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La laïcité, source de paix, s’oppose à la conception de Zemmour
Spécialiste incontesté de la laïcité, l’intellectuel Emile Poulat, enrôlé bien malgré lui par Eric Zemmour dans sa guerre des civilisations, a toujours refusé de prendre part aux polémiques qui reposent souvent sur des amalgames et des raccourcis. La plupart du temps, elles réduisent la pensée et le raisonnement à des slogans. Historien et sociologue exigeant, Emile Poulat a travaillé toute sa vie sur cette notion difficile qu’est la laïcité, soucieux d’une intelligence et d’une intelligibilité du monde singulièrement différente et radicalement plus complexe de celles du polémiste. Parce que la laïcité est elle-même devenue une sorte de slogan, Zemmour s’appuie sur notre livre d’entretiens (1) avec Emile Poulat pour ne retenir de sa pensée – en l’instrumentalisant et en la détournant – que ce qui pourrait servir sa cause, c’est-à-dire démontrer la supposée dangerosité de l’islam (il faut, dit-il, lutter contre «l’ordre coranique croissant dans les cités»), déplorer la déchristianisation de la France et prôner un modèle assimilateur niant les différences.
Au passage, il justifie aussi l’installation de crèches dans les mairies, en arguant toujours de la pensée de Poulat. Pour cela, il utilise la notion de «publicisation du culte», la détournant de son contexte, celui de la loi de 1905. Après la séparation des Eglises de l’Etat, seul demeurait public l’exercice du culte et non plus la religion, à l’époque exclusivement catholique. Si nous suivions le raisonnement erroné du polémiste, la loi de 1905 autoriserait alors les prières de rue ou le port public du voile intégral. Ce qui n’est évidemment pas le cas.
La recherche scientifique académique relève d’un travail complexe, de longue durée et d’exigence intellectuelle. Sa compréhension requiert aussi l’effort et la rigueur. Ce qu’oublient les polémistes, pressés de se trouver des cautions incontournables pour asseoir leur idéologie et calmer leurs peurs intérieures.
Ce n’est pas ce que défend Zemmour, tentant pourtant de capter l’héritage intellectuel de l’historien. Le savant Poulat nous a appris une chose essentielle : la laïcité, c’est la liberté de conscience de tous, même (paradoxalement) pour ceux qui la combattent, à condition qu’il n’y ait pas de trouble à l’ordre public.
Pour sortir des sanglantes et cruelles guerres de religions aux milliers de morts et aux milliers d’expulsés (les protestants fuyant le royaume de France), pour abandonner la catholicité, système politique et juridique qui ne reconnaissait qu’une seule religion légitime depuis le sommet de l’Etat jusque dans les pratiques ordinaires, Montaigne et Michel de l’Hospital ont inventé, à la fin du XVIe siècle, la laïcité, sans la nommer. Après des décennies de débats et de combats, la France et la République instaurent, en 1905, un système ouvert et une grande loi libérale, concrétisant la volonté de tolérance et de vivre ensemble qui avait émergé grâce aux deux hommes. A la lecture de la loi du 9 décembre 1905, on s’aperçoit de l’absence des termes «laïcité» et «Eglise» – sauf une fois pour le deuxième mot du titre où il est… au pluriel. Dans le texte, il est essentiellement question de liberté. L’article premier pose : «La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.» Cet article donne une véritable téléologie à la laïcité : la double finalité de la laïcité est en effet la liberté de conscience et le libre exercice des cultes.
La laïcité, c’est la liberté de croire et de ne pas croire, la liberté de religion et de non-religion, y compris celle de pratiquer un culte ou non. Cet article est totalement imprégné de l’article X de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 qui pose : «Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi.» Et ceci vaut aujourd’hui, n’en déplaise à Eric Zemmour, aussi pour les musulmans. Sinon, ce serait le retour des guerres de religions, sinon on reviendrait aux périodes les plus sombres de notre histoire. L’œuvre de Poulat, elle, raconte l’accouchement douloureux de ces notions fondatrices de la démocratie et de la liberté.
Zemmour opère par déformations
Décédé le 22 novembre, Émile Poulat, enrôlé bien malgré lui dans la guerre de civilisations menée par Zemmour, ne peut répondre, lui pourtant si rigoureux et si précis (parfois jusqu’à l’excès) dans sa pensée, dans le maniement des concepts et dans la lecture critique des faits historiques. Répondre, nous ne pouvons le faire à sa place. Mais nous devons, par devoir de mémoire et intégrité intellectuelle, remettre les choses en ordre et à l’endroit. Pour cela, nous pensons avoir la légitimité de nos longues heures passées à discuter avec l’historien et le sociologue de la laïcité. Pour alimenter son moulin, le polémiste Zemmour opère par déformations. Un exemple quand Poulat pose une question: «Les musulmans vont-ils accepter de faire partie d’une société où il y a place pour tout le monde ?» le chroniqueur en tire la leçon : «L’islam n’a jamais connu de société où il y a une place pour tout le monde…
De glissement en glissement, le polémiste, fait gravissime du point de vue intellectuel, généralise sur l’histoire des religions. Au passage, il justifie les crèches dans les mairies en instrumentalisant une terminologie, très précise dans le contexte lors du vote de la loi de 1905, la «publicisation du culte». Après la séparation des Églises de l’État, seul demeurait public l’exercice du culte et non plus la religion, à l’époque exclusivement catholique. Si nous suivions le raisonnement erroné du polémiste, la loi de 1905 autoriserait alors les prières de rue ou le port public du voile intégral. Ce qui n’est pas le cas.
La laïcité, source de paix, s’oppose à la conception de Zemmour
Tout au long de sa chronique, Zemmour diabolise l’islam pour prôner le retour de la société chrétienne et de «la bonne vieille assimilation qui nous a permis d’intégrer sans douleur des générations d’immigrants». Or, le polémiste n’a pas compris que la laïcité est l’inverse de ce qu’il en dit. Elle est justement née pour remplacer la catholicité «assimilatrice et exclusive» pour reprendre les termes de Poulat, «catholicité d’Etat assimilatrice» qui, confrontée à la religion protestante naissante, avait généré huit guerres de religions et des centaines de milliers de morts pendant cinq générations. Pour contre carrer ces violences, la laïcité a été inventée pour garantir la paix.
En effet, «la paix civile et sociale est une affaire trop sérieuse pour être laissée dans les mains des ministres du culte, pasteurs et prêtres» explique Poulat pour commenter l’invention de la laïcité par des intellectuels tels Montaigne ou Michel de l’Hospital à la fin du XVIe siècle. La laïcité est pensée justement comme le cadre même de cette paix civile et sociale. Sans elle, on donne le pouvoir aux prêtres et pasteurs qui voudront assimiler tout le monde et briseront la paix civile. Zemmour nostalgique d’une religion qui assimilera tout le monde veut-il encore des guerres de religion? En tous les cas, il fait tout pour. Qu’il lise vraiment Poulat sous peine de porter la responsabilité d’attiser de nouvelles guerres. Poulat n’a jamais cessé de marteler que la laïcité, c’était faire de la place à tout le monde, y compris aux non-croyants, à l’autre, en somme…
(1) Emile Poulat, «Notre laïcité, ou les religions dans l’espace public», entretiens avec Bernadette Sauvaget et Olivier Bobineau, éditions Desclée de Brouwer, 100 pages, 9,90 euros.