Confréries Tlemcen.
Confréries Tlemcen Sossie Andézian, Expériences du divin dans l’Algérie contemporaine. Adeptes des saints de la région de Tlemcen, Paris, CNRS éditions, 2001.
Cet ouvrage d’anthropologie religieuse est le résultat d’enquêtes menées dans les années 1980 en France, puis en Algérie, sur la place du mysticisme dans la société algérienne. L’auteur a observé les rituels de la confrérie Isawa ainsi que le culte rendu aux saints locaux par leurs dévots, adeptes ou non d’une confrérie, dans la région de Tlemcen (Ouest algérien). Son regard s’est surtout porté sur les femmes. Mais l’auteur met en garde le lecteur : son propos n’est pas l’étude d’une confrérie perse, ni les pratiques féminines du mysticisme, et encore moins l’étude de pratiques universelles du mysticisme en Islam, mais plutôt l’analyse des rapports entre formes religieuses locales et religion des textes. Elle revendique la notion à d’islam local à proposée par J. Berque à au sens d’application des principes universels de l’islam dans des contextes sociaux et historiques particuliers à (p. 30). Dans une période d’entrée en force du religieux dans la société algérienne, l’auteur s’interroge sur les rapports des Algériens au divin, sur les modes de transmission du mysticisme, sur sa place dans le champ religieux. Il n’est pourtant pas toujours clairement établi dans l’ouvrage que les Isawane représentent pas toute la mystique, ni toutes les confréries en Algérie. L’auteur a choisi comme méthode l’observation participante et nous décrit un phénomène de l’intérieur tout en essayant de rester distante avec son objet d’étude malgré l’insistance de ses informateurs à faire d’elle une vraie affiliée à la confrérie. Elle souligne aussi la nécessité de combiner approche anthropologique et approche historique afin de comprendre les conditions de production et de transmission de la mémoire religieuse familiale dans une sociét équi a subi de profondes transformations liées à la colonisation et à la modernisation.
Dans une longue introduction, l’auteur définit les notions de soufisme et de sainteté en islam avant de souligner les spécificités du mysticisme maghrèbin, marqué par un mélange entre savoir savant et expérience extatique. Elle rappelle que le phénomène confrérique au Maghreb a pris naissance dès le xvie siècle, plus tardivement qu’en Orient, et qu’il s’est, par conséquent, prolongé plus longtemps, jusqu’au xxe siècle. Après l’indépendance, le terrain religieux officiel est occupé par le réformisme alors que les confréries reculent sans toutefois disparaître. Elles réémergent en effet dans les années quatre-vingt dans le cadre d’une ouverture de l’état vers plus de liberté religieuse, ouverture dont bénéficie aussi le Front islamique du salut (FIS).
Dans le premier chapitre, l’auteur présente le cadre géographique de ses enquêtes, Tlemcen et sa région, ainsi que le contexte social et politique dans lesquelles elles se sont déroulées. Ce contexte est en premier lieu marqué par l’exode de nombreux ruraux vers la ville, dès la colonisation, et, par conséquent, par la pénétration du mysticime extatique, forme religieuse surtout rurale, en milieu urbain. Elle rappelle que Tlemcen, ancienne capitale médiévale, fut un centre important de transmission du savoir et abritait de nombreux saints dont certains sont vénérés jusqu’à aujourd’hui (chap. 2).
Après une longue présentation des différents saints de la région et des visites (ziyéra-s) faites à leurs mausolées, l’auteur se livre à une analyse sur le rôle des saints dans l’histoire et la mémoire du peuple algérien (p. 72 à 78). Elle présente les sanctuaires comme des lieux de mémoire, changeant sans cesse de signification car, les saints, écrit-elle, valent moins par ce qu’ils sont que par ce qu’on en fait. Les sanctuaires ne sont donc pas seulement des témoignages du passé mais des espaces de construction du présent. Leur fonction de repère tient à leur stabilité, au fait qu’ils donnent l’illusion de ne pas changer à travers le temps. Les Algériens essaient de trouver leur place, leur identité dans une société en constants bouleversements en se tournant vers les traditions et pratiques des ancêtres. Ainsi les saints apparaissent-ils à comme des totalisateurs d’identité, identité locale, territoriale, religieuse… particulièrement en temps de crise à (p. 75). Une telle analyse, qui semble être le fil conducteur de l’ouvrage, aurait mérité l’étude de figures de saints sur la longue durée historique.
Les chapitres suivants (3 à 6) mettent en scène les pratiques religieuses féminines observées lors de visites informelles aux tombes des saints et lors des assemblées de femmes. Ces dernières, appelées djamaé-s, se tiennent dans un mausolée (qubba), une zéwiya ou une maison le vendredi après-midi et lors des fêtes religieuses et sont dirigées par une muqaddima. Elles peuvent s’inscrire dans le cadre d’une confrérie ou ne dépendrent d’aucune organisation.
L’auteur nous présente une djamaé qui relève de la deuxième catégorie (chap. 3). Lors de la réunion, la médiation du prophète Muhammad est sollicitée, ainsi que la protection de la vierge Marie et la bénédiction de la fille du prophète, Fétima. Ces invocations sont suivies de la consommation de la nourriture offerte par les visiteuses, source de baraka. Ensuite, les participantes peuvent faire leur demande à Dieu par l’intermédiaire de la muqaddima. Ces vœux sont exprimés collectivement, en public, ce qui est censé assurer leur réalisation. Ces séances sont l’occasion de discussions au cours desquelles les femmes exposent les difficultés de leur existence, qu’elles partagent le plus souvent. Les muqaddima-s sont des femmes marginales, en tout cas c’est ainsi qu’elles sont perçues dans la société, à l’image des saintes maghrébines : célibataires, mariées sans enfant, prostituées… Leur rapport au religieux est synonyme de transgression et ne doit pas être connu des hommes.
Les chapitres 4, 5 et 6 reposent sur les enquêtes menées au sein de la confrérie des Isawa, en Algérie, en France, puis de nouveau en Algérie lors de leur pélerinage annuel. La confrérie Isawa, fondée au Maroc (la maison-mère se trouve à Meknés), est introduite en Algérie dans le dernier quart du xviiie siècle. Elle continue à frapper les observateurs par son rituel du à jeu à (laéab) qui comporte des exercices de mutilations physiques que s’infligent les adeptes (ingestion de serpents, de scorpions, de verre, manipulation d’objets tranchants, passage dans les flammes) sans se provoquer de blessures, du moins graves. Les membres de la confrérie sont issus de familles Isawa, d’origine rurale mais habitant la ville. Ils appartiennent à toutes les classes d’âge et exercent différents métiers. La confrérie Isawadans l’Ouest algérien se partage en 9 branches (firqa). C’est au sein de l’une d’entre elles que l’auteur a observé la cérémonie rituelle de la confrérie (hadra) : elle se déroule en deux parties, le dhikr suivi du rituel du laéab ; le premier, se déroulant en cercle fermé, est une préparation au second, exécuté en public. Lors de la pratique du laéab, le public semble surtout fasciné par le rituel du serpent. En montrant leur capacité à charmer les serpents venimeux et à les ingérer, les membres de la famille du shaykh rendent visible la faveur divine dont ils font l’objet ; en même temps, ils mettent le public en présence du divin, ce qui provoque chez ce dernier des états de transes qui vont jusqu’au bord de l’évanouissement. L’auteur présente les pratiques des Isawa comme faisant partie de l’univers culturel maghrébin ; en fait on les retrouve dans d’autres parties du monde musulman, notamment au sein de la confrérie Rifé’iyya.
La cérémonie du laéab est réservée aux adeptes masculins. Les réunions de femmes comprennent une séance de hadra avec dhikr et danses extatiques et de longues séquences de discussions. En France, ces hadra ont lieu dans le local du centre social d’une cité HLM de la région d’Aix-Marseille. Elles sont animées par une muqaddima le lundi après-midi, lorsque les enfants sont à l’école. Les habituées sont toutes originaires du même village de la périphérie de Tlemcen et sont souvent liées par des liens de parenté. L’affiliation à la confrérie montre le besoin de ces femmes de se rattacher à un réseau de sociabilité féminine basé sur des liens identitaires ; on en veut pour preuve leur participation aux réunions d’une autre confrérie, les Derqéwé dans la région de Gardanne. La participation aux activités de la confrérie favorise non seulement l’insertion dans le réseau féminin du quartier, mais il permet aussi de resserrer les liens avec le village d’origine, distendus par l’immigration.
Les hadra-s de femmes qui ont lieu lors du pélerinage annuel (rekeb) des Isawa en Algérie sont appelées khalwa, nom donné à l’ermitage d’un saint auprès duquel se déroule leur cérémonie. Le lieu est isolé et les pratiques du dhikr et de la transe ont lieu en toute liberté, loin des regards masculins. Après la clôture officielle du pélerinage, un groupe de femmes a pour habitude de se réunir dans une pièce qui leur est réservée, dans la zéwiya du shaykh, pour se livrer à des parodies de séquences de mariages dans lesquelles interviennent diverses scènes du pélerinage. Le comique de la situation repose sur l’inversion des attitudes, des conduites et des rôles sociaux. Les hommes, même les descendants de saints, ainsi que le propre quotidien de ces femmes sont tournés en dérision. Ces pratiques s’observent dans toute réunion féminine et ne sont pas liées au moment du pélerinage. Toutefois l’auteur y consacre un long développement car elles donnent à voir, lui semble-t-il, la manière dont les femmes perçoivent la division sexuelle de l’espace et intègrent leur marginalité dans la société algérienne. L’ordre établi leur paraüt arbitraire, puisqu’il est inversé, transgressé, aboli lors de ces séances, mais à aucun moment il n’est remis en question.
L’auteur a choisi la célébration annuelle de la naissance du Prophète (mawlid) par les Isawa, observé en 1982 et en 1990, pour analyser la place de la confrérie dans le champs culturel et religieux algérien des années 80 (chap. 7). Le mawlid est le moment ou s’affrontent, s’excluent mais coexistent aussi différentes représentations du religieux. En 1982, le mawlid est présenté par la presse comme la résurgence d’un événement culturel local et les manifestations qui se déroulent à cette occasion ont un aspect festif ; la désacralisation de ce rituel religieux s’exprime dans la manière dont les Isawasont perçus, à savoir plus comme une troupe folklorique que comme confrérie religieuse. En 1990, quelques mois après le succès électoral du FIS, le mawlid, désormais présenté comme symbole du passé arabo-islamique de l’Algérie, perd de sa spontanéité et de sa gaîté pour devenir une affaire sérieuse, austère et calme. Sous la pression des islamistes, les cérémonies publiques organisées par la ville de Tlemcen sont annulées. Le débat engagé par les islamistes autour de la laïcité de certains rituels provoque des ruptures au sein de la confrérie entre les partisans d’une réforme des rituels et ceux hostiles à tout changement. Pour les femmes, la montée de l’islamisme entraîne une encore plus grande ségrégation de l’espace public avec l’interdiction des pélerinages et visites aux tombes des saints. L’ouvrage se termine avec un chapitre (8) consacré à la transe.
Cette étude sur les expériences du divin dans l’Algérie contemporaine est riche et dense. Néanmoins, le lecteur peu au fait de la méthode anthropologique et des pratiques de théorisation des sociologues peut parfois ne pas voir le lien entre les faits observés sur le terrain et l’analyse qui en est ensuite faite par l’auteur. Ces analyses peuvent lui apparaïtre comme autant de pistes de recherche qu’il aurait aimé voir plus approfondies et plus reliées à leur terrain. Enfin, même si l’auteur a voulu dépasser le monde des femmes en montrant le mysticisme comme une ressource identitaire en temps de crise, le principal intérêt de l’ouvrage repose, à mon avis, sur le regard porté sur les femmes algériennes et leur rapport aux hommes et à la société. Leur rattachement à cette forme de religiosité s’explique aussi par le fait, exprimé par l’auteur lui-même, que, comme elles le sont elles-mêmes, le mysticisme a été exclu de l’espace religieux public et relégué à l’espace privé (mausolées, maisons, terroirs). Si les mausolées et les zéwiya-s sont d’abord un espace de religiosité, ils sont aussi un espace de liberté et de sociabilité ; il rompt le rythme de la vie quotidienne marqué par l’enfermement, l’isolation avec l’extérieur. En effet dans l’Algérie indépendante, l’accès des femmes à l’espace public demeure largement soumis au contrôle des hommes. La ségrégation a pris une plus grande ampleur depuis la montée du FIS. Mais à loin d’avoir créé le phénomène, ceux-ci n’ont fait qu’entériner une situation préexistante, en cherchant à la légitimer par l’invocation de la loi divine à (p. 178).
L’autre grand mérite de l’ouvrage est d’avoir su rendre accessible à un large public, grâce à son style clair et précis, grâce à la finesse de l’observation mais aussi au regard bienveillant porté sur ces femmes et ces hommes, un sujet d’une réelle complexité: celui de l’évolution du champ religieux algérien dans une période de changements politiques graves. Elle révèle les différents contours de ce champ, marqué par le mysticisme musulman, les cultures locales et l’islamisme plus ou moins radical.
Pour citer cet article :
Rachida Chih, Sossie Andézian, Expériences du divin dans l’Algérie contemporaine. Adeptes des saints de la région de Tlemcen, Paris, CNRS éditions, 2001,
Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne],
n°95-96-97-98 – Débats intellectuels au Moyen-Orient dans l’entre-deux-guerres, avril 2002.
Pagination : 491-495.
Pages: 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10