Mouhanad KHORCHIDE. –L’islamisme est une idéologie de domination qui vise à façonner et organiser la société sur la base de valeurs que ses avocats disent «islamiques», mais qui contredisent les principes constitutionnels démocratiques et les droits de l’homme. Il s’agit donc d’une idéologie antidémocratique, qui tend à l’absolutisme. Ce n’est pas seulement une simple interprétation de l’islam pratiqué de manière privée par ses adhérents, mais un mouvement qui cherche activement l’abolition de nos valeurs de liberté et de démocratie. L’islamisme voit l’islam non pas seulement comme une religion de spiritualité et d’éthique, mais comme une déclaration de guerre politique contre tout ce qui ne rentre pas dans son schéma islamiste. En fonction des moyens que l’islamisme utilise, on peut distinguer entre l’islamisme militant, ou djihadisme, et islamisme non militant, qu’en Autriche nous appelons islam politique. Pour ces deux variantes de l’islamisme, l’Ouest est l’ennemi juré.
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Bernard HAYKEL. – La liberté de parole et de conscience est protégée par la Constitution américaine. Nous avons aujourd’hui des groupes gauchistes aux États-Unis, qui appellent à instaurer des obstacles à la liberté d’expression au nom de la justice sociale – ce que nous appelons le «wokisme». Beaucoup d’entre nous jugent cet effort inacceptable. Mais pour la même raison, j’estime inacceptable que l’État veuille placer des contraintes sur la liberté d’expression, même celle d’idées odieuses. On ne peut se débarrasser des idéologies par des actes législatifs. La question qui se pose est donc de savoir pourquoi la loi française actuelle n’est pas suffisante pour gérer la menace posée par l’islamisme militant. Pourquoi avoir besoin d’une nouvelle loi pour protéger les valeurs républicaines? La loi existante sur la laïcité pénalise le prosélytisme qui emploie la coercition et cela devrait être suffisant pour poursuivre les islamistes qui violent la loi. L’approche américaine de lutte contre le djihadisme vise à agir par l’action policière et les poursuites judiciaires, pas par la criminalisation du discours ou de la pensée. De plus, les Américains voient l’islamisme comme un phénomène global, qui ne peut être confiné à un pays ou un continent. Ce qu’un prêcheur dit au Pakistan ou au Yémen peut avoir des répercussions partout. Cela veut dire qu’essayer de contenir l’idéologie de l’islamisme en fonction de la géographie n’a pas de sens! Le djihadisme présente un danger pour toutes les sociétés, musulmane, arabe, européenne, américaine, et il n’y a aucune solution facile au défi qu’il pose. Il doit être géré et contenu, plutôt qu’éliminé une fois pour toutes. L’instrument le plus efficace est le débat ouvert.
Durant un récent forum du réseau Elnet, beaucoup d’experts ont souligné que pendant des années, l’attention s’était concentrée sur les djihadistes violents et non sur le contexte idéologique créé en Occident par la propagation des réseaux des Frères musulmans et d’autres mouvements radicaux. Avons-nous omis l’essentiel?
M. K. –L’islamisme militant est visible. Les bombes explosent, des gens sont brutalement assassinés. Cela nous bouleverse. L’islamisme non militant, en contraste, est silencieux. Ses représentants, tels que les Frères musulmans, se disent contre la violence et la terreur, dans leurs interventions publiques. Souvent, ils sont même impliqués dans la déradicalisation, car ils ont pu se présenter en musulmans modérés. Beaucoup de politiques, d’experts, s’y sont laissé prendre. Mais ces deux faces de l’islamisme poursuivent des buts similaires et utilisent des idéologies similaires même si les méthodes diffèrent partiellement. Jusqu’ici, nous nous sommes surtout préoccupés de l’extrémisme violent et de la radicalisation des jeunes musulmans nés en Europe. On avait assuré qu’ils étaient intégrés et les recherches ont donc porté sur les causes sociales, politiques et psychologiques de la radicalisation. Trop peu de travaux ont réfléchi à la base idéologique de ce phénomène. Il faut changer de paradigme. Car les politiques européens ne se réveillent que lorsque la violence apparaît, alors que les Frères musulmans et d’autres organisations ont formé des structures établies qui répandent une idéologie dangereuse.
Il faudra plusieurs années pour que cela se produise, mais sans le soutien financier des gouvernements, qui, désormais surveillent et traquent avec vigilance les islamistes de tous bords,l’islamisme devrait finir par s’éteindre
Bernard Haykel
B. H. –L’islamisme conçoit l’islam comme une idéologie politique aux buts spécifiques, comme la mise en œuvre de la loi islamique. C’est aussi un produit du monde moderne qui a emprunté des idées et pratiques à une variété de sources, y compris le communisme et le fascisme, tout en interprétant sélectivement les traditions prémodernes de la théologie islamique. En d’autres termes, l’islamisme a une généalogie intellectuelle complexe et une histoire particulière. Cette dernière est notamment liée à la guerre froide, et au fait que les États-Unis, en coopération avec les gouvernements d’Arabie saoudite, du Pakistan et de l’Iran (après 1979), ont promu l’islamisme comme contrepoids au communisme. L’islamisme est imbriqué dans les politiques du siècle dernier.
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Les Frères musulmans, qui sont devenus actifs en Europe à partir des années 1960, ont été chaperonnés par des agences de renseignement occidentales comme la CIA. Le djihadisme qui cible l’Occident peut donc être vu comme l’une des conséquences non voulues de la mobilisation de l’islam comme idéologie politique dirigée contre le communisme. Avec la fin de la guerre froide, l’islamisme ne demeurera sans doute pas à terme une idéologie de résistance dynamique et attractive. En fait, elle est très affaiblie et ses jours sont probablement comptés. Bien sûr, il faudra plusieurs années pour que cela se produise, mais sans le soutien financier des gouvernements, qui, désormais surveillent et traquent avec vigilance les islamistes de tous bords, l’islamisme devrait finir par s’éteindre. Il est notable qu’à l’exception du Qatar, les pétro-États du Golfe ont stoppé leurs contributions financières aux islamistes. Alors que l’attraction de l’islamisme diminue, nous observons en revanche l’émergence d’un nationalisme populiste autoritaire, notamment en Arabie saoudite. Il reste à se demander si les fortunes de l’islamisme pourraient être relancées sous l’influence de la nouvelle guerre froide qui se dessine entre la Chine et les États-Unis, comme instrument idéologique de lutte contre Pékin.
Mouhanad Khorchide, êtes-vous d’accord avec la prédiction de Bernard Haykel, sur l’extinction prochaine de l’islamisme?
M. K. –Je vois les choses différemment. Il est vrai que pendant la guerre froide des pays comme les États-Unis et l’Arabie saoudite ont promu l’islamisme. Mais les djihadistes et les islamistes d’aujourd’hui ne dépendent plus des États. Daech en est le meilleur exemple. Les récentes attaques terroristes en Europe montrent que le phénomène de l’islamisme n’a en aucun cas diminué après la guerre froide, qui a cessé il y a trente ans! Même si des pays comme l’Égypte et l’Arabie saoudite s’opposent aux Frères musulmans aujourd’hui, ils ne mènent pas ce combat avec la même intensité face aux salafistes. Ce sont seulement les Frères musulmans qui sont perçus comme un défi dans ces pays, et ils sont tellement combattus qu’ils fuient vers l’Europe. Ainsi, c’est ici, en Europe, qu’ils ont développé des réseaux solides et sont mieux organisés qu’ils ne l’ont jamais été. De ce point de vue, je ne suis pas optimiste sur la fin de l’islamisme. Aujourd’hui, de nouveaux acteurs et de nouvelles constellations que nous ne pouvons ignorer ont émergé. Je ne vois pas non plus la moindre réforme théologique sérieuse dans les pays islamiques. Pour l’instant, j’observe seulement un agenda politique dans certains pays arabes qui modernisent leur façade, mais sans concepts théologiques clairs qui seraient soutenus par les théologiens visant à établir des alternatives à l’islamisme. Nous ne devons pas oublier non plus les développements alarmants que nous voyons en Turquie aujourd’hui.
Justement, l’idée d’une réforme théologique de l’islam visant à faire émerger un islam des Lumière a été évoquée par le président de la République, Emmanuel Macron. Est-ce une idée importante, ou un rêve naïf?
B. H. –Les gouvernements occidentaux n’ont pas de légitimité pour participer aux débats sur la nature de la foi islamique. S’ils le faisaient, ils délégitimeraient tout argument qu’ils voudraient défendre. L’interférence est une mauvaise idée. Les gouvernements musulmans, qui ont plus de poids sur ces sujets, prennent part au débat sur la nature de l’islam, avec des résultats mitigés. À l’heure actuelle, nous voyons l’Arabie, l’Égypte et les Émirats arabes unis tenter de promouvoir des programmes anti-islamistes. Cela aura des répercussions mais l’Europe est d’une certaine manière un témoin extérieur à ces dynamiques et ses communautés musulmanes sont influencées par ce qui se passe au cœur du monde musulman. Travailler à intégrer les musulmans d’Europe est sans doute la meilleure réponse de long terme pour contenir la radicalisation. Par ailleurs, les analogies qui sont menées entre l’histoire européenne sur les Lumières et la question de l’islam aujourd’hui sont problématiques. Les Lumières ont été le produit d’un long processus, qui a inclus la Réforme et est intervenu au terme d’une période de grande violence qui a fait des millions de morts pendant les guerres de Religion. Ce n’est pas quelque chose qu’il faut souhaiter. De plus, les débats sur l’interprétation des textes islamiques représentent un phénomène global qui ne peut être confiné à l’Europe. Cela dit, oui, il est important que des voix européennes musulmanes participent à ces débats.
L’islam se trouve aujourd’hui au même niveau que l’Église catholique avant les Lumières. Et nous savons que l’Église ne s’est pas modernisée d’elle-même !
Mouhanad Khorchide
M. K. –Je suis conscient du fait que nous avons en Europe des sociétés sécularisées dans lesquelles l’État n’interfère pas dans les intérêts religieux des communautés. Pourtant, l’islam se trouve aujourd’hui au même niveau que l’Église catholique avant les Lumières. Et nous savons que l’Église ne s’est pas modernisée d’elle-même! En Autriche, c’est l’empereur Joseph II qui a, plus qu’aucun autre, dû gérer les problèmes religieux dans une certaine direction. Aujourd’hui, on parle du «joséphisme» comme de la principale source des Lumières catholiques. Il serait donc très naïf d’attendre que l’islam change de lui-même, dans la mesure où ce sont les musulmans qui l’interprètent et parlent en son nom. Ils sont les enfants du contexte dans lequel ils vivent. Si ce contexte change, leur vue de l’islam changera. L’État doit donc faire en sorte que le cadre dans lequel les musulmans interprètent l’islam change. L’État ne doit pas observer passivement, il doit donner une impulsion. Cela inclut la création d’institutions de formation des imams en France, de programmes permettant aux jeunes musulmans de s’instruire sur leur religion, et de nombreuses activités numériques permettant d’atteindre les jeunes gens et de leur inculquer une image «éclairée» de l’islam. Nous n’avons pas seulement besoin d’actions individuelles, mais d’un discours construit sur l’islam des Lumières.
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L’État doit travailler avec les musulmans qui vont dans cette direction. L’islam est aujourd’hui pris en otage dans de nombreux pays islamiques, notamment la Turquie, par des agendas politiques qui visent à faire des croyants des êtres soumis. Les gouvernements d’États comme la France cherchent au contraire la libération des individus, ce qui explique pourquoi, en tant que théologien musulman, je vois positivement certains mécanismes de contrôle allant dans le sens des valeurs démocratiques fondamentales. En Europe, nous avons la grande chance de pouvoir créer une alternative à cet islam abusif que les dictatures moyen-orientales instrumentalisent, en promouvant un islam de liberté, d’amour et d’humanité. Nous ne gagnerons la bataille contre l’islamisme qu’en établissant une alternative. Les musulmans doivent apprendre à comprendre leur religion comme faisant partie de l’Europe. Pour ce faire, ils doivent s’identifier avec les valeurs de liberté et de démocratie, mais il leur faut un espace intellectuel pour pratiquer une théologie moderne. L’État doit fournir de telles institutions de recherche. En Autriche, nous avons ce même problème, mais avec deux différences majeures, qui nous donnent un certain avantage. D’abord, la majorité des musulmans ont une origine turque, et non arabe. Or, l’islam arabe est plus conservateur que l’islam turc, même si les développements politiques récents de la Turquie sont inquiétants. Le deuxième avantage vient de ce que nous fournissons une éducation religieuse dans les écoles publiques, et notamment sur la théologie islamique. Il y a aussi plusieurs universités qui donnent cette opportunité d’étude. Cela permet aux jeunes musulmans d’avoir une réflexion sur leur foi. Toutefois, la France comme l’Autriche souffrent de l’influence grandissante des Frères musulmans. En juillet 2020, l’Autriche a créé un Centre de documentation sur l’islam politique, sous la direction de la ministre de l’Intégration, Susanne Raab. C’est une institution scientifique qui a pour but d’étudier l’islamisme non militant. Les islamistes essaient de peindre cette politique comme une attaque contre l’islam lui-même. Mais c’est faux, bien sûr. Le gouvernement autrichien s’est emparé de ce problème avec beaucoup de courage.
Les islamistes, en alliance avec une partie de la gauche anti-raciste et plusieurs journaux américains libéraux, ont défendu la thèse selon laquelle la France avait été frappée par les terroristes islamistes parce qu’elle est systémiquement raciste et sujette à l’islamophobie. Que pensez-vous de ces accusations?
M. K. – Le terme d’islamophobie est devenu un terme de combat de l’islam politique visant à établir l’idée selon laquelle les musulmans sont a priori des victimes. Beaucoup de gens de gauche qui manient ce concept ne comprennent pas que les islamistes pratiquent la victimisation par pure stratégie. Ils ne saisissent pas que pour les islamistes, ils sont seulement des «blancs» dont on exploite les sentiments temporairement mais qui restent des ennemis. Les islamistes veulent leur faire croire aux militants occidentaux anti-racistes que parce qu’ils sont blancs, ils sont privilégiés et responsables de tout. Mais ce chantage émotionnel ne permet pas d’identifier les vrais problèmes des communautés musulmanes. Vouloir cantonner les musulmans dans un statut de victime, c’est les priver de leur capacité à être des acteurs de leur destin. Si nous les musulmans ne sommes pas capables de nommer le problème de l’islamisme, ce sera fait par la nouvelle Droite qui le fera de manière inflammatoire et raciste, à son avantage. Seul un débat honnête et sans tabou permettra d’affaiblir à la fois les extrémistes de droite et les islamistes.
Utiliser le concept de racisme systémique pour expliquer les attentats est aussi une manière de cacher la complicité de l’Amérique dans la promotion de l’islamisme pendant la guerre froide […]
Bernard Haykel
B. H. – J’ai écrit à ce sujet et défendu l’idée que les accusations formulées contre la France sont des mensonges éhontés. Certains journaux américains comme le New York Times ou le Washington Post, ont essayé d’imposer une fausse interprétation racialiste des attentats jihadistes en France. Ce faisant, ils ont délibérément ignoré la culture spécifique et l’activisme des mouvements islamistes radicaux ainsi que leur histoire. Utiliser le concept de racisme systémique pour expliquer les attentats est aussi une manière de cacher la complicité de l’Amérique dans la promotion de l’islamisme pendant la guerre froide et le rôle que l’invasion de l’Irak, par exemple, a joué dans la radicalisation des musulmans. Ce qui est le plus irritant est que ces arguments reproduisent les arguments des jihadistes sur la France et sur l’Occident. Cette complicité est amorale et basée sur des faux postulats.