L’émergence d’un islam ” positif ” en France ?
La question que nous allons nous poser ici est la suivante : Quelles sont les conditions qui ont permis l’émergence d’un islam ” positif ” en France ? Entendons par le terme ” positif ” l’idée d’une rationalisation du discours religieux à partir d’outils relevant des domaines scientifiques, linguistiques, historiques…
Tout en considérant leur venue en France comme temporaire, les travailleurs venus d’Afrique et du Maghreb ont très tôt cherché à (re)constituer leurs familles, soit par le biais du regroupement familial, soit par mariage avec une femme de leur pays. La naissance importante de trois ou quatre enfants par femme si ce n’est plus, nécessitait déjà une réflexion sur l’identité formelle à attribuer à,ces futures ” 2èmes générations “.
Dans un premier temps, cette nouvelle identité a été façonnée par un environnement social où la place du religieux était quasiment inexistante. L’éducation scolaire reçue par les fils d’immigrés amenait un certain nombre à rejeter l’identité maghrèbine dans la seule sphêre privée pour se constituer en véritable Français plutôt fiers de l’être. Attitude favorisée aussi par la discrétion des pères dans l’exercice de leur religion et coutumes.
A partir des années 1980 et surtout dans les années 1990, un véritable sursaut ethnique voit le jour à travers différents mouvements, notamment artistiques, prenant l’existence d’une culture, d’une identité arabe. Par le biais de Cheb Khaled, obtient très vite la faveur des différentes classes françaises mais aussi de Maghrèbins (re)prenant pleinement conscience de leur arabité. Le Rap, issu des banlieues où résident de fortes minorités ethniques, donne la parole à de jeunes artistes comme Yazid qui, en 1996, crie à la ville ” Je suis l’Arabe “(1), celui-là même que l’on incite à l’intégration tout en le considérant comme potentiellement dangereux (le fameux cliché du voleur marque les esprits et révèle une certaine méfiance entre deux types de cultures).
D’autre part, les associations anti-racistes se médiatisent et informent la France qui se veut ” terre d’accueil ” des discriminations à l’encontre des fils d’immigrés lors d’entretiens d’embauche ou à l’entrée de discothèques. La grande manifestation communément appelée ” Marche des Beurs ” de 1983 témoigne du combat qu’ils mênent pour ne plus être victimes de discrimination raciale.
La volonté de la nouvelle jeunesse d’allier son identité d’origine à son identité territoriale se fonde en grande partie sur le besoin d’éviter un grand écart impossible entre le monde de l’intérieur (la maison familiale et tout ce que cela implique en terme de traditions), et le monde de l’extérieur (l’école, les amis français…) et son principe de ” liberté, égalité, fraternité”. Déclarer ouvertement que l’on est fier d’être arabe tout en étant Français, c’est installer sa maison traditionnelle sur la place publique et ne plus faire le choix d’une identité unique qui sacrifierait une part de soi.
Musulman à l’école française
Avec un tel cheminement dans le processus de fabrication de l’identité, il s’imposait aux esprits éclairés de se demander quel statut serait, de fait, accordé à la pierre centrale de l’édifice familial : la religion. Etait-elle enfouie au fond des coeurs, se rangeant au principe de laïcité à la française ? Le sentiment d’être musulman allait-il rebondir comme le sentiment d’être arabe ? Cela était déjà sans doute à prévoir avec, dès la fin des années 1980, début 1990, les manifestations religieuses dans les rues de Lyon ou la trop fameuse affaire du tchador islamique porté dans un établissement public.
Si l’islam fait son entrée sur la scène sociale française avec ce type d’événements (2), il apparaît aussi à travers les actualités internationales qui annoncent la fin de la Guerre Froide et mettent de plus en plus en avant la nouvelle menace ” terroriste-islamiste “. Sa place au journal télévisés’élargit alors même que les ” 2èmes générations ” ont atteint l’âge adulte et s’intéressent au-delà de leur conscience sociale àl’acquisition d’une conscience politique. La Palestine commence à envahir les cœurs, on commence à se souvenir de la guerre du Liban ; la première guerre du Golfe en Janvier 1991 suscite l’émoi et le long embargo qui s’ensuit provoque la colère de ceux qui accordent une place de choix au peuple irakien. Il apparaît dès lors comme une obligation de soutenir la communauté musulmane, souvent confondue avec la communauté arabe, contre les Etats-Unis qui, dans les esprits, se cherchent un nouvel ennemi.
Par ce biais et par de nombreux autres soumis à l’analyse sociologique, l’islam apparaît comme un élément constitutif de l’identité du fils d’immigré. Mais cet islam se démarque de celui perçu à travers l’éducation parentale. En effet, celui-ci ne peut se résumer à l’application non réfléchie de préceptes pourtant fondamentaux.
Deux grandes classes de musulmans peuvent être délimitées. D’une part, des musulmans élitistes qui, rejoignant le domaine universitaire (3), s’interrogent sur la légitimité des acquis taqlidiques et militent pour un islam intelligent, une théologie revivifiée, une exégèse coranique moderne. Derrière Mohammed Arkoun, ils en appellent à la création d’une discipline scientifique communément appelée ” islamologie appliquée ” et déterminent que les sources religieuses ne peuvent se définir sans l’utilisation des Sciences Humaines. D’autre part, des musulmans en quête d’un retour aux Sources, c’est-à-dire au Coran et à la Sunna (contenant la définition des objets de la foi). Plus attachés à la pratique, ils prènent une appartenance consciente et intelligente à un islam lavé des superstitions qui s’y sont greffées et qui, à leurs yeux, composent la religion parentale.
Tout en ne remettant jamais en cause les acquis théologiques et tout en manifestant pleinement sa foi, le musulman de France (4) se construit un islam en adéquation avec ses acquis en terme de science, et de rationalisme. Cette attitude double qui spécifie la religion ” historique ” (alliance de la raison et de la foi) est favorisée par le discours d’imams et d’universitaires, tel Tariq Ramadan, qui en appellent à une véritable épuration de l’islam pour en retrouver le sens originel. L’association des deux classes, opposées par bien des aspects, constitue l’islam positif.
Le poids de l’environnement
Cependant, il faut bien admettre que si les musulmans de la seconde classe citée explicitent souvent l’Islam en fonction de leur environnement scientifique et juridique, c’est aussi en partie parce qu’ils sont la proie d’une pression générale exercée par les instances gouvernementales et médiatiques opposées à toute argumentation théologique digne de ce nom. Par exemple, sous une pression féroce et malheureusement peu perceptible des médias, les jeunes filles portant le voile se voient bien trop conseillées de se défendre et de légitimer ce port en utilisant l’argument (vrai par ailleurs) des libertés accordées en terme de culte par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Cette deuxième classe de l’Islam positif, ne pouvant faire appel à ce qui serait incompréhensible pour le voisin non musulman, ne peut qu’éviter les discours théologiques rébarbatifs pour se concentrer sur des éléments de discours accessibles à tous (sans jamais pour autant être amenée à de mauvaises manipulations de la pratique discursive).
Ce rapport de force constant qui oppose les jeunes musulmans aux entités représentatives de l’opinion publique française éclaire sans demi-mesure l’importance de la positivité en terme d’argumentation et révèle surtout à quel point l’Islam se construit perpétuellement en fonction de son environnement, ne se figeant jamais en fonction d’une idéologie dominante.
Cet Islam positif a-t-il plus de légitimité que le wahhabisme ? Oui, dans le cadre de la société, des contextes et des modes de pensée qui sont les nôtres. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la compréhension de l’Islam a toujours fait l’objet d’une adaptation (même inconsciente) aux dimensions politiques, sociales et économiques de l’environnement dans lequel elle s’intégrait. Le danger qui guette l’Islam positif est justement celui de croire en l’absoluité intemporelle de ses fondements. Cet Islam ne doit pas se concevoir comme un paradigme dominant et n’a pas de légitimité à évincer tout comportement qui ne cadrerait pas avec ses propres définitions et déterminations de la foi, sauf dans le cas express d’un abus de conscience ou d’un crime ” universel ” comme par exemple l’excision ou le mariage forcé de jeunes adolescentes.
L’islam positif n’est pas plus universel que toutes les autres formes d’islam qui existent ici et ailleurs, avant et maintenant. Sa légitimité ne lui est conférée que pour autant qu’il soit en pleine phase avec les conditions d’existence de ceux qui y adhérent et qu’il ne piétine pas la vision autre de la religion, si -et seulement si- elle cadre avec le respect de la dignité humaine, seule condition possible à tout débat intra-religieux.
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