DÉCRYPTAGE – Les Vingt-Sept, régulièrement accusés de pusillanimité, ont cette fois décidé de débloquer 450 millions d’euros pour fournir des armes à l’Ukraine.
Correspondante à Bruxelles
Trois jours. C’est le temps qu’il a fallu aux Européens pour enterrer leurs dernières illusions sur une paix qu’ils croyaient durable et dynamiter quelques-uns de leurs tabous. Le tout dans une unité rare.
Le «saut quantique » de l’UE, selon la formule de l’expert Stefan Lehne, est à la mesure de l’agression russe sur l’Ukraine et des risques existentiels qu’elle fait peser sur les États membres du voisinage. À chaque fois que Moscou a durci son offensive, les Européens ont fait de même dans une riposte coordonnée avec Washington.
«L’onction» de l’Europe
Y compris et surtout lorsque Vladimir Poutine a annoncé dimanche la mise en alerte des forces nucléaires russes en réponse aux «ingérences» occidentales. En dépit de la menace, l’Union a fait le choix d’armer l’Ukraine. Ce projet lancé samedi matin par le président du Conseil européen, Charles Michel, de concert avec le haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères, Josep Borrell, a été mené à bon port. Lundi, les États membres ont donné leur feu vert, seuls trois pays neutres – Irlande, Autriche, Malte – optant pour l’«abstention constructive» afin de ne pas bloquer la décision.
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Toutes les armes létales livrées à Kiev depuis le début de l’année bénéficient désormais de l’«onction» de l’Europe. Pour cela, l’Union va débloquer 450 millions d’euros, puisés dans la Facilité européenne pour la paix, un fonds intergouvernemental mis en place en 2021 et doté de 5 milliards d’euros. Reste à s’entendre sur la répartition de cette manne… Des avions de combat vont aussi être mis à disposition de l’Ukraine par certains États membres, comme le souhaitait Kiev .
Défendue de longue date par la France au nom de l’autonomie stratégique, l’Europe de la défense , qui n’était qu’un embryon très fragile, est en marche. «Un autre tabou est tombé. Le tabou selon lequel l’UE ne fournirait pas d’armes dans une guerre. Oui, nous le faisons. Car cette guerre nécessite notre engagement à soutenir l’armée ukrainienne» , a justifié Josep Borrell. L’UE a-t-elle pris le pas sur l’Alliance?
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C’est ce que veut croire un haut fonctionnaire, sans craindre d’employer le terme de «parapluie européen» . «L’Otan est en retrait et l’UE fait le travail pour aider l’Ukraine. Que ce soit sur les livraisons d’armes à Kiev, sur la fermeture de l’espace aérien aux compagnies russes, sur les conséquences des sanctions financières et économiques imposées à la Russie ou sur la lutte contre la désinformation en bloquant RT et Sputnik, l’Europe a une force de frappe colossale sans même envoyer une seule personne sur le terrain , analyse-t-il. Lundi à Bruxelles, on se félicitait des derniers coups portés à Moscou et de la dégringolade du rouble, consécutif au gel des réserves de la Banque centrale russe placés dans les pays du G7. On attendait aussi avec impatience le feu vert des États membres sur la déconnexion de certaines banques russes du réseau mondial de transfert Swift . Il devait être effectif mercredi au plus tard.
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Longtemps accusés de vouloir réduire l’Union à un espace économique qu’il convient de protéger coûte que coûte, les Européens semblent désormais prêts à payer le prix d’un affrontement avec l’ours russe, à condition que le coût soit plus élevé pour la Russie qu’il ne sera pour l’UE. «Je ne sais pas s’ils iront jusqu’à décider de se passer des approvisionnements russes en gaz ou s’ils attendront que le Kremlin le fasse. Mais il y a bien cette idée désormais partagée par tous qu’il faudra assumer le coût de la confrontation» , explique-t-on à Bruxelles. «L’ère des dividendes de la paix est définitivement révolue» , souligne Stefan Lehne, expert au centre Carnegie.
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Le point de bascule a eu lieu jeudi soir, quelques heures après le coup d’envoi de l’invasion russe. Les Vingt-Sept étaient réunis à Bruxelles pour un sommet extraordinaire. Ils venaient de donner leur feu vert au deuxième train de sanctions. Depuis le siège du gouvernement ukrainien où il s’était retranché, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky , leur a parlé pendant un quart d’heure. «Nous étions disposés à vous rejoindre autour de la table et maintenant nous mourrons en protégeant ces valeurs de liberté et de démocratie que nous chérissons» , a-t-il fait valoir en appelant l’UE à fournir «soutien et assistance» à l’Ukraine. «Tous les renseignements que je reçois montrent que je devrais être la prochaine cible des forces russes. Je ne sais pas si j’aurai l’occasion d’avoir une autre discussion avec vous» , a-t-il conclu. Les Vingt-Sept l’ont écouté dans un silence de plomb. «Cela restera comme un moment historique» , raconte un participant.
Les protestations des citoyens européens et les manifestations organisées durant le week-end ont également pesé. «Les Européens ne peuvent pas se permettre d’entendre une nouvelle fois cette question qui leur fait tant de mal : “Mais que fait l’Europe?”» , confie un diplomate de l’UE. Emmanuel Macron, en tout cas, ne compte pas rester là. «Nous avons là , a-t-il souligné vendredi, la démonstration que dans les temps tragiques que nous vivons, l’Europe n’a d’autre choix que de redevenir, peut-être de devenir oserais-je dire, une puissance .»
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C’est désormais la question d’une éventuelle entrée de l’Ukraine dans l’UE qui est posée aux Vingt-Sept. Le président Zelensky plaide pour une intégration «sans délai» , qu’il a formellement demandée lundi. Ce qui, au regard de la complexité du processus d’adhésion, semble impossible. Sans compter la prudence de certains États membres sur le sujet, notamment l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et les Pays-Bas. Un haut fonctionnaire de l’UE se montre également dubitatif. «Il faut, réagit-il, regarder cela sereinement et se poser deux questions: qu’est-ce que cela implique dans notre relation avec la Russie à long terme? Sommes-nous prêts à faire entrer aussi la Moldavie, la Géorgie et la Bosnie?
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