Il faut dire ce qui est, non seulement ce que l’on voit. Il faut dire tout ce que l’on ne voit pas, et tout ce qui nous échappe, les interstices d’où la lumière ne sort pas et qui se dissimulent dans l’ombre de telle façon qu’on pourrait croire, en ne faisant confiance qu’à notre seule vue, qu’ils n’existent pas. L’intelligence s’exerce à ce prix, celui de confesser sa cécité ; et de se confesser à nouveau, car nous voici toujours relaps en matière d’intelligence, comme en matière de foi qui sont deux choses identiques en cela qu’elles sont chacune, quoique selon deux ordres différents, l’œuvre des ténèbres.
Tout le malheur du monde provient de là, quand un jour un homme a osé dire, en dépit de la vérité, « je sais ! »
C’est un labeur pénible dont on tirera plus de honte que de gloire, et qui souvent nous humiliera, et qui ne nous rassurera jamais. Mais l’inquiétude renforce, son amertume guérit de la bêtise, et, décillés grâce à elle, nous pourrons contempler ce que nous voyons en gémissant, humbles à nouveau, scrutant, et scrutant toujours, à nous en déchirer la rétine, un monde qui, quand nous croyons le connaître, ne mérite pas notre amour. Car ce que l’on en voit ne peut que nous en dégoûter comme tout ce qui nous distrait de lui semble le nier. Et ceux qui se ravissent du monde comme ceux qui s’en écœurent se trompent mêmement ; et selon leur plaisir ou leur nausée effectuent le même geste que le fanatique, du haut de sa doctrine, ou le scientiste, rivé à l’embout de son microscope, qui ne voit rien d’autre que ce qu’ils voient tous les deux, soit l’expression d’une perspective leur permettant de proclamer une leur part de vérité ; part de chacun qui, une fois assemblées, ne font jamais autre chose qu’un mensonge.
Oh ! Puisqu’il ne s’agit pas de balancer un point de vue par un autre, ni d’équilibre, il s’agit donc de ne rien concéder à l’idiotie ni au mensonge,mais de les combattre âprement et pour ce faire de les combattre d’abord là où ils se trouvent et là où ils règnent – en nous. « Le cœur de l’homme est creux et plein d’ordure », écrit Pascal, et le mien en premier lieu, ce cœur que j’ignore, dont à la fin je ne connais pas les raisons, et qui m’échappe aussi bien que le monde m’échappe puisque de lui j’ignore tout excepté ce que je crois en savoir. Tout le malheur du monde provient de là, quand un jour un homme a osé dire, en dépit de la vérité, « je sais ! », oubliant que l’ignorance se recommence sans cesse, qu’on ne s’en débarrasse pas, et que c’est une grâce puisqu’elle seule peut purifier notre cœur pour le remplir d’autre chose que d’ordure.
Éditorial essais de février : La morale aux mains sales
Ainsi, voici défini le malheur de notre temps, qui est aussi le malheur du monde, celui du savoir désormais démocratiquement disponible et qu’ironiquement on appelle pour s’en moquer le « sachoir », en quoi l’espérance nous est permise, puisque tout ce qui s’élève à la mesure du cliché manifeste en même temps que le climax de son règne le début de son déclin. Alors, peut-être, apercevrons-nous des rais de lumière traversant les ténèbres de cette connaissance que chacun revendique, et qui n’est rien d’autre que la vision fausse de nos yeux de chairs, aveugles à toute contemplation, qui ne voient que ce qu’ils voient. Alors, peut-être, enfin, avec un peu de chance, demain, il fera nuit.