À Bagdad et Bassora
Un lampion éclaire faiblement une grande banderole attachée à la devanture d’une modeste bâtisse d’al-Mashraq, banlieue pauvre de Bassora. Dessus, des visages d’hommes en treillis militaires trônent fièrement. Tous appartiennent au passé, sauf celui de Jawad Ruhaef Fuleh al-Daraji. Leur commandant est assis dans le séjour, entouré de ses fils, eux aussi combattants pour la brigade al-Muntazar, sous-groupe de la milice Kataëb Sayyid al-Shouhada, réputée pour son activité en Syrie, en Irak et ses liens étroits avec l’Iran.
Dans la pièce ornée de photos de lui, armes lourdes à la main, l’homme s’écrie: «Je hais les États-Unis, j’aimerais me faire exploser directement sur leurs terres!» Dans la bataille contre Daech, Jawad, 59 ans, barbe blanche, y a pourtant laissé une jambe et un pied qu’il pourrait bientôt se faire amputer. Mais le chef de guerre n’en a cure. Aux célébrations des Hache al Chaabi, en mémoire de Soleimani et Mohandes, tous deux «éliminés» sur ordre de Donald Trump le 3 janvier 2020, il voulait rouler en fauteuil sur les drapeaux américain et israélien en se disant prêt à reprendre les armes.
Le combattant de Kataëb Sayyid al-Shouhada n’est pas le seul à réclamer vengeance. Depuis la mort de Qassem Soleimani, l’ex-chef iranien de la Force al-Qods, et celle, dans la même frappe américaine, d’Abou Mahdi al-Mohandes, l’ex-numéro deux des Hachd al-Chaabi, de nombreuses factions armées des Unités de mobilisation populaires semblent être devenues hors de contrôle. Censées obéir aux ordres du premier ministre irakien et assurer des missions de sécurité contre Daech après avoir participé à sa défaite physique, certaines milices des Hachd visent aujourd’hui les positions américaines et celles de la coalition internationale.
La dernière attaque en date remonte au 20 décembre, quand le groupe Assaini Ahl al-Haq tira des roquettes depuis le centre de Bagdad sur l’ambassade des États-Unis. Des offensives de ce type, les Américains en ont essuyé une soixantaine tout au long de l’année dernière. Un nombre quasiment équivalent aux embuscades subies en bordure de routes par les convois de ravitaillements américains ou de la coalition, selon une liste consultée par Le Figaro.
Parallèlement à ces assauts terroristes sur les forces occidentales, plusieurs milices Hachd al-Chaabi ne cessent de s’immiscer dans la vie politique du pays. L’une des plus virulentes et plus proches du régime iranien, Kataëb Hezbollah, avait notamment menacé de mort par SMS de nombreux membres du Parlement irakien, pour les inciter à voter le départ des troupes de la coalition, en janvier dernier. En avril de la même année, cent de leurs hommes, armés de RPG, avaient encerclé Moustapha al-Kazimi et son service de sécurité, en pleine zone verte. Le candidat au poste de premier ministre, auquel ils reprochaient d’être un agent des États-Unis, ne leur convenait pas, Pour conclure l’année 2020, un porte-parole de cette milice est même allé jusqu’à le menacer de lui couper les oreilles.
«Zone d’ombre»
«Les formations alignées sur l’Iran jouent sur une zone d’ombre. Ils peuvent avoir un pied au sein des Hachd al-Chaabi, en revendiquant donc le statut et les privilèges d’un acteur étatique, tout en laissant leurs forces armées en dehors du cadre de l’État et des Hachd. Par conséquent, si un de leurs membres est impliqué dans une attaque armée, il est difficile d’établir s’il s’agit d’un délit commis par un membre des Hachd ou par un membre d’une milice illégale», révèle Inna Rudolf, analyste de la sécurité irakienne et chercheuse au King’s College de Londres. «Beaucoup de ces groupes chez nous sont incontrôlables, plus que vous ne le croyez», révèle une source chez les Hachd al-Chaabi.
Imad al-Assadi, responsable d’Assaïb Ahl al-Haq à Bassora, reçoit en costume dans son bureau barricadé par de grands murs et une porte en ferraille peu accueillante. L’homme nie mollement les récentes attaques de son groupe contre les États-Unis. «Je pense que nous n’avons aucun rôle direct ou indirect», esquive-t-il avec le sourire. «Il y a des agents(américains, NDLR) au sein du gouvernement irakien. L’un d’eux, qui a travaillé avant à la sécurité du pays (le premier ministre Moustapha al-Kazimi, NDLR), empêche toute riposte contre les États-Unis. Mais croyez-moi, nous trouverons n’importe quel moyen pour nous venger.»
Nous sommes impatients de venger Soleimani et Mohandes, et nous le ferons même si le gouvernement irakien ne nous donne pas son accord. Ils n’ont rien à voir avec cette histoire
Ahmed Abdul Kareem, chef de l’organisation Badr à Bassora
Hamid al-Husaini ne veut parler, lui aussi, que de vengeance. Avec une voix rauque, le commandant de la milice Saraya al-Khorasani, affiliée à l’Iran et active en Syrie, le jure: «Abou Mahdi al-Mohandes était la figure paternelle de tous les combattants ici en Irak. J’ai confiance que dans le futur il y aura un plan ambitieux pour venger ces deux grandes pertes nationales. Et ce jour-là, je pourrai couper les mains de ceux qui ont commis un crime aussi lâche.»
Ahmed Abdul Kareem, dit Abou Djihad, 62 ans, souhaite, lui, faire la guerre aux États-Unis après avoir combattu le régime de Saddam Hussein, puis Daech aux côtés de l’Iran. Le chef de l’organisation Badr à Bassora – la milice pro-iranienne la plus importante des Hachd al-Chaabi – avoue dans sa résidence fortifiée: «Nous sommes impatients de venger Soleimani et Mohandes, et nous le ferons même si le gouvernement irakien ne nous donne pas son accord. Ils n’ont rien à voir avec cette histoire», lance-t-il avec dédain, avant de rétropédaler: «Vous me demandiez pour Badr ou pour moi? Non, ma vengeance sera personnelle et se fera indépendamment de l’organisation Badr qui est liée au gouvernement…»
Liste de condamnés
Bien qu’en grande majorité acquises à la cause iranienne, les milices des Hachd al-Chaabi prennent parfois leurs distances avec Téhéran. Avec le possible retour de Washington dans l’accord sur le nucléaire, le régime iranien semble en effet vouloir calmer les tensions avec les États-Unis. «Depuis la disparition de Mohandes et de Soleimani, tous les champions de la résistance autoproclamés veulent prendre des risques. En Irak, ils se sentent en droit de choisir leurs batailles, et leurs priorités ne reflètent pas nécessairement les intérêts du régime iranien. Il y a cependant toujours une convergence idéologique avec l’Iran», explique l’analyste Inna Rudolf.
En partie attribuée aux milices irakiennes pro-Iran, la sanglante répression des manifestations de l’an dernier, ainsi qu’un grand nombre de kidnappings et d’assassinats, ont prouvé à quel point critiquer l’influence iranienne en Irak était une limite à ne pas franchir. Adnan (son nom a été changé pour sa sécurité) le sait mieux que quiconque. L’homme a officié pendant plusieurs années en tant que cadre d’Assaïb Ahl al-Haq et confesse s’être depuis repenti. «Un jour, j’ai découvert qu’ils avaient des listes de noms de manifestants, d’activistes et de politiciens à assassiner.» Certains de ces hommes et femmes avaient eu le malheur de pointer du doigt l’ingérence iranienne. Adnan les a tous prévenus avant de quitter Bagdad. «Certains m’ont cru et ont fui au Kurdistan. Les autres sont morts.»