27 mars 2004. Les électeurs turcs s’apprêtent à voter aux municipales. L’AKP devrait engranger les succès, pronostique un diplomate américain en poste à Ankara. Bien vu. Le parti de Recep Tayyip Erdogan confirme à cette occasion son statut de force politique dominante en Turquie. Revenant sur les racines politiques et idéologique de l’AKP, le diplomate livre son analyse du mouvement Millî Görüs (« vision nationale » ou « vision de la communauté », en turc). Celui-ci est en quelque sorte la matrice d’où l’AKP est sorti. C’est « le creuset de l’islam politique turc », écrivait l’enseignant chercheur Jean Marcou.
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Outre-Rhin, Millî Görüs est considéré comme un « archétype d’hypocrisie »
Dans la mesure où le télégramme (référencé 04ANKARA1842_a) était classé confidentiel, le diplomate s’exprime sans fard. Fondé par l’ancien premier ministre Necmettin Erbakan, Millî Görüs est selon lui « un cas classique de loge secrète turque à deux visages ». D’un côté, elle se présente comme « le vrai chemin vers l’islam », développant une « rhétorique pleine de références nostalgiques au califat et à la tolérance supposée de l’empire ottoman », tout en « baignant dans la paranoïa et les clichés anti-américains, anti-chrétiens ou anti-alévi », avec une touche de conspirationnisme et d’antisionisme. « D’un autre côté, poursuit le diplomate, son vrai moteur est plutôt un mélange « d’opportunisme exacerbé », de « ruse orientale », et « d’intérêt matériel bien compris ». Vu de l’ambassade américaine, ses actions sont « loin des normes spirituelles et ascétiques que sa rhétorique sur la charia évoque ». En deux mots, Millî Görüs est un « archétype d’hypocrisie ».
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Un autre télégramme américain, datant du 26 juillet 2010, analyse la manière dont le ministre de l’Intérieur allemand Thomas de Maizière (à cette fonction de 2009 à 2011, puis de 2013 à 2018) a tenté de liquider le mouvement en Allemagne. Des documents internes de l’Intérieur décrivent Millî Görüs comme une organisation tenue par des « fondamentalistes prétendant agir légalement », explique la note de l’ambassade. Le problème est que le gouvernement allemand ne peut pas le prouver et doit donc agir indirectement. « Tout comme les autorités américaines ont réussi à mettre Al Capone en prison pour fraude fiscale », l’idée est de faire tomber Milli Görüs pour « malversations financières ». Rusé, mais difficile: en septembre 2010, la justice allemande a mis fin aux poursuites pour fraudes engagées deux ans plus tôt contre Milli Görüs en Allemagne. Le diplomate américain l’avait anticipé. Il jugeait « improbable » que les accusations tous azimuts (blanchiment, détournement de fonds, fraudes, travail dissimulé, etc.) lancées par le gouvernement allemand puissent être étayées. Tout en soulignant la présence de « nombreuses personnalités très douteuses au sommet » de Millî Görüs, il rappelle que les experts allemands de l’islam ne classent plus ce mouvement de masse (près de 65 000 adhérents) parmi les organisations extrémistes. Traditionalistes toujours, bigots souvent, les sympathisants allemands de Millî Görüs ne sont pas pour autant des terroristes.
Une impression de déjà vu
Dix années ont passé et la France, à son tour, est confrontée au dilemme Millî Görüs. Créée en 1995, gérant désormais plus de 70 mosquées, la branche française du mouvement n’a jamais trempé dans quelque affaire de terrorisme que ce soit. Elle regroupe une immense majorité des binationaux pacifiques. Elle gère des mosquées, voire des écoles coraniques, à Poissy-Vernouillet, Epinay, Saint-Etienne, Vénissieux, Paris, Annecy, Vierzon, Ambérieux, Villefontaine, Poissy, Lille, Grigny, etc.
Elle apparait dans une association à qui la ville de Metz a concédé un terrain de 1,2 hectare en 2013 pour y construire une grande mosquée ! De nombreuses municipalités lui ont rendu de menus services, à l’image de la ville de Sevran, qui a mis un local de 45m2 à sa disposition en 2014, gracieusement. La même année à Roubaix (juste à côté de Tourcoing, ville de Gérald Darmanin), une mosquée Eyyub Sultan initiée par la Confédération Islamique Millî Görüş France (CIMG) a été mise en chantier. La municipalité n’avait pas versé de subvention, mais dans la Voix du Nord du 30 novembre, elle se flattait d’avoir « aidé les responsables de la mosquée à présenter un projet architectural susceptible d’être validé par l’architecte des bâtiments de France ».
Puis, le 22 mars 2021, la nouvelle équipe EELV en place à la mairie de Strasbourg a acté le principe d’une subvention de 2,5 millions d’euros au projet de mosquée Eyyub Sultan portée par la CIMG. Inadmissible, a tonné Gérald Darmanin.
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La mairie et l’organisation turque ne manquent pas d’arguments pour dénoncer un revirement total. Elles ont beau jeu de rappeler que la préfecture a été tenue au courant du projet depuis 2017. De partenaire discret, Millî Görüs serait devenu infréquentable en quelques mois seulement ? Oui. Son tort est évidemment d’afficher sa proximité avec le régime d’Erdogan et son islamisme rétrograde, dans un contexte de fortes tensions avec la France. Tensions qu’a aggravées en février dernier le rejet de la « charte des principes pour l’islam de France » par Millî Görüs.
La préfecture d’Alsace a annoncé le 6 avril qu’elle attaquait devant le tribunal administratif la délibération de la ville de Strasbourg qui accepte le principe de la subvention à la mosquée Eyyub Sultan. Tout comme le dossier du ministre allemand de l’Intérieur Thomas de Maizière, celui-ci semble compliqué à étayer. Le 17 décembre 2020, Millî Görüs avait obtenu une subvention de 2500€…de la préfecture d’Alsace !