Manuel San Pedro est professeur d’Histoire, auditeur à l’École Pratique des Hautes Études, travaillant sur l’histoire des comportements.
Article publié : “A quoi sert le terrorisme ?” in Cahiers de la sécurité et de la justice – N° 47 – 10 mars 2020
IV- La fabrique de la divergence
L’antiterrorisme à l’usage des honnêtes musulmans
La politique antiterroriste a mis en contact des personnes susceptibles de fournir des informations, au sens le plus large du terme, aux autorités. Parmi ces personnes, une partie importante était constituée de musulmans. Ceux-ci ont se sont trouvés en contact avec des interlocuteurs qui ne se réduisent pas aux seules forces de sécurité. Il s’agit à présent d’analyser comment le terrorisme en général d’une part, et le contre-terrorisme et la politique de déradicalisation d’autre part, affectent la population musulmane.
Une enquête[1] . menée sur la question offre tout d’abord une “photographie” des musulmans. Il s’agit d’un groupe plus jeune que la moyenne nationale, plus croyant (les personnes s’attribuent une “note” de croyance de 8,4/10 dans ce domaine, contre 3,9 pour l’ensemble), beaucoup plus pratiquant (55% font au moins une prière par jour, contre 5%). Beaucoup plus intéressant pour notre propos, cette population est une population plus civique que la moyenne, puisqu’elle fait davantage confiance aux institutions que le groupe de contrôle. Sont plébiscités dans l’ordre : l’armée, la sécurité sociale, l’école, le maire, les services de renseignement, la justice, le président de la République, le parlement. L’armée semble être une institution à part, souligne Olivier ROY : « Elle a su s’adapter sans tambour ni trompette : l’armée a institutionnalisé l’islam, ce que la République n’est toujours pas capable de faire[2] ». De même, les élèves musulmans en zone sensible accordent une grande confiance à l’école[3] .
Il existe toutefois deux exceptions négatives : les services de police/gendarmerie et les médias, qui viennent d’ailleurs en bas de tableau pour l’ensemble des français. Cela est très important étant donné le rôle crucial joué par les médias dans la diffusion et la perception du terrorisme.
Pour finir ce tableau d’ensemble, les musulmans s’estiment globalement discriminés relativement aux questions d’emploi, de transports, de police et de logement. Pour les hommes, les discriminations face à la police dominent, tandis que pour les femmes, la rue et les transports sont plus problématiques. Quant aux musulmans de plus de 65 ans, ils ne se sentent pas discriminés.
De fait, 58% des musulmans interrogés déclarent avoir subi une discrimination ces cinq dernières années (contre 27% pour le groupe global). Les causes citées sont d’abord liées à l’origine (58%) et à la religion (23% ; contre 1,5% pour la population témoin). La comparaison avec le groupe témoin montre que chez les musulmans, l’âge et le sexe comptent très peu comme facteurs de discrimination : respectivement 2,4% et 3% des cas. En quelque sorte, l’appartenance à la population musulmane “annule” les autres caractéristiques de celle-ci (âge, sexe). On ne peut que penser au mot de TODOROV : « Tous les autres êtres humains agissent pour une variété de raisons : politiques, sociales, économiques, psychologiques, physiologiques même ; seuls les musulmans seraient toujours et seulement mus par leur appartenance religieuse […], eux obéissent en tout à leur essence immuable et mystérieuse de musulmans [4] . » Cette discrimination qui « écrase » toutes les autres dimensions d’un musulman fait pendant à cet autre écrasement de l’islam sous le djihadisme dont nous avons parlé dans notre premier article. On voit ici comment le terrorisme et les discriminations se donnent en quelque sorte la main.
Facteur aggravant, l’existence de discriminations antérieures va conditionner négativement la perception de l’action de l’Etat, comme le souligne un des auteurs de l’étude : « la population musulmane que l’on a interrogée est plus discriminée que la population de notre groupe de contrôle, et donc réagit plus négativement à la lutte antiterrorisme, non pas parce qu’elle est musulmane mais parce qu’elle a été victime de discrimination (…). C’est cet aspect qui va le plus influencer une réaction négative par rapport à la lutte antiterroriste. Davantage, d’ailleurs, que la différence entre être musulman ou ne pas l’être [5] ».
Avant d’en venir à la perception de la politique antiterroriste française, rappelons dans quel contexte elle se fait. Non seulement le terrorisme oblige l’Etat à agir (voir notre deuxième article), mais toute son action se déroule sur fond de réduction massive des budgets alors même que des « surdispositifs » sont imposées aux fonctionnaires pour identifier les risques du « bas spectre[6] . ». Dans une certaine mesure et pour aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’administration elle-même est victime du processus enclenché par les affects terroristes.
Globalement, musulmans et non-musulmans se sentent aussi (peu) rassurés par cette politique (score de 6/10). Mais surtout, trois fois plus de musulmans que la moyenne ne se sentent pas du tout en sécurité : l’antiterrorisme ainsi pratiqué génère de la peur, surtout parmi les hommes et les jeunes. Quant aux musulmanes, elles se sentent également moins en sécurité que les autres femmes. Seules les personnes musulmanes de plus de 45 ans s’estiment protégées par l’antiterrorisme.
Si l’on résume à grands traits, la jeunesse musulmane et en particulier les hommes vivent un certain sentiment d’insécurité à la suite de l’antiterrorisme. Ce qui va parfaitement dans le sens voulu par les terroristes.
Si l’on interroge les personnes sur les objectifs de l’antiterrorisme, un consensus existe dans la société pour dire que certaines communautés ont été ciblées : 50% des personnes citent “les musulmans”, puis 36% “une origine”, puis 25% “certains quartiers”. En revanche, une dichotomie s’opère lorsqu’on demande si ce ciblage était justifié : les musulmans répondent “non” à 34% contre 15% pour l’ensemble de la population.
Explorons à présent ” l’exposition à l’antiterrorisme”. Les musulmans ont en effet été, dans le cadre d’une politique antiterroriste ou de lutte contre la radicalisation, en contact avec des travailleurs sociaux, des éducateurs ou des représentants des forces de l’ordre. Il ressort que les musulmans sont autant exposés que l’ensemble de la population, voire moins (24% contre 30%). Les contacts des musulmans avec les éducateurs et les travailleurs sociaux sont dans la moyenne, sauf pour les moins de 25 ans : 8% des musulmans ont été en contact avec des éducateurs contre 2% de l’échantillon. Les musulmans sont même moins en contact avec la police (16% contre 22%), mais ce contact est fortement genré : 21% des hommes contre 11% des femmes de confession musulmane.
Lorsqu’on demande aux personnes si ces contacts leur semblaient justifiés, les musulmans répondent davantage par la négative, surtout en ce qui concerne les contacts avec la police (note de 5,6 sur 10 contre 7,7) et 12% des musulmans estiment que ce contact n’était absolument pas justifié, contre 4% dans l’ensemble. Il existe donc une forme de rejet de cette politique chez les musulmans, d’autant qu’ils évaluent la façon dont ils ont été traités de façon plus négative (6,9/10 contre 8,5). Ils estiment davantage avoir été sélectionnés de façon délibérée (37% contre 21%).
De façon plus fine, lorsque l’on interroge les personnes qui estiment avoir été choisies de façon délibérée, seuls 6% des musulmans ne savent pas pourquoi (contre 26% de l’ensemble). Les musulmans “ciblés” avancent comme raison leurs origines (37%), leur couleur de peau (35%) puis leur religion (15%). On peut noter que là où les autorités voient de l’islam, les musulmans voient d’abord une discrimination raciale.
La politique antiterroriste, si elle est acceptée dans son principe par les musulmans de France, fait l’objet d’un rejet assez large en raison de son caractère jugé trop ciblé et de la manière dont certains interlocuteurs procèdent. Nous allons à présent observer la façon dont les événements terroristes et l’antiterrorisme induit ont modifié les comportements observables des musulmans de France.
2. L’antiterrorisme, vecteur des changements de comportements des musulmans
L’antiterrorisme a massivement amené les musulmans à modifier leur comportement de peur d’être discriminés ou suspectés.
Certains domaines sont cependant moins impactés. Si 30% de la population musulmane évite de s’exprimer sur des questions de politique étrangère ou de société, cette autocensure est partagée également par les non-musulmans, en particulier les femmes. A l’inverse, les plus de 65 ans et les moins de 25 ans s’expriment librement sur ces sujets.
De même, les musulmans n’ont pas plus changé leurs habitudes en ligne que la moyenne (80% de non), même si les hommes musulmans sont plus prudents. Dans le même ordre d’idées, la population musulmane ne semble pas être gênée par de possibles intrusions dans la vie privée engendrées par l’antiterrorisme, alors que ce discours est prégnant parmi de nombreuses associations.
Mais si l’on regarde la façon dont les musulmans se comportent face à certains interlocuteurs, on peut faire quelques constats intéressants.
20% de ces personnes déclarent faire attention à ce qu’elles disent devant des personnels de santé, surtout les hommes et les personnes âgées. De même, 26% des musulmans se surveillent face à des éducateurs. C’est d’ailleurs le seul interlocuteur face auquel les jeunes se censurent davantage que l’ensemble de la population musulmane.
Plus important, 29% des musulmans demandent à leurs enfants de faire attention à ce qu’ils disent à l’école. Ce chiffre monte à 42% parmi les classes d’âges ayant des adolescents ou de jeunes adultes ; et cette préoccupation concerne davantage les femmes (mamans). On peut donc estimer qu’une moitié des parents musulmans a donné des recommandations à ses enfants face à l’école.
Cette prudence culmine avec les dons aux œuvres caritatives : 40% des musulmans déclarent désormais y réfléchir à deux fois avant de donner.
Lorsqu’on demande aux personnes si elles ont modifié leur manière de s’habiller ou leur apparence en vue d’éviter une potentielle discrimination, 8,5% de la population musulmane interrogée répond de manière affirmative, avec une différence par sexe : 10% des hommes et 7,5% des musulmanes. Par classes d’âge, ce sont les musulmans de moins de 45 ans et de plus de 65 ans qui ont surtout effectué des changements. Pour le groupe témoin, seuls 1,6% de la population a changé quelque chose dans le domaine de l’apparence. Les modifications de comportement sont donc proportionnellement beaucoup plus importantes chez les musulmans.
Parallèlement à ce que la communauté musulmane montre d’elle, “à ce qui sort d’elle en direction de l’extérieur ” en quelque sorte, on observe une fermeture par rapport “à ce qui entre ” si l’on considère le rapport aux médias. La question posée par l’enquête était la suivante : “Vous avez arrêté de lire ou de regarder certains médias parce que vous pensez qu’ils ne représentent pas correctement la communauté musulmane “. 38% des musulmans ont répondu “oui”, les femmes étant sur-représentées ainsi que les 18-44 ans (42%). Seule une petite moitié déclare n’avoir pas changé ses habitudes en la matière.
Si l’on précise la question en demandant si les personnes ont changé de médias parce qu’elles n’ont pas confiance dans les informations fournies spécifiques au terrorisme et à la lutte antiterroriste, le “oui” atteint 43% (et 46% chez les 18-44 ans). Le traitement médiatique des attentats a ainsi détourné près de la moitié des musulmans de certains médias !
Cette fermeture, dont nous avons parlé à propos des plus jeunes dans un contexte général, « pré-attentat » en quelque sorte, est ici directement liée au terrorisme et à la façon dont il en est rendu compte. On peut donc affirmer que les attentats alimentent ce cycle de fermeture vis-à-vis des médias communs, beaucoup plus prononcé que dans le reste de la population. Le changement de comportement des Français musulmans vis-à-vis des médias semble fondamental, puisque médias jouent, comme on l’a vu, un rôle déterminant dans la perception du terrorisme, et au-delà dans la construction d’un imaginaire collectif.
CONCLUSION : LA DIVERGENCE ?
Largement virtuel au regard des décès violents en France, de valeur quasi-nulle du point de vue matériel, le terrorisme a su s’imposer dans l’imaginaire collectif en raison de son caractère spectaculaire : chacun désormais y croit .
Dans cet espace mental, les manifestations du terrorisme contribuent à faire progresser les représentations percevant l’islam de façon négative parallèlement à celles qui, dans la population musulmane, jouent en faveur d’un repli verbal, comportemental et surtout cognitif, sur fond d’insécurité ressentie. A la congruence des extrêmes s’ajoute donc un risque de divergence entre les citoyens musulmans et les autres : non pas tant dans le domaine des comportements observables (ce qui en soi est déjà inquiétant), mais surtout dans le domaine qui est le véritable champ de bataille du terrorisme, à savoir l’imaginaire.
Or l’imaginaire commun est le ciment d’une nation.
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[1] RAGAZZI (Francesco), DAVIDSHOFER (Stephan), PERRET (Sarah) et TAWFIK (Amal), Les effets de la lutte contre le terrorisme et la radicalisation sur les populations musulmanes en France , Centre d’études sur les conflits, Paris, 2018
[2] ROY (Olivier), La peur de l’islam , Paris, Les Éditions de l’aube, 2015, 144 pages, p.63
[3] GALLAND (Olivier) & MUXEL (Anne) s.d., La tentation radicale. Enquête auprès des lycéens , Paris, PUF, 2018, 455 pages, p. 370 ; et pp. 179-181
[4] TODOROV (Tzvetan), La peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, Paris, Robert Laffont, 2008
[5] Francesco RAGAZZI, entretien accordé à Middle East Eye le 9 janvier 2019 : https://www.middleeasteye.net/node/75255
[6] PUAUD (David), Le spectre de la radicalisation. L’administration sociale en temps de menace terroriste , Rennes, EHESP, coll. « Controverses », 2018, pp.143-146