Reçu en visite officielle à Paris, le 5 janvier 2018, le président Recep Tayyip Erdogan avait lancé aux dirigeants du Conseil français du culte musulman (CFCM) cette sentence provocatrice : “Les musulmans de France sont sous ma protection. Ceux qui vous touchent me touchent.” Trois ans plus tard, alors que les tensions se sont multipliées – jusqu’aux invectives publiques – entre le chef d’État ottoman et Emmanuel Macron autour de la politique française de lutte contre l’islamisme, les informations collectées par les services de renseignement attestent la réalité de l’activisme turc sur notre territoire.
Ankara utiliserait ses réseaux et une partie de sa diaspora pour diffuser des idées rigoristes en France (photo d’illustration). © AFP
Selon une enquête publiée dimanche par le “JDD”, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan utiliserait ses réseaux et une partie de sa diaspora pour imposer certaines de ses idées en France, sur l’islam rigoriste notamment. Europe 1 a interrogé le journaliste Mohamed Sifaoui, auteur de cette enquête.
“Une vision islamiste de la religion musulmane”
“Ces actions visent plusieurs objectifs”, explique au micro d’Europe 1 le journaliste Mohamed Sifaoui, qui signe cette enquête basée sur plusieurs notes du renseignement, intérieur et extérieur. “D’abord, améliorer l’image du régime turc auprès de la diaspora et auprès de la société française. Puis, défendre l’image d’Erdogan coûte que coûte. Et enfin, évidemment, la diffusion d’une vision islamiste de la religion musulmane.”
Le journaliste cite pour exemple “la dernière charte voulue par Emmanuel Macron”, la charte des principes présente dans la loi confortant les principes républicains, actuellement examinée par le parlement. “Elle n’a pas été signée par les deux fédérations turques, à la demande d’Ankara, parce que c’est une charte qui rappelle des principes fondamentaux qui sont importants pour la République et qui sont clairement combattus par le régime turc”, assure Mohamed Sifaoui. “Ce que fait le régime turc, c’est véritablement utiliser tout ou partie de sa diaspora comme cheval de Troie, afin de gêner les autorités françaises et de les empêcher de mener les politiques qu’elles ont envie de mener souverainement chez elles.”
Par Marion Gauthier, édité par Margaux Lannuzel
Plusieurs rapports adressés à l’Élysée par la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la Direction du renseignement de la Préfecture de police (DRPP) à la fin du mois d’octobre 2020 – et que le JDD a pu consulter – dévoilent l’ampleur, les formes et les objectifs d’une véritable stratégie d’infiltration impulsée depuis Ankara au moyen de réseaux animés par l’ambassade de Turquie et le MIT, le service d’espionnage turc. Ces “vecteurs d’influence” pointés par les experts français agissent principalement auprès de la population turque immigrée, mais aussi à travers les organisations musulmanes et même depuis peu dans la vie politique locale, par l’appui apporté à des élus inféodés.
Des écoles où les professeurs turcs sont “tous inféodés à l’AKP”
Longtemps, les services tricolores ont entretenu des relations de travail avec leurs homologues turcs. Ministre de l’Intérieur de 2012 à 2014, Manuel Valls évoque une “bonne coopération” sur la surveillance du PKK (mouvement kurde d’opposition armée au régime d’Ankara), la circulation des réfugiés et le combat contre le terrorisme. Mais il ajoute : “Dans une sorte de naïveté, on n’a pas immédiatement vu le double jeu d’Erdogan. C’est la guerre civile en Syrie qui a révélé son vrai visage et ses intentions réelles.”
Selon les services français, la mainmise du pouvoir d’Ankara prend la forme d’un “contrôle de la communauté turque” grâce à une galaxie de quelque 650 associations, coordonnée par une confédération représentée non seulement en France mais aussi en Allemagne, en Belgique et aux Pays-Bas. Depuis son accession au pouvoir, en 2003, Erdogan jouit d’une forte popularité dans la diaspora, particulièrement en France et dans toute l’Europe du Nord. Cette emprise lui permet à la fois de disposer de relais pour sa propagande, de surveiller les exilés et de “juguler les mouvements d’opposition”, plus à l’aise pour s’exprimer dans des démocraties. “Il veut étouffer toute contestation dans l’œuf”, observe-t-on au ministère des Affaires étrangères.
Des Français qui sont formés par un État étranger pour être sensible aux thèses islamistes
Misant sur le long terme, le gouvernement turc a en outre investi dans l’édification d’un réseau d’écoles destiné à éduquer les enfants selon les préceptes de l’AKP, le parti islamiste conservateur fondé et dirigé par Erdogan. “Le problème est qu’il s’agit de futurs binationaux, précise un expert. Des Français qui sont formés par un État étranger pour être sensible aux thèses islamistes.”
L’enseignement est dispensé par des professeurs turcs, “tous inféodés à l’AKP”, dans le cadre du dispositif des Elco (enseignements de langue et culture d’origine), auquel Macron veut mettre fin. Il s’appuie aussi sur une fondation baptisée Maarif. Présentée comme un réseau d’établissements privés, cette structure dotée d’antennes dans 60 pays est officiellement vouée au “rayonnement culturel de la Turquie”.
Pour les services, son véritable objectif serait plutôt “de promouvoir une scolarité conforme à la ligne islamo-nationaliste prônée par l’AKP”. Bien implantée en Alsace, où la population turque est nombreuse, la Maarif est surveillée de près par le renseignement tricolore, qui voit ses écoles comme des “lieux de diffusion de l’idéologie de l’AKP” ainsi que “des espaces de recueil de renseignement”. Une des notes destinées à l’Élysée affirme même que les enseignants détachés par la Turquie pour les Elco sont susceptibles “de récolter du renseignement ou de procurer une couverture pour des officiers du MIT”. En clair : sous la blouse des maîtres se cacheraient des maîtres-espions.
Une diffusion orchestrée d’un islam politique
Autre organisation scrutée, l’Union internationale des démocrates (UID) : sa branche française, créée en 2006, s’appuie sur sept associations locales chargées de véhiculer le lobbying pro-Erdogan afin “d’améliorer la perception” du régime turc en “organisant des manifestations” et en apportant un “soutien logistique” à l’AKP. L’organisation dispose d’un mouvement de jeunes, animé par un Franco-Turc de 32 ans, et d’une section féminine, dirigée par une immigrée turque suspectée d’être en relation directe avec un ancien ponte du MIT et un haut diplomate turc en poste à Paris, qui, selon la DGSI, “lui transmettent des directives, notamment dans le cadre de la défense de l’image de la Turquie en France et du soutien au pouvoir d’Erdogan”.
À la propagande idéologique s’ajoute la diffusion d’un islam politique, orchestrée par deux mouvements : le Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF) et le Millî Görüs, dont les experts du renseignement observent qu’ils visent à “peser dans les instances officielles de l’islam de France”. De 2017 à 2019, le CCMTF avait réussi à porter l’un des siens, Ahmet Ogras, à la tête du CFCM, qui fédère les principaux courants de l’islam. Cet ingénieur sans grande formation religieuse devenu agent de voyages niait alors toute subordination à Ankara mais décrivait Erdogan comme un “modèle de démocratie”.
Des stratagèmes visant à avoir au moins un colistier turc qui puisse contribuer à défendre les intérêts d’Ankara
Si la mouvance turque ne dispose plus désormais de la même influence, ses affidés ont montré leur poids en décembre dernier en perturbant, à force de manœuvres internes et de surenchères intégristes, la rédaction de la “charte des valeurs” qu’Emmanuel Macron avait réclamée pour affirmer l’attachement à la République des musulmans de France. Le secrétaire général du Mîlli Görüs en Allemagne, Bekir Altas, a suivi au téléphone les négociations au sein du CFCM et a donné des directives à ses représentants en France pour saboter les discusssions. Le CCMTF, qui pilote 250 des 2.500 lieux de prière français, est directement rattaché à la puissante direction des affaires religieuses d’Ankara.
Des candidats binationaux aux élections locales françaises inféodés au pouvoir turc
Enfin, à en croire les services spécialisés, l’entrisme du régime d’Erdogan touche “la vie politique française en s’appuyant sur des candidats binationaux dans les élections locales”. Plusieurs personnalités inféodées au pouvoir turc auraient été “injectées minutieusement” dans des listes, notamment à Strasbourg, Colmar ou Mulhouse lors du scrutin municipal du printemps 2020. Cette offensive discrète a été détectée surtout en Alsace, géographiquement proche de l’Allemagne, berceau de la communauté turque en Europe, et où le concordat de 1801 s’applique encore (par exception à la loi de 1905 sur la laïcité), offrant des facilités aux organisations religieuses soumises à Ankara.
L’un des rapports que le JDD a pu lire dénonce une immixtion vouée à “influencer les décisions politiques” de certaines collectivités. Selon un autre, “la DGSI a pu observer la mise en œuvre de stratagèmes visant à présenter des candidats franco-turcs sur le maximum de listes dans une même ville, de façon à ce que le vainqueur ait au moins un colistier turc qui puisse contribuer à défendre les intérêts d’Ankara”.
“Ces manœuvres, concluent les experts du renseignement, ont mené à l’élection de plusieurs conseillers municipaux connus pour leurs sympathies à l’égard du régime d’Erdogan, mais aussi pour leurs relations avec les vecteurs d’influence turcs sur notre sol.” Ce qu’on appelle des chevaux de Troie.