’il y a un appétit de France, une gourmandise de France, une gourmandise de la langue aussi, très importante, et que c’est parfois ceux qui en sont le plus privés par les circonstances de la vie qui en expriment le plus fort besoin. Soit ils l’expriment de manière positive, par les chemins qu’ils trouvent, et si possible par l’école quand on réussit à la renforcer, soit, au contraire, ça crée des frustrations qui donnent les violences physiques ou non physiques contemporaines. Mais en tout cas on ne saurait juste être les spectateurs d’un déclin qu’on accentuerait en l’exagérant ou en le considérant comme irrémédiable. Je pense qu’il faut vraiment exercer sa volonté sur ces questions et qu’il y a tellement de désespoir dans les sociétés contemporaines — pas seulement la France évidemment — qu’il y a symétriquement un espoir autour de cette capacité à retrouver ce qui fait la saveur de la vie, c’est à dire la langue, la culture au sens le plus complet du terme, et la recherche métaphysique, qu’elle débouche sur l’athéisme, la religion, de la spiritualité sous une forme ou sous une autre, mais en tout cas le besoin de se dépasser soi-même. Donc je ne dirai pas «le cléricalisme, voilà l’ennemi », je dirai l’individualisme matérialiste et les commentaires grégaires voilà les ennemis! J’analyse toutes les menaces, comme l’islamisme fondamentaliste, le wokisme ou d’autres, comme étant des réactions chimiques collectives à l’absence de sens donné par les civilisations. Il ne s’agit pas là seulement de la civilisation française, on pourrait parler de la civilisation chinoise et quelques autres. On voit des crises de même nature dans des pays comme le Japon. Donc comment on se régénère en puisant dans nos racines et en continuant la perspective universaliste? C’est à mes yeux la seule piste dans une vision où, de toute façon, si on veut que ces chemins de l’avenir soient multi-séculaires — probablement par la conquête de l’espace — les choses ne reviendront jamais comme elles ont été. En revanche elles devront être toujours reliées à ce qui est à la naissance de notre humanité tout simplement. C’est ce fil d’Ariane qu’il ne faut pas perdre.
Jean-Marie ROUART. – L’ennui avec vous c’est qu’on ne peut pas opposer l’optimisme de la volonté et le pessimisme de l’intelligence, vous réunissez les deux!