Ce dimanche 28 mars, les forces kurdes en Syrie ont lancé une opération de sécurité contre le camp de réfugiés d’al-Hol, au nord-est de la Syrie. Ce camp, où des civils syriens et irakiens ayant quitté leurs terres pour fuir les forces de Daech cohabitent dans des conditions de vie très précaires avec des femmes et enfants de combattants djihadistes d’origine européenne, connaît depuis le début de l’année une inquiétante série de tensions, de meurtres et d’évasions.
Début mars, l’ONG Médecins Sans Frontières avait annoncé la suspension « temporaire » de ses activités à al-Hol, après qu’un de ses bénévoles a trouvé la mort durant l’un des épisodes de violence qui animent régulièrement le camp, où vivent 62 000 réfugiés, dont 93 % de femmes et d’enfants, selon l’ONU.
Cette opération des Forces Démocratiques Syriennes (FDS), menées par les Kurdes, devrait durer au moins dix jours et a reçu l’aval de la coalition internationale menée par Washington.
Pour comprendre les enjeux de cette action, Marianne a interrogé Jean-Charles Brisard, président du Centre d’Analyse du Terrorisme et enseignant à l’Institut d’Études Politiques de Strasbourg. Début mars, celui-ci alertait déjà dans nos colonnes du « grand risque de dispersion des prisonniers » d’al-Hol, dont certains sont déterminés à rejoindre ce qu’il reste des forces de Daech.
Marianne : En quoi consiste cette opération ?
Jean-Charles Brisard : L’opération de sécurité menée par les Kurdes fait suite à de très nombreux incidents qui ont agité le camp ces dernières semaines, avec plus de 40 meurtres et une succession de soulèvements violents, actes de rébellions et tentatives d’évasion. La situation est devenue hors de contrôle depuis plusieurs semaines déjà et elle se dégrade considérablement de jour en jour.
À l’heure actuelle, plus de 5 000 militaires kurdes sont mobilisés pour tenter de repérer les individus suspects. Il y a eu plus de 30 arrestations, dont au moins un chef de l’État Islamique. Les forces kurdes ont découvert un tunnel qui permet de communiquer avec l’extérieur du camp, ils ont arrêté des hommes qui se cachent dans le camp alors qu’ils n’ont rien à y faire. Il est à présent clair que ce camp est devenu hors de contrôle, qu’il est une poudrière qui peut communiquer efficacement avec les réseaux de Daech. Depuis plusieurs semaines, de nombreux djihadistes ont pu passer par ce camp et en sortir.
Cette opération est-elle un sursaut salutaire ou bien, en cas d’échec, risque-t-elle de dégrader encore plus la stabilité du camp ?
La situation est très compliquée : la stabilité du camp s’est dégradée depuis longtemps et on peut estimer que cette opération arrive trop tardivement. D’autant plus que ce n’est pas la première fois que les Kurdes interviennent. Il y a quelques mois, a eu lieu une opération visant à identifier la présence d’hommes dans le camp avec recherches ADN et surveillance photographique. Cette opération de surveillance venait aussi trop tard, mais on a pu en appendre beaucoup grâce à elle : on sait par exemple que Hayat Boumeddiene (la compagne du terroriste Amedy Coulibaly, condamnée en décembre 2020 à trente ans de réclusion criminelle, mais ayant fui en Turquie avant l’attentat de l’Hyper Cacher, N.D.L.R.) s’est dissimulée dans ce camp et qu’elle a réussi à s’en échapper au moment opportun.
L’opération menée depuis dimanche démontre l’incapacité des autorités kurdes à garantir la sécurité des détenus et le caractère fermé du camp. C’est préoccupant d’un point de vue sécuritaire car de nombreux djihadistes parviennent à se dissimuler puis à s’échapper et ils n’ont pas renoncé à leur engagement idéologique.
Pourquoi la coalition n’intervient-elle pas aux côtés des Kurdes pour assurer la sécurité du camp ?
Les Kurdes contrôlent la zone et le camp, en accord avec le droit humanitaire. Mais ils ont l’obligation d’assurer la sécurité. La France n’a aucun moyen d’agir, à part en aidant les Kurdes, car ce camp se situe sur le territoire d’un État tiers et la France n’est pas impliquée dans la gestion de ce territoire. La coalition internationale a fourni des moyens techniques et a entraîné les forces kurdes. Mais la responsabilité première de la gestion de ces camps incombe aux Kurdes. Les pays de la coalition ne souhaitent pas s’ingérer. Au fond, nous avons choisi de déléguer notre sécurité à des tiers, mais ces tiers ne sont pas complètement de confiance car ils ne peuvent pas garantir les conditions de détention. C’est la raison pour laquelle moi-même et de nombreux autres experts du terrorisme, prônons le rapatriement des prisonniers français en France afin qu’ils soient jugés dans notre système judiciaire.
Un rapport de l’ONU estime que « certains détenus perçoivent al-Hol comme le dernier vestige du califat ». Partagez-vous cette vision ?
Il y a d’autres points d’ancrage de l’État Islamique, notamment autour d’Idlib, où beaucoup de membres de Daech ont trouvé refuge. Mais ce camp forme en effet une synthèse de l’État Islamique : y vivent des femmes et des hommes qui sont pleinement engagés dans ce groupe terroriste et font vivre son idéologie sur internet. Le reste des forces de Daech impose une grande pression sur les Kurdes dans la région pour pousser à l’ouverture de ce camp et à la libération des prisonniers. C’est la raison pour laquelle il faut rapidement résoudre la situation. Plus on attend, plus le nombreux seront les combattants de l’État Islamique à échapper aux forces kurdes.
Si les Kurdes perdent le contrôle de ce camp, quels sont les risques sécuritaires pour la région et pour les pays européens ?
La conséquence directe serait la fuite des djihadistes et femmes de djihadistes les plus déterminés, qui pourraient trouver refuge dans les endroits où Daech dispose de réseaux et de soutiens : à Idlib ou dans le désert syrien à la frontière de l’Irak. Une telle fuite irait renforcer les capacités opérationnelles de Daech et ses capacités de projection de la menace terroriste avec un risque important de retours en Europe pour commettre attentats. De ce qui se passe aujourd’hui à al-Hol dépend beaucoup notre sécurité intérieure.
Est-il déjà possible de prévoir la réussite ou l’échec de cette opération ?
Rien ne permet de prévoir, malheureusement. On peut se réjouir que les forces kurdes interviennent – même si c’est un peu tard. Mais, face à eux, il y a des gens déterminés qui fomentent des meurtres et des tentatives d’évasion.
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