La meilleure série française du moment est un roman. L’Anomalie(Gallimard), d’Hervé Le Tellier, prix Goncourt 2020 et succès phénoménal en librairie avec 800.000 exemplaires vendus. En 2021, un vol Paris-New York transporte les mêmes passagers à trois mois d’intervalle. Une duplication surnaturelle qui bouleverse la vie des personnages victimes de ce dédoublement. Entretien avec un auteur qui doit autant à Italo Calvino qu’à la pop culture.
Comment expliquez-vous le succès de votre roman L’Anomalie?
Hervé LE TELLIER. – Il y a avant tout des raisons objectives. Le confinement, le prix Goncourt, qui est un facteur multiplicateur puisque le livre se vendait bien avant même son obtention (autour de 45.000 ventes). Et puis le fait que c’est une vraie fiction, une évasion. Je voulais une profusion de personnages et un jeu avec les genres, de la science-fiction au polar en passant par le roman sentimental, en rendant le lecteur complice de ce jeu. J’assume son côté populaire.
Cette dimension chorale fait beaucoup penser à la série, un médium très populaire.
Ce n’était pas quelque chose de conscient au départ. C’est en l’écrivant que je me suis rendu compte que ça se prêtait à une adaptation en série. Mon agent, Laure Pécher, a présenté le roman en mars, bien avant sa parution, dans le cadre du festival Séries Mania, qui s’est tenu en virtuel à cause du Covid. La boîte de production 247 Max a pris une option sur les droits à ce moment-là. Avec le Goncourt, les choses s’accélèrent, le livre a été acheté dans 35 pays et maintenant il faudrait trouver une production américaine pour respecter la logique du récit, situé en grande partie aux États-Unis, et bénéficier de moyens importants. En l’écrivant, je ne me suis pas fixé de limites ni privé d’effets spéciaux! Quand Tolstoï écrit Guerre et paix, il a toute l’armée du tsar. Moi, j’ai eu le Pentagone et la Maison-Blanche!
L’imaginaire du roman est très américain. On croise un tueur à gages, un vétéran de la guerre en Afghanistan, une avocate redoutable, un professeur à Princeton, le FBI, la CIA, la NSA et même le président des États-Unis…
C’est un choix de gamin, je me suis amusé en prenant des stéréotypes. J’ai bien sûr pensé à Lost, la série sur cet avion qui s’écrase sur une île mystérieuse. Il y en a plein d’autres dont on m’a parlé et que j’ai découvertes après avoir écrit L’Anomalie. Manifest, sur les passagers d’un vol entre la Jamaïque et New York qui atterrissent cinq ans après avoir décollé et sont présumés morts. The Leftovers, qui imagine la disparition du jour au lendemain de 2 % de la population de la surface de la terre, elle aussi fascinante à partir de la question «Et si?». Ou encore Sense 8, qui met en scène des personnages de plusieurs pays connectés entre eux, et Black Mirror, série britannique qui pousse un peu plus loin les possibilités des nouvelles technologies et des réseaux sociaux. Il y a cette idée qu’on peut créer des avatars qui expérimentent des choses à notre place. Les conséquences sont souvent terrifiantes.
Outre les séries, le cinéma et la pop culture sont des références très présentes.
Ces références à la pop culture créent un effet de réel, elles ancrent le fantastique dans un quotidien qui ressemble au nôtre. Blake, le tueur à gages, est influencé par Hollywood. À travers lui, je rends hommage à Mickey Spillane, le créateur de Mike Hammer, jugé trop violent dans les années 1950 par les ligues de vertu. Je cite aussi Rencontre du troisième type, Docteur Folamour, Interstellar, Ed Sheeran et Elton John. Le personnage de David, qui meurt à chaque fois, peut faire penser à Un jour sans fin.
Donald Trump, lui, ne connaît que Star Trek…
Je fais de Trump un personnage et d’ailleurs je ne cite jamais son nom. Pour lui expliquer la situation, ses conseillers lui proposent une imagerie d’adolescents qui lui parle, donc Star Trek. J’ai fini d’écrire L’Anomalie en janvier 2020, il me paraissait évident que Trump serait réélu. Sans le Covid, il l’aurait sûrement été. Dans l’univers en arborescence du livre, on peut très bien penser qu’il existe une branche de réalité dans laquelle il reste le président des États-Unis.
L’Anomalie est une sorte de dystopie qui résonne avec la pandémie.
La déréalisation dans laquelle nous vivons, faite de masques et de couvre-feux, trouve un écho avec celle du livre mais elle dépasse amplement ce que j’ai pu imaginer.
Vous abordez le thème du double en confrontant les passagers du vol de mars avec ceux du vol de juin…
Le titre provisoire était L’Incident Dostoïevski. On trouve aussi le double chez Gogol ou K. Dick, chez qui il est un clone. Le thème de la virtualité du monde date d’au moins trente ans, mais la thèse de la simulation, je la dois à Nick Bostrom, philosophe suédois, probabiliste et professeur à Oxford, à qui j’ai demandé de valider ma fiction.
Le cœur battant du livre, c’est l’amour, non?
Oui, c’est la limite de la duplication et le nœud du problème. Quand on aime quelqu’un, on n’est pas prêt à le partager. On ne peut pas non plus aimer deux personnes. Et autant on peut rivaliser contre un autre, autant, si l’autre, c’est nous, comment lutter? Question essentielle et existentielle.