Par Marco Ansaldo (La Repubblica)
« C’est mon rêve. Un projet fou. » Le matin du samedi 29 mai, à l’ombre de la nouvelle tour Camlica, haute de 580 mètres et destinée au traitement des signaux de radiodiffusion depuis la rive asiatique de la ville — une énième inauguration après celle de la nouvelle mosquée sur la place centrale d’Istanbul —, Recep Tayyip Erdogan a annoncé que les travaux de construction du Canal d’Istanbul démarreraient « en juin ». De l’autre côté du Bosphore, dans la zone verte d’Arnavutköy, l’éleveur Aydin garde son bétail, écarte les bras et se met à grommeler : « Pour moi, ils sont tous fous. Comment peut-on construire un autre canal artificiel, en arrachant des arbres et de la végétation pour construire des ports et des ponts et relier la mer de Marmara à la mer Noire, sans que tout cela n’affecte l’environnement ? »
Les révélations d’un chef mafieux turc sur des proches d’Erdogan
Traverser du nord au sud les 45 kilomètres de la Thrace orientale, un territoire sur le point d’être coupé en deux pour créer un nouvel isthme et faire place à un Bosphore parallèle, c’est rencontrer des pâturages et des parcs, des cultures maraîchères, des élevages de buffles, des lacs, des barrages et des fermes. Cette zone proche de la mer Noire, déjà secouée l’an dernier par la construction du troisième aéroport de la métropole, l’aéroport d’Istanbul, est habituée aux secousses telluriques occasionnées par des fouilles désormais devenues permanentes. Mais dans les « köy », c’est-à-dire des villages comme celui de Dursun ou dans le district de Sazlidere, certaines personnes s’inquiètent et commencent à se poser des questions. Où les ponts seront-ils construits ? Quels seront les tracés des bassins ? Qu’est-ce qui sera détruit et qu’est-ce qui sera sauvé ?
Les écologistes et les verts s’insurgent déjà. La section locale de Greenpeace met en garde : « Le projet affectera profondément la nature et l’écosystème, et rendra Istanbul, déjà vulnérable, encore plus vulnérable. » Au gouvernement, les pétitions et les courriers de protestation affluent. Dans un de ses rapports, le WWF Turquie s’alarme et écrit que « le Canal d’Istanbul constituera non seulement un énorme investissement, mais aussi la plus grande opération d’ingénierie à laquelle la nature d’Istanbul ait jamais été confrontée au cours de son histoire séculaire. »
Les mécontents se feront une raison. De nouveaux quartiers seront construits, Istanbul gagnera en valeur stratégique et deviendra encore plus belle
Recep Tayyip Erdogan
Certains, cependant, voient l’investissement d’un œil favorable. Dans le district de Başakşehir, par exemple, qui abrite non seulement le nouveau stade construit par Erdogan pour l’équipe présidée par son neveu par alliance, mais aussi de magnifiques jardins et fontaines, la confiance règne. La zone, traversée par des nuées noires de femmes voilées, est en effet riche en végétation, et les familles assises sur les bancs votent toutes pour le parti conservateur au pouvoir.
Selon un sondage, pourtant, près de la moitié de la population turque n’approuve pas le projet. Et quatre des principales banques turques ont des doutes, révèle une enquête de Reuters. Elles ont en effet refusé de financer ce projet dont le montant est passé de 13 milliards de dollars en 2019 à 20 milliards de dollars actuellement. Les risques environnementaux sont trop élevés. Mais alors, qui paiera pour le canal ? Le soutien, Erdogan l’a trouvé auprès de familles qataries aux portefeuilles bien garnis qui se sont vues attribuer des portions importantes du tracé à l’étude. À coups d’expropriations et d’achats de terrains, une « nouvelle ville » de 500.000 habitants ainsi que des quartiers bordant les deux rives verront le jour. « Les mécontents se feront une raison », a ajouté Erdogan, « de nouveaux quartiers seront construits, Istanbul gagnera en valeur stratégique et deviendra encore plus belle. »
C’est un projet assassin, une trahison pour Istanbul. Il va tuer la ville
Ekrem İmamoğlu, maire républicain d’Istanbul
Le premier mécontent n’est autre que le maire d’Istanbul, le républicain Ekrem İmamoğlu. « C’est un projet assassin », réplique-t-il, « une trahison pour Istanbul, il va tuer la ville. » Et il déballe les chiffres. Les arbres à abattre ? Plus de 200.000. Les hectares de terres agricoles à détruire ? Jusqu’à 10.000. Le porte-parole présidentiel, l’ambassadeur Ibrahim Kalin, s’attaque à « l’ingérence des autorités de la ville » et précise : « Ce n’est pas un projet local, mais national. »
Les préoccupations environnementales ne sont toutefois qu’un aspect du problème. En avril, une centaine d’amiraux turcs à la retraite ont signé une lettre ouverte critiquant le projet : « Cela pose les conditions d’un retrait de la Turquie de la convention de Montreux. » Ce document, chef-d’œuvre de la diplomatie kémaliste, a été signé en 1936 en Suisse et garantit le libre passage des navires commerciaux en imposant des limites précises au transit des navires de guerre sur le Bosphore. Erdogan a crié à la « tentative de coup d’État » et fait arrêter 10 amiraux, dont l’amiral Cem Gürdeniz, l’inventeur du nouveau concept stratégique de « Patrie bleue », c’est-à-dire la conquête des mers par la Turquie.
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Les militaires qui résistent encore à Erdogan malgré les coups d’État ratés ont en effet compris quelque chose de très important : le président n’a pas l’intention d’appliquer les mêmes règles au nouveau canal, qui serait totalement géré par Ankara. C’est la Russie qui se montre la plus critique à l’égard du Canal d’Istanbul. Les États-Unis, quant à eux, pourraient même amener leurs navires jusqu’aux rives de la mer Noire — donnant ainsi à Erdogan l’opportunité de restaurer pleinement les rapports avec le pays. La prochaine rencontre avec le président américain Joe Biden, prévue le 14 juin, servira précisément à dégeler les relations entre Ankara et Washington.
L’enjeu est vital pour le leader turc. Erdogan est à la recherche de ce que les analystes appellent un « délicat équilibre de coopération simultanée » — avec la Russie sur les problématiques communes en Syrie et en Libye, avec l’Union européenne et les États-Unis à travers l’OTAN, tout en gérant les liens tissés avec l’Ukraine, la Roumanie, la Bulgarie et la Géorgie. Une approche diplomatique qui nécessitera d’excellentes capacités d’équilibriste.