En 1850, Victor Hugo a définitivement choisi son camp. Celui de la République. Celui de la liberté guidant le peuple contre la tyrannie du sabre et du goupillon. Mais c’est peu dire qu’il revient de loin !
En 1825, c’est ce jeune poète surdoué – alors âgé de 23 ans – que Louis XVIII avait chargé d’immortaliser son sacre à Reims, selon le rite séculaire de la monarchie de droit divin. Et Hugo avait manié l’encensoir sans retenue. Il y avait gagné la Légion d’honneur et une pension royale. Vingt ans plus tard, toujours monarchiste mais épousant son temps, le voilà nommé à la Chambre des pairs par Louis-Philippe. Le triomphe d’Hernani à la Comédie française, l’immense succès de Notre-Dame de Paris , ses recueils de poèmes lui ont valu cette reconnaissance, après celle de l’Académie française.
Victor Hugo, avocat passionné de la République
Arrive la révolution de février 1848. La République est proclamée, le suffrage universel instauré – du moins pour les hommes. Hugo est élu député de Paris à l’Assemblée constituante. Le sens de son engagement est clair, du côté des conservateurs. “Deux Républiques sont possibles , écrit-il. L’une abattra le drapeau tricolore sous le drapeau rouge. L’autre sera la sainte communion de tous les Français dans le principe démocratique. Celle-ci s’appelle la civilisation, celle-là s’appelle la terreur “.
Au fil des mois, pourtant, il se démarque et s’émancipe. Il réclame l’abolition totale de la peine de mort. Défend la liberté de la presse. Plaide en faveur d’une vraie politique sociale contre la misère. S’insurge contre l’intervention militaire de la France à Rome qui renverse la République italienne naissante et restaure les pouvoirs du pape.
Le 15 janvier 1850, enfin, Hugo coupe définitivement les ponts avec la majorité conservatrice. Et il le fait sur sujet qui va diviser la France pendant plus d’un siècle : la liberté de l’enseignement. En effet, le ministre de l’instruction publique, le comte Alfred de Falloux, mène croisade pour renforcer le pouvoir de l’Eglise catholique sur l’éducation. Son projet de loi prévoit que les évêques et les curés pourront contrôler les écoles primaires. Face aux lycées napoléoniens, il veut ouvrir largement le secondaire aux établissements catholiques. D’ailleurs, il accorde une grande liberté aux congrégations religieuses pour développer leurs activités d’enseignement.
Le comte Alfred de Falloux, à l’origine de la loi qui porte son nom, adoptée le 15 mars 1850 • Crédits : Gamma / Keystone – Getty
Ce 15 janvier, donc, Victor Hugo monte à la tribune de l’Assemblée. Il sait qu’il est minoritaire et que la loi Falloux sera adoptée. C’est pour le principe qu’il mène la bataille. Il attaque d’emblée, sans préambule : “L’idéal, pour moi, le voici : l’instruction gratuite et obligatoire. Un immense enseignement public donné et réglé par l’Etat, partant de l’école de village et montant, degré par degré, jusqu’au collège de France .”
Après ce postulat, il en martèle un second : oui, il est favorable à la liberté d’enseignement “pleine, entière, absolue” . A condition que cette liberté ne soit pas sous la surveillance des évêques, mais “sous l’œil de l’Etat” et de “l’Etat laïc, purement laïc, exclusivement laïc .” Ce qui implique, à ses yeux, “la séparation de l’Eglise et de l’Etat” .
“L’Eglise chez elle, l’Etat chez lui”
L’idée n’est pas nouvelle. Depuis la tornade révolutionnaire et ses expérimentations sans lendemain, depuis que, selon le Concordat conclu entre Bonaparte et le pape en 1801, l’Etat finance et contrôle les cultes (cultes catholique, protestant et israélite), le débat n’a jamais cessé. Hugo le tranche sans hésiter : “Jusqu’au jour où la liberté complète d’enseignement pourra être proclamée, je veux l’enseignement de l’Eglise en dedans de l’Eglise et non dehors” . Et d’une formule qui restera, il résume : “L’Eglise chez elle, l’Etat chez lui” .
En réalité, ce n’est pas la religion que vise Hugo. S’il n’a pas été baptisé, il n’est pas athée pour autant. Au contraire, et il le proclame du haut de la tribune : “Dieu se retrouve à la fin de tout. J’y crois profondément à ce monde meilleur. Il est la suprême certitude de ma raison comme il est la suprême consolation de mon âme.” Ce n’est pas de la rhétorique parlementaire. Toute sa vie, dans toute son œuvre, il poursuivra un dialogue singulier, un dialogue très hugolien avec Dieu. Jusqu’à son testament ainsi conclu, trois jours avant sa mort en 1885 : “Je crois en Dieu” .
Non, ce 15 janvier 1850, son adversaire n’est pas la religion. Mais ceux qui veulent en faire un instrument de domination politique. C’est-à-dire “le parti clérical”. Un quart de siècle plus tard, c’est le républicain Gambetta qui lancera son célèbre cri de guerre : “Le cléricalisme, voilà l’ennemi” . Hugo ne dit pas autre chose. Et avec quelle violence !
C’est un réquisitoire cinglant, en effet, qu’il dresse contre les cléricaux. “Vous êtes , leur lance-t-il, les parasites de l’Eglise, vous êtes la maladie de l’Eglise. Vous êtes, non les croyants, mais les sectaires d’une religion que vous ne comprenez pas. Ne mêlez pas l’Eglise à vos affaires, à vos combinaisons, à vos stratégies, à vos doctrines, à vos ambitions.” Le parti clérical ? “C’est un vieux parti qui a des états de service. C’est lui qui monte la garde à la porte de l’orthodoxie. C’est lui qui fait défense à la science et au génie d’aller au-delà du missel et qui veut cloîtrer la pensée dans le dogme. Tous les pas qu’a faits l’intelligence de l’Europe, elle les a faits sans lui.”
Et la charge continue, impitoyable. “Voilà déjà longtemps que vous essayez de mettre un bâillon sur l’esprit humain. Et vous voulez qu’on vous donne des peuples à instruire !” Et ceci, encore, à l’adresse de Falloux et des siens : “Vous êtes dans votre siècle comme des étrangers” . Les députés de gauche l’acclament, ceux de droite tempêtent. Il n’en a cure. Le verdict est sans appel : “Vous ne voulez pas du progrès ? Vous aurez les révolutions” . Des générations de républicains anticléricaux puiseront largement dans ce répertoire…
1851-1870, vingt ans de combat en faveur de la liberté
Vingt ans vont passer. Vingt ans d’exil à Jersey et Guernesey, après le coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte du 2 décembre 1851. Vingt ans de brûlots et d’anathèmes incessants contre “Napoléon le petit” et “l’assassinat de la République”. Vingt ans à défendre la liberté, partout où elle est bâillonnée dans le monde. Vingt ans, aussi, d’écriture foisonnante, des Misérables à La légende des siècles , des Châtiments aux Travailleurs de la mer .
Victor Hugo pendant son exil sur l’île de Guernesey, entre 1851 et 1870. • Crédits : Hulton-Deutsch Collection/Corbis – Getty
Il entrera à Paris en 1870, après l’effondrement de l’Empire à Sedan. Il retrouvera son siège au Sénat, respecté comme un infatigable combattant de l’idéal, mobilisé sans relâche pour obtenir l’amnistie complète des Communards condamnés, déportés ou exilés. Il vivra assez longtemps pour voir ses vœux de 1850 réalisés : la République s’imposant contre les monarchistes et les bonapartistes, l’école obligatoire, gratuite et laïque instaurée par Jules Ferry.
Mais aurait-il pu imaginer que la guerre des deux France, du parti clérical et du parti laïque, se rallumerait jusqu’au bout du XXe siècle. Encore et toujours sur la question de l’enseignement. En 1959, c’est la loi Debré qui accorde des subventions aux écoles privées, reconnaît leur “caractère propre” … et mobilise contre elle, sans succès, tout le peuple de gauche. En 1984, à l’inverse, c’est le peuple de droite, évêques en tête, qui se dresse contre le projet de la gauche d’intégrer l’enseignement privé dans le service public – et qui le fait capoter. Ultime clin d’œil de l’histoire, la loi Falloux ou ce qui en restait refit surface en 1994. La droite, imprudente, voulut la réformer pour faciliter le financement de l’école privée par les communes. Devant le tollé, elle dut battre en retraite. L’épisode, sans doute, a fait sourire Hugo, depuis la crypte du Panthéon où il repose.