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Les protestants et les juifs d’Europe, une histoire trouble.
Histoire: Un nouvel ouvrage montre que la Réforme a entraîné de profonds changements d’attitude envers les communautés juives, pas toujours pour le meilleur.
En 1938 en Allemagne, c’est en invoquant certains écrits de Martin Luther, le grand instigateur de la Réforme protestante, que sont menées les exactions antisémites de « nuit de Cristal », contre les commerces tenus par des juifs. Ce genre de confusionnisme et, à l’opposé, l’idée reçue selon laquelle l’Église catholique serait la persécutrice attitrée des juifs ont longtemps compliqué l’analyse de l’impact de la Réforme sur les communautés juives. Analysant ce moment où la chrétienté européenne subit des changements radicaux, l’ouvrage de Kenneth Austin, The Jews and the Reformation [Les Juifs et la Réforme ], apporte enfin un éclairage précieux à la question. Le chercheur y souligne la variété et l’évolution des comportements des catholiques comme des protestants, distinguant même ceux de différents courants protestants, issus de l’impressionnante fragmentation subie par la chrétienté.
Aux yeux des penseurs et théologiens chrétiens, judaïsme et chrétienté ont toujours été inextricablement liés. Certes, les juifs d’Europe étaient assez peu nombreux, comptant seulement pour 1 à 2 % de la population totale, et se répartissaient surtout dans les péninsules ibérique et italienne. Ils étaient pourtant au premier plan des préoccupations chrétiennes en grande partie parce leur communauté faisait figure, dans l’Ancien Testament (NDLR c’est à dire la Bible, qui n’a rien d’un testament puisque pour nous Dieu est vivant à jamais) , de premier « peuple élu » et, dans le Nouveau Testament, de responsable de la crucifixion de Jésus. Formant alors la seule population non chrétienne d’importance en Europe, et impliqués dans des activités très exposées, comme le métier d’usurier, les juifs représentent des boucs émissaires tout trouvés. Ils sont la cible de ragots les accusant de meurtres rituels, et de persécutions allant du bannissement, comme lorsqu’ils sont chassés d’Angleterre en 1290, puis de France en 1302, au massacre, comme lors des exactions perpétrées en Rhénanie, au fur et à mesure de l’avancée de la première croisade en 1096. Tous ces massacres et ces traitements avaient pour objectif de spolier les Juifs de leurs biens.(1)
La position ferme de Luther
Une question revient à travers les âges : quel traitement réserver aux juifs vivant au sein de communautés chrétiennes ? Dans sa Cité de Dieu , saint Augustin avait bien précisé qu’ils ne devaient subir aucun mauvais traitement, même s’ils avaient rejeté Jésus. Huit siècles plus tard, le quatrième concile du Latran stipule en 1215 que les juifs doivent revêtir des habits distinctifs. Lorsque se produit la Réforme, on assiste à un regain d’intérêt pour le texte original de l’Ancien Testament, et, donc, à une attention renouvelée à la langue hébraïque et ceux qui l’étudient. Ainsi sont créées des chaires d’hébreu à Wittemberg, berceau de la Réforme, et dans d’autres villes fraîchement converties à la religion protestante, comme Strasbourg ou Zurich. En parallèle, on voit un juif converti au protestantisme, Emanuele Tremellio dit « Emmanuel Trémellius », travailler à une nouvelle traduction de l’Ancien Testament, directement depuis l’hébreu.
Martin Luther lui-même fait des relations entre juifs et chrétiens un thème important de ses écrits. Dans Que Jésus est juif de naissance , publié en 1523, il fait preuve de tolérance à leur égard, allant jusqu’à affirmer que les juifs sont en fait plus proches de Jésus que les chrétiens. Il va pourtant durcir sa position au fil de sa carrière, à mesure que grandit chez lui (comme chez de nombreux partisans de la Réforme) l’espoir de voir les juifs se convertir au protestantisme en masse. Plein d’agressivité et d’amertume, son traité Des Juifs et de leurs mensonges sera même réutilisé par les antisémites de l’Allemagne nazie.
La seconde vague de réformateurs, associée à la figure du Genevois Jean Calvin, globalement plus radicale, reste pourtant assez mesurée sur cette question. Pour Calvin, les juifs sont en effet « les premiers-nés » dans la famille de Dieu, et son successeur à Genève, Théodore de Bèze, encourage et soutient les études hébraïques. À Zurich, Ulrich Zwingli met en place des conférences publiques, dont certaines sessions sont en hébreu pour aider à l’exégèse des textes sacrés de la tradition juive. Les calvinistes se réclament en particulier de cette tradition, voyant leur communauté comme un « Nouveau Israël », et l’affichant en baptisant souvent leurs enfants de noms bibliques. En France, les huguenots utilisent l’Ancien Testament comme un vade-mecum politique, tout comme les calvinistes des Pays-Bas qui voient même dans Philippe II d’Espagne l’équivalent moderne du roi Salomon. En revanche, certains mouvements protestants marginaux, souvent millénaristes, leur sont plus hostiles. Par exemple, alors même qu’ils souhaitaient fonder une « nouvelle Zion » et encourageaient la célébration du shabbat le samedi, suivant en cela la tradition juive, les anabaptistes de Munster voient leurs éléments les plus radicaux, des paysans, appeler à la confiscation des biens des juifs.
La crainte de la conversion
En un sens, les bouleversements socio-politiques de la période bénéficient aux juifs, puisqu’ils ne sont plus la seule « minorité » contre laquelle peut s’abattre la fureur de l’intransigeance religieuse, et que l’idée même d’une seule et unique vérité théologique sort largement affaiblie de la Réforme. Mais les menaces à leur encontre persistent, comme le prouvent la violence aveugle de la guerre de Trente Ans, frappant des juifs comme des chrétiens, ou des événements comme la mise à sac du quartier juif de Prague en 1619 par les soldats calvinistes, caractéristique du chaos généralisé de l’époque.
Innovation vénitienne, le « ghetto » constitue une réponse aux peurs de l’Église catholique face au judaïsme : il faut dérober les juifs à la vue des chrétiens pour éviter tout risque de conversion. En cantonnant les juifs à une zone dotée d’une seule entrée et sortie, on apaise les craintes des ecclésiastiques tout en continuant à profiter de la contribution économique significative de la communauté, un compromis efficace par rapport à d’autres solutions bien plus drastiques, comme l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492. Les papes de la Contre-Réforme entérinent cette pratique, et encouragent la conversion des juifs via des établissements où ils sont séparés de leur communauté pendant quarante jours et soumis à un programme spécifique de cours et de sermons visant à les faire accepter d’être baptisés. L’Inquisition catholique, apparue en Espagne, est aussi leur bras armé : au-delà des chrétiens jugés hérétiques, elle cible les conversos , des juifs convertis soupçonnés de relapse, en en exécutant plus de cent cinquante au Portugal entre 1547 et 1580.
Relations complexes
Au fil du XVIIe siècle, des communautés juives font leur apparition dans des régions qui leur étaient défendues jusque-là. Le phénomène est prégnant aux Pays-Bas et en Angleterre, deux pays où des troubles révolutionnaires avaient exacerbé les attentes des millénaristes radicaux, persuadés que la conversion massive des juifs au christianisme signalerait l’Apocalypse. La réhabilitation des juifs en Angleterre après 1656 et l’installation de nombreuses communautés aux Pays-Bas sont permises par les efforts de responsables politiques tels qu’Oliver Cromwell et Guillaume d’Orange respectivement. Comme le souligne Kenneth Austin, le pouvoir séculier a su passer outre l’opposition des théologiens calvinistes, lesquels prêchaient la fermeture de toutes les synagogues aux Pays-Bas, par exemple.
L’évolution des relations entre juifs et chrétiens pendant la Réforme est éminemment complexe. Ses méandres interdisent le recours aux catégorisations simplistes qui ont longtemps caractérisé le sujet : le débat porte bien au-delà du fait d’accoler l’étiquette de « méchant » aux protestants ou aux catholiques, alternativement. Les recherches de K. Austin mettent cependant en lumière un élément d’analyse bien particulier : étant extrêmement vulnérable aux variations de la doxa théologique, la communauté juive doit toujours rechercher la protection du pouvoir temporel. Elle est moins l’objet de persécutions ecclésiastiques lorsqu’elle parvient à se mettre sous l’aile d’un protecteur, Cromwell, Guillaume Ier d’Orange, l’empereur du Saint-Empire Rodolphe II, ou même certains papes (en tant qu’ils représentent aussi l’autorité séculière). Et lorsque cela lui est impossible, la catastrophe la guette : même si les foules haineuses de la nuit de Cristal utilisèrent des cris de ralliement d’inspiration religieuse, c’est bien le pouvoir séculier du Parti nazi d’Adolf Hitler qui autorisa le déferlement de violence.
À RETENIR
La vision que nous avons de l’attitude des chrétiens vis-à-vis des juifs d’Europe est parfois caricaturale : inquisition et expulsions du côté catholique, admiration et tolérance du côté protestant. Pourtant, la réalité est plus nuancée. Avec The Jews and the Reformation , Kenneth Austin nous permet de comprendre l’ambivalence de la Réforme protestante à l’égard de la religion juive. Si l’étude de l’hébreu et l’intérêt pour le culte juif sont vifs chez les réformés, l’hostilité à leur égard, en particulier chez Martin Luther, est aussi très forte. Alors que les juifs qui vont en Grande-Bretagne ou dans les Provinces-Unies au XVIIe siècle sont relativement protégés, les juifs du Saint-Empire font, eux, face à une extrême violence pendant la guerre de Trente Ans, de la part du camp catholique comme du camp protestant.
(1) Le peuple Juif détenteur de la Bénédiction, la diffuse autour de lui. Cette bénédiction a pour vocation d’accroître et de démultiplier les capacités du Juif à trois niveaux: Spirituel, Intellectuel, et Matériel.