Caricatures musulmanes, stéréotypes juifs.
Dans l’actualité, un événement chasse l’autre. L’assassinat d’Ilan Halimi succède à la une des médias aux caricatures antimusulmanes. Ces deux affaires avaient-ils un lien, non de contenu mais de forme ? Il semble (soyons prudents, rappelons nous l’affaire du RER D) que la bande qui a commis les tortures et le meurtre ait cru obtenir une rançon en s’attaquant principalement à des juifs. Cela à cause du stéréotype : ” juif = riche “. Mais comment s’est construit un tel stéréotype ? Il faut brièvement faire quelques rappels historiques pour comprendre.
En 1845, le fouriériste Alphonse Toussenel appelle ” de ce nom méprisé de juif, tout trafiquant d’espèce, tout parasite improductif (…) ; juif, usurier, marchand d’écus sont synonymes “. Nous sommes là dans l’antisémitisme socialiste. Mais cet antisémitisme s’emboîte sur l’antisémitisme chrétien qui, en interdisant nombre de métiers aux juifs et en condamnant (du moins dans le catholicisme) le prêt à intérét, a figé un certain nombre de juifs dans un rôle socialement nécessaire et méprisé tout à la fois.
En 1886, La France juive d’Edouard Drumont, marie ces deux courants et va devenir le succès éditorial du siècle, devançant la Vie de Jésus de Renan (1862). Et nous sommes passés d’un genre littéraire à l’autre. L’ouvrage anticlérical de Renan se référait implicitement à une conception de la démocratie où l’élite éduque le peuple et l’élève vers le savoir (dont la vulgarisation est, bien sûr, orientée). Le livre antisémite de Drumont correspond à une conception populiste de la démocratie où la masse a forcément raison et où la légitimité provient, en conséquence, du nombre d’exemplaires vendus, de la symbiose avec la demande sociale. L’auteur ne se prive pas de déclarer en préface de sa 115e édition (en moins d’un an !) : ” mon livre est fait (…de) l’expression des préoccupations du moment. (…) Je n’ai été que le secrétaire de tous les esprits t le porte-parole de toutes les âmes. ” Les thèmes antisémites, et notamment celui du juif riche et usurier (illégitimement riche implicitement) ont été popularisés par des caricatures qui en ont fixé l’image dans l’esprit de beaucoup. Une décennie plus tard, c’est l’affaire Dreyfus et le ” moment antisémite ” de la France entière, mis à part des francs-tireurs, comme l’a bien montré Pierre Birnbaum.
Alors nous sommes dans un dilemme. On ne dira jamais assez à quel point la liberté d’expression est un bien précieux, consubstantiel aux sociétés démocratiques. Il est d’autant plus important de l’affirmer et de le pratiquer que les moyens de contrôle des pouvoirs modernes sont sans commune mesure avec ceux dont disposaient les gouvernants d’il y a quelques siècles. Et seul le débat, le libre-examen peuvent rendre intelligent. Les mises à l’index, les censures, comme les intolérances ont toujours eu des résultats catastrophiques, même quand elles etaient, comme l’enfer, pavées de bonnes intentions.
Mais en même temps, ne sous-estimons pas le rôle que peut avoir cette liberté dans le développement de doctrines de haine et d’actes insupportables. L’assassinat d’Ilan Halimi est, hélas, un des effets des caricatures antisémites qui ont fleurit en France et fleurissent toujours aujourd’hui dans certains pays. Il est facile de construire un stéréotype et après celui-ci à la vie dure, il prospère de façon multiforme et ressemble à l’hydre dont les têtes repoussent toujours sitôt coupées.
La fin du XIXe a vu se multiplier les caricatures haineuses : le ” juif ” et aussi le ” jésuite “, le ” franc-maçon “, le ” protestant “, le ” clérical “, etc. N’ajoutons pas à cela le ” musulman ” comme certains, à leur insu peut-être le font, emboîtant leurs propos sur les stéréotypes coloniaux. Le meurtre d’Ilan Halimi doit conduire à réaffirmer fortement que rien ne saurait justifier la moindre goutte d’eau antisémite (rien, et surtout pas une cause politique). Mais il doit aussi nous interroger de façon plus générale sur la responsabilité qu’implique la liberté d’expression. Comme son nom l’indique une caricature accentue le trait, le caricature. Cela peut éclairer une question mieux qu’un long discours en mettant en lumière un aspect important, l'”arbre remarquable” habituellement caché par la forêt. Une caricature peut aussi déformer par simplification excessive, par outrance, par déformation de la réalité en jouant sur la peur ou sur la fabrication de boucs émissaires. Et ainsi tuer, dans la courte comme dans la longue durée.
La distinction n’est pas seulement une affaire de responsabilité morale. Elle me semble être d’abord et surtout une affaire de responsabilité intellectuelle. Une bonne caricature exige talent, rigueur et travail, pour viser juste et, ainsi, éveiller à la réflexion. Une ‘mauvaise’ fige une idée reçue, contribue à un stéréotype qui trop souvent commence par de la bêtise et finit par la haine.
” Le degré zéro de la pensée ” a dit le commissaire chargé de l’enquête. Phrase terrible dans sa justesse. Cette bêtise n’est-elle pas socialement construite ? Et les caricatures, les propos de dérision télévisuellement et radiophoniquement assénés qui sont sensés faire ” rire ” mais manifestent et entretiennent ” le degré zéro de la pensée ” ne sont-ils pas de la diffusion sociale à haute dose de bêtise, où l’alibi de la liberté d’expression sert à de pseudo guignols à s’en mettre plein les fouilles.
Il faut nous mettre en question pour qu’il n’y ait plus aucun Ilan Halimi.
Il n’est pas encore prouvé que ce crime particulièrement horrible soit un crime essentiellement raciste. Que les auteurs de ces faits monstrueux aient vu les caricatures n’est pas prouvé, non plus. L’enquête permettra de mettre tout cela au clair, espérons-le. L’indécence des hommes politiques, prêt à nous faire un nouveau ” show”, celle de Le Pen et De Villiers se refaisant une virginité perdue depuis bien longtemps, l’indécence donc m’a profondément choquée.
S’associer et respecter la douleur d’une famille, élucider un crime, le juger, c’est cela le plus important. La course à la présidentielle leur fait perdre toute retenue.
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