Il n’a jamais eu la réputation d’avoir la langue dans sa poche. Azouz Begag a été de ces pionniers de la diversité, au sein du gouvernement de Dominique de Villepin d’abord – ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances –, puis auprès de François Bayrou en 2007. Honni de la sarkozie, ce républicain farouche, né à Lyon, élevé par des parents allophones dans l’un des derniers bidonvilles de France, est devenu, malgré lui, l’un des porte-parole médiatiques des musulmans en France.
Alors que la question de l’islam est omniprésente dans le débat politique, l’auteur de C’est quand il y en a beaucoup… (Belin, 2011) ne mâche pas ses mots : Marine Le Pen ? « Elle est en pleine récolte. » Le séparatisme ? « Les musulmans sont divisés. » Le président de la République ? « Emmanuel Macron n’est pas le messie. » Partisan d’un dialogue apaisé, au risque, parfois, de l’ambiguïté, l’ancien chiraquien répond au Point sur la vague qui monte dans la perspective de 2022.
Le Point : Trouvez-vous, comme Gérald Darmanin, Marine Le Pen « molle » ?
Azouz Begag : Non. Je trouve que depuis près de 40 ans, la famille Le Pen a réussi à semer les graines de son idéologie raciste, discriminatoire et toujours basée sur une supposée invasion de l’immigration. Cela a si bien marché, ses idées ont été tellement fécondes que d’autres partis politiques, décomplexés, disent-ils, utilisent les graines qui ont été semées. On ne peut pas dire que Marine Le Pen soit molle. Elle est en pleine récolte.
Certains à droite, comme Christian Jacob, disent qu’Emmanuel Macron et une partie du gouvernement misent sur un second tour identique à 2017…
Il y a de fortes chances. Le brouillard dans lequel évoluent les autres formations est si épais que ce scénario est le plus probable et si c’est le cas, Marine Le Pen fera cette fois 45 %. Elle ne gagnera pas, car les Français dans leur majorité ne sont pas disposés à la voir à l’Élysée. La progression se fait cependant lentement, mais sûrement. Et puis il y a aussi Marion Maréchal, qui attend en embuscade le moment venu. Le terreau est fertile. Remarquons cependant que, pour l’instant, le grand gagnant des élections, c’est l’abstention. Le peuple est tellement désabusé…
Vous avez été un militant anti-FN de tous les instants. En voyant le parti de Marine Le Pen et ses thématiques monter, n’avez-vous pas finalement perdu la guerre culturelle ?
Bien sûr… Mais, hélas, je ne suis pas le seul. SOS Racisme, la Licra et des centaines d’associations qui font la promotion des valeurs républicaines ont échoué. Vous savez, le 6 avril 1968, Martin Luther King a été assassiné, en 2008, Obama a été élu président, mais cela n’empêche pas qu’aujourd’hui encore, aux États-Unis, le mouvement Black Lives Matter en dise long sur le racisme dans ce grand pays. On ne peut pas reprocher aux antiracistes de n’avoir pas pu juguler le racisme. L’histoire est un éternel recommencement. Le racisme d’aujourd’hui relance les mêmes problématiques d’hier, mais avec des éléments réactualisés. Aux États-Unis, les suprémacistes retrouvent des couleurs… En France, depuis 1975, la fin des Trente Glorieuses, quand les promesses de la prospérité économique et du bien-être ont fait long feu, les peurs se sont installées partout. Les boucs émissaires comme les immigrés sont apparus sur la scène politique, sociale et urbaine. Les Français se sont agrippés à la conservation de leur identité. Les immigrés maghrébins/musulmans et leurs enfants ont été clairement désignés comme les responsables du « bruit et de l’odeur » à partir des années 1990… Polygames, profiteurs de la Sécu, voleurs du travail des Français, etc. Cela fait trente ans que ça dure et que cela se répète à chaque élection ! Aujourd’hui, fondamentalement, rien n’a changé. La question de l’islam cette fois « radical », censé faire une « OPA sur la République », est un nouvel épouvantail… La peur des musulmans est ancienne en France.
Mais l’islamisme radical est une réalité, notamment dans plusieurs quartiers…
Certes ! Mais ce n’est pas une nouveauté. Des islamistes, si loin de l’islam des Lumières (et du mathématicien Al-Khwarizmi qu’on appelait Al-gorithme il y a mille ans…), des « illuminés » dirais-je, veulent faire du prosélytisme et substituer la loi coranique à la loi française. Ils sont une minorité. La police les surveille et les connaît depuis longtemps. Mais il y a les autres, des millions, qui ne font jamais parler d’eux, qui ont pleinement trouvé leur place en France où ils sont nés. Par exemple, j’ai à Lyon des amis qui ont trente-quarante ans. Ils sont brillants et bien installés avec leur famille. Eh bien, leur socle identitaire repose sur l’islam. Quand vous demandez qui ils sont, ils ne répondent pas « français », mais d’abord « musulman ». Ils sont loin d’être des fanatiques, mais pour eux Dieu est la première pierre de leur construction identitaire. Intime et personnelle. Ils ne font aucun prosélytisme. Plus la société française stigmatise les musulmans, plus les jeunes se tourneront vers l’islam par défi…
Cela montre le peu d’attractivité de nos valeurs républicaines.
Trop longtemps, hélas, les promesses républicaines n’ont été que des incantations. Pas assez pragmatiques. La méritocratie énoncée n’a pas été à la hauteur des défis. Et la ghettoïsation n’a cessé de croître entre les centres-villes et les cités de banlieues. Ce que j’appelle le « séparatisme géographique ». Alors même qu’on a mis le paquet avec des milliards d’euros engagés depuis trente ans dans les banlieues. C’est ce séparatisme, cette insularisation, qui a engendré l’ethnicisation progressive de certains quartiers, la vie entre-soi, entre semblables, puis le problème religieux.
Que vous inspire la loi contre le séparatisme, adoptée à l’Assemblée nationale ?
Ce n’est pas une mauvaise loi. Il fallait la faire. Il ne faut pas oublier qu’un professeur a été égorgé devant son établissement (Samuel Paty, NDLR). Le gouvernement devait réagir. Maintenant, il faut agir. Cette loi doit « conforter les valeurs républicaines ». En fait, il s’agit plutôt « d’exiger » l’application des valeurs républicaines dans tous les centimètres carrés de ce pays. Tout le monde a compris que cette loi concerne l’islam. Elle voudrait, par exemple, que chez les musulmans de France les plus conservateurs, les filles soient traitées à égalité avec les garçons, qu’elles aillent à l’école, à la piscine avec la classe, qu’elles soient libres d’épouser qui elles veulent, etc. Elle cherche aussi à éradiquer la haine contre ceux qui ne pensent pas comme eux, ceux qui n’ont pas la foi, etc. Or, la liberté est une valeur canonique de la France ! J’espère que ce projet de loi permettra à l’avenir de débattre dans les établissements scolaires de ce qu’est la France. Mais le débat doit se faire sans emphase, sans abus de langage ou effets de manche. Je pense au professeur de Trappes Didier Lemaire qui a affirmé que la ville était « perdue pour la République » : pourquoi cette sortie ? Qu’est-ce que cela veut dire « perdue pour la république » ? Il y a des milliers d’habitants à Trappes qui mènent leur vie tranquille et qui ne veulent pas être stigmatisés. Les propos généralisateurs de l’enseignant ne font qu’exacerber les tensions. En 2006, un candidat à l’Élysée stigmatisait les jeunes des banlieues en les traitant de « racailles »… Mes amis musulmans se disent : « Pourquoi nous agresse-t-on depuis 1989, l’affaire du voile à Creil ?Plus de trente ans ! Pourquoi, n’arrête-t-on pas de nous harceler en faisant de nous des envahisseurs, des gens réfractaires aux valeurs républicaines alors que nous ne demandons que l’égalité des chances et de traitement. » Ils veulent que les principes de la méritocratie leur soient pleinement appliqués. Comme moi, ils aiment la France parce que c’est un pays de liberté ! Ils tiennent à leur liberté de conscience. Ce ne sont pas les musulmans conservateurs, salafistes ou autres, qui vont influencer leur mode de vie. C’est cela que je voudrais faire comprendre à l’opinion publique : les musulmans sont divisés. Ils se sont entendus pour ne jamais s’entendre ! D’ailleurs, 90 % des victimes du terrorisme islamiste dans le monde sont des musulmans. Des « frères »…
La liberté de conscience qui va jusqu’au blasphème… ?
Alors là, vous entrez dans une zone de turbulences… Quand vous avez une partie de la population musulmane qui est fleur de peau sur la question du blasphème et des caricatures : faut pas toucher. Je connais la posture figée, intransigeante, qui voudrait qu’en France, pays de liberté, on fasse ce qu’on veut ! Mais il y a l’autre, plus conciliante, qui prend en compte le caractère sacré et épidermique de l’identité musulmane chez les jeunes en particulier. Partout à travers le monde. On ne touche pas à Mahomet. Surtout quand la foi est la première pierre du socle identitaire de la personne. D’aucuns préféreront mourir et vivre en martyr en défendant l’honneur de leur religion et du Prophète, plutôt que de se laisser « souiller » par des caricatures. On en est là. La religion est un sujet brûlant. Irrationnel. D’ailleurs, je le ramène toujours à la sphère privée lorsque je rencontre des jeunes dans des collèges et les lycées pour parler de mes livres. Dans la classe, j’explique que ma relation au bon Dieu ne regarde que moi, elle est privée, et que nous aurons une discussion, Lui et moi, au moment de dresser l’inventaire de ma vie sur terre. Comme feu mes parents, paysans algériens, pauvres et analphabètes, arrivés en France en 1947, ma foi est basée sur l’humilité, la discrétion, la liberté, la liberté de conscience. Et la connaissance, le savoir. Ikra ! Je lis pour ne pas mourir idiot. Je me cultive, car je sais qu’en Islam, un savant vaut mieux que mille croyants.
La liberté de conscience, Samuel Paty en a perdu la vie…
Moi qui suis enseignant, chercheur au CNRS, écrivain et homme libre, j’ai été comme tous bouleversé par cet odieux assassinat. Tuer et mourir pour la foi ! Quelle folie. Quelle horreur. Tant de gens ne comprennent même pas le sens du mot « laïcité », séparation de l’Église et de l’État, athéisme, ne font pas la différence entre islamiste et islamique… Le meurtre de Samuel Paty nous amène à la question de la haine sur Internet. Qui étaient ces musulmans qui ont fait courir l’information sur les réseaux sociaux que l’enseignant était un blasphémateur, antimusulman, et qui ont provoqué une telle avalanche de haine qu’un type, tchétchène, à peine vingt ans, en vienne à égorger un professeur devant son lycée ? C’est là qu’il faut punir les propagateurs de haine. Sévèrement. On voit combien ce phénomène d’amplification de la folie sur la Toile, de la rumeur heurte les émotions grégaires de gens. Elle fait soudainement exploser des situations jusqu’à la mort. La loi séparatisme s’attache à ce volet et c’est très bien.
Que pensez-vous de la sortie de Frédérique Vidal qui a commandé une enquête au CNRS sur la poussée islamiste à l’université ?
Très surprenant pour un membre du gouvernement ! Que signifie islamo-gauchisme ? Une gangrène qu’il faudrait étudier « scientifiquement » ? Le propos de la ministre est indigne. Dans quelles universités précisément les islamo-gauchistes sont-ils en train de grappiller le pouvoir ? Est-ce un élément de la théorie du grand remplacement théorisée par certains ? Faire une sortie pareille est inimaginable, surtout en temps de pandémie où la situation socio-économique de tant de jeunes étudiants est à la misère… À mon avis, il va lui coûter son poste.
DOSSIER L’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires
Vous parlez beaucoup de diplomatie, de précautions. Certains vous répondront que c’est une forme d’accommodement. Que leur dites-vous ?
Ils n’ont pas tort. Nos sociétés deviennent de plus en plus complexes, avec les réseaux sociaux, ça part dans tous les sens. Dans le quartier où j’habite, le quartier de l’immigration traditionnelle à Lyon, des migrants, il en vient de tous les coins du monde : c’est une mosaïque de gens et de cultures qu’il est extrêmement dur de contrôler et gérer. Les riverains en ont marre des incivilités et de leur marché aux puces quotidiens. Oui, la situation est complexe. C’est à la société de trouver des réponses à cette complexité, rechercher des aménagements, des compromis avec les gens. Le passage en force ne règle rien. Beaucoup voudraient des solutions rapides et expéditives, alors qu’il n’y a que des réponses longues et lentes. Et la police en a assez d’être envoyée au casse-pipe… Le chemin est fastidieux pour arriver à vivre ensemble, semé d’embûches, et de toute façon il est sans fin. Ensemble, nous devons faire en sorte que les valeurs républicaines, l’égalité, le travail, la méritocratie, l’éducation, le respect des filles infusent peu à peu dans les familles… progressent. Chez les musulmanes comme chez les autres. Aujourd’hui, on a l’impression que ce sont les faits divers médiatiques qui font la politique. À l’approche de l’élection présidentielle, je ne voudrais pas que les musulmans reviennent au centre des débats de société. Même si Marine Le Pen jouera à fond cette carte…
Comment jugez-vous la politique du gouvernement à l’égard des quartiers ? Est-elle à la hauteur des enjeux… et des promesses ?
Emmanuel Macron n’est pas le messie. En arrivant, il ne pouvait pas dire : « J’ai 40 ans, je suis président de la République, je vais transformer nos banlieues. » Il hérite d’une histoire lourde, difficile et pleine de contentieux non réglés. La politique de développement des quartiers de banlieue requiert du temps. C’est une entreprise d’irrigation qui demande des décennies. Le ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances entre 2005 et 2007 que j’étais se réjouit de voir qu’aujourd’hui ce vocable « égalité des chances » s’est durablement installé et a été à maintes reprises utilisé par le président. La France a besoin d’égalité des chances. Surtout aujourd’hui avec le projet de loi sur le séparatisme : promouvoir l’égalité des chances contrebalance l’arsenal juridique de contrôle que contient le projet de loi. Je me réjouis de voir la ministre Élisabeth Moreno, avec qui je suis en contact régulier, assurer une continuité avec mon action d’il y a quinze ans. Je la soutiens de toutes mes forces. Comme elle, en France, des milliers de gens œuvrent chaque jour pour tenir la baraque. Je vois aussi un président sensible à l’idée de la promotion de la diversité, serait-ce par des actions au forceps qui relève de la discrimination positive. Globalement, à l’Assemblée nationale, dans les mairies, il y a de plus en plus d’hommes et de femmes élus, issus de la diversité. La France est sur la bonne voie de ce point de vue. Mais il faut aller plus loin : instaurer le vote obligatoire. À Trappes, aux dernières élections municipales, l’abstention a été de 63 %. Je me bats depuis quatre ans pour ce vote obligatoire, qui pourrait tout changer dans les banlieues…
Vous avez été de tous les bords politiques. Pourquoi ne pas avoir tout simplement rejoint En marche ! ?
Moi ? de tous bords politiques ! ! C’est faux, vous avez trop lu Wikipédia ! C’est la gauche qui a essayé de faire croire que j’étais de gauche, parce que l’UMP et Jacques Chirac ont, les premiers, agi pour la diversité en politique. C’était en 2002 avec Tokia Saïfi. Avec la gauche, ce n’était que du bla-bla. Quand j’ai démissionné du gouvernement en 2007, (j’étais ministre de la société civile) deux mois avec l’élection de Nicolas Sarkozy, j’ai pris ma carte du MoDem de François Bayrou. C’était la première fois que j’étais militant d’un parti. Centriste. La bipolarisation était sclérosante depuis trop longtemps. Elle a usé le corps électoral. J’étais sûr que la politique française tendait vers une nouvelle formule, alliant dans un même gouvernement les talents et bonnes volontés de droite et de gauche, pour le bien de la nation. Emmanuel Macron a été le bon candidat, au bon moment. Un président transformationnel, à l’époque. L’année électorale qui s’annonce va être celle de tous les dangers… mais je reste optimiste. La France est une grande nation.