Plus d’un an après le début d’une pandémie qui a bouleversé la planète, infecté au moins 170 millions de personnes et fait plus de 3,5 millions de morts dans le monde, le mystère de l’origine du Covid-19 reste entier. Toutes les questions et les tentatives d’enquête se sont heurtées au refus obstiné de la Chine de communiquer les moindres données sur cette épidémie partie de son territoire. Statistiques inaccessibles ou effacées, scientifiques, diplomates et journalistes étrangers interdits d’accès, Pékin oppose un déni agressif émanant du plus haut niveau de l’appareil d’État, de Xi Jinping lui-même.
Le débat a pourtant été relancé par la révélation selon laquelle plusieurs scientifiques de l’Institut de virologie de Wuhan auraient été hospitalisés dès novembre 2019. Non seulement cette information indique que la pandémie aurait commencé bien plus tôt que ce qu’avait dit la Chine, mais elle ouvre la vertigineuse possibilité que la plus grande catastrophe sanitaire de l’histoire contemporaine ait pu être déclenchée par la négligence, l’imprudence, ou, dans le scénario le plus extrême, la malveillance.
La révélation a entraîné une remise en question du reste du discours officiel chinois. D’abord dans des cercles restreints, ceux des chercheurs indépendants qui rassemblent sur internet tous les éléments épars pour tenter de reconstituer le puzzle de l’origine du Covid. Puis chez les enquêteurs et spécialistes, souvent isolés dans leurs propres administrations ou organismes, un peu intrigués par l’unanimité qui s’est faite autour de la théorie de l’origine naturelle du virus, et de plus en plus surpris par l’absence totale de preuves venues l’appuyer.
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Le coup de théâtre survient enfin le 26 mai, quand Joe Biden annonce que le scénario de la fuite de laboratoire est de nouveau envisagé par les autorités américaines, en même temps que celui d’une origine naturelle. «À ce jour, les services de renseignement américains se sont ralliés à deux scénarios probables, sans parvenir à une conclusion définitive» , annonce le président américain, qui demande à ses services de reprendre l’enquête.
Wuhan, centre de recherches sur les coronavirus
D’un point de vue purement logique, l’hypothèse n’a rien d’extravagant. Dès le début de la pandémie, la coïncidence la plus troublante était aussi la plus évidente: les premiers cas de Covid sont diagnostiqués dans la ville même où est situé l’un des instituts de virologie les plus en pointe dans la recherche scientifique mondiale. C’est à Wuhan qu’étaient menées des recherches sur le même coronavirus qui a infecté la planète.
L’accident de laboratoire n’est pas non plus du domaine de l’imaginaire. Même s’ils ont rarement des conséquences aussi graves, ils se produisent avec régularité, y compris dans les laboratoires les plus sûrs. Morsure d’un animal infecté, piqûre ou coupure d’un chercheur, échantillons mal manipulés ou déchets jetés dans la mauvaise poubelle, les causes sont nombreuses. Dans les années 1960, le virus de la variole s’est échappé de laboratoires britanniques. Depuis l’épidémie de Sras, au moins quatre fuites ont eu lieu, dont deux dans un grand laboratoire de Pékin, où un virus avait été stocké dans le mauvais réfrigérateur.
L’Institut de virologie de Wuhan compte plusieurs laboratoires, qui travaillent tous sur des virus. L’un est de catégorie P4, construit par la France. D’autres, soumis à des normes moins contraignantes, sont de catégorie P3 ou même P2, cette dernière classification obéissant à des règles antiseptiques comparables à celles d’un cabinet de dentiste.
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La question du respect des procédures du laboratoire P4 avait été posée avant même le début de la pandémie. En 2018 et en 2019, les diplomates américains qui visitent à trois reprises les installations, adressent au Département d’État des câbles alarmants à ce propos, et demandent que des fonds soient versés pour assurer une meilleure formation des scientifiques chinois qui y travaillent.
L’hypothèse de l’accident trop vite écartée…
De surcroît, Wuhan abrite le principal laboratoire de recherche sur les coronavirus en Chine, spécialisé dans les virus de chauves-souris. La plus célèbre chercheuse, Shi Zhengli, a été l’une des premiers à identifier la chauve-souris rhinolophe, ou«fer à cheval», comme l’hôte du virus qui a déclenché l’épidémie de Sras en 2002. Formée en France à l’Institut Mérieux et aux États-Unis, cette scientifique surnommée la«femme chauve-souris» était aussi connue dans le petit monde de la virologie, pour avoir réalisé des expériences de manipulation des virus, appelées «gain de fonction» , dont les conséquences potentiellement dangereuses ont suscité depuis une dizaine d’années de vives controverses dans le monde scientifique.
Mais pour des raisons diverses, la théorie de l’accident est rapidement écartée, puis discréditée. D’abord parce que l’hypothèse de l’origine naturelle du virus semble la plus évidente. C’est aussi celle avancée par la Chine, qui recense des premiers cas de Covid-19 sur le «marché humide» de Wuhan, où sont vendus, entre autres, des animaux sauvages vivants, source possible du virus. Ce scénario ressemble à celui déjà observé dans plusieurs épidémies précédentes, comme celle du Sras, au cours de laquelle un virus de chauve-souris s’était d’abord propagé aux civettes, et des civettes aux humains. Puis, dix ans plus tard, celle du Mers, un virus similaire passé de la chauve-souris au dromadaire.
Et surtout, le monde scientifique clôt très vite le débat. Le 19 février 2020, The Lancet , l’une des revues médicales les plus influentes au monde, publie une déclaration qui rejette catégoriquement l’hypothèse de la fuite de laboratoire. Les 27 scientifiques signataires expriment leur solidarité avec leurs confrères chinois, et affirment s’unir «pour condamner fermement les théories du complot suggérant que le Covid-19 n’a pas une origine naturelle» .
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Or cette conclusion est prématurée et leur démonstration n’a rien de scientifique. L’hypothèse de l’accident n’est même pas examinée. Les signataires assurent le public de faits dont ils ne peuvent pas être certains de la véracité. Plus gênant encore, des informations révéleront ensuite que la lettre a été rédigée et sa publication organisée par un personnage à la position ambiguë. Peter Daszak, d’origine britannique, est le président d’une ONG, EcoHealth Alliance, basée à New York, qui finance les recherches sur les coronavirus à l’Institut de virologie de Wuhan, notamment grâce à des fonds du département américain de la Santé. Il soutient également les recherches sur le«gain de fonction», qui ont pourtant fait l’objet d’un moratoire aux États-Unis de 2014 à 2017, et les travaux controversés de Shi Zhengli.
La théorie de l’accident de laboratoire est encore plus discréditée lorsqu’elle est reprise par Donald Trump. Pendant l’une de ses conférences de presse du printemps 2020, où le président américain se livre à des digressions souvent décousues, il lance que le «virus chinois» est issu d’un accident du laboratoire, assurant avoir eu des informations classifiées. Mais il ne produit ni élément ni détails. Et surtout cette révélation est noyée dans un flot de déclarations contradictoires, tantôt expliquant que la pandémie est sans gravité, tantôt qu’il s’agit d’un complot chinois. De surcroît, Trump professe la plus grande méfiance à l’égard de ses propres services de renseignement, des diplomates et des agences fédérales. La théorie de l’accident, sans avoir été ni prouvée ni infirmée, rejoint QAnon au rang des mythes farfelus qui prolifèrent sur internet.
… mais désormais relancée
Elle est relancée en janvier par le communiqué des enquêteurs du Département d’État, qui ont repris le dossier à partir de septembre 2020 (lire l’entretien ci-dessous ). L’obstruction systématique de la Chine n’a fait qu’aviver les soupçons. D’autant plus qu’un an après le début de la pandémie, Pékin n’a encore produit aucun élément tangible à l’appui de l’hypothèse de l’origine naturelle, préférant répandre des théories farfelues comme l’apparition du virus dans des produits surgelés.
Aucun élément n’est venu à ce jour corroborer ou infirmer l’hypothèse d’une origine accidentelle du virus. La piste de l’accident de laboratoire n’épouse pas forcément celle d’une manipulation génétique, ni d’une recherche à des buts militaires, même si les travaux menés à l’institut de Wuhan comprenaient des expériences de gain de fonction considérées comme risquées et si le secteur scientifique chinois a de nombreux liens avec l’armée. Mais l’absence de certitudes nourrit toutes sortes de spéculations.
Joe Biden a demandé à ses services de renseignement un rapport d’ici à trois mois. En l’absence d’un courageux lanceur d’alerte chinois, ou d’éléments nouveaux, il n’est pas certain que l’enquête parvienne un jour à établir avec certitude l’origine du virus. Plus d’un an et demi après le début de la pandémie, de nombreux indices ont été effacés, Pékin ayant fait disparaître les données, et parfois les témoins, et fait taire toute voix indépendante. Une chape de plomb est tombée sur la Chine, rappelant que la façade de modernité cachait une dictature communiste à l’ancienne, brutale, et efficace. Efficace, mais pas toute-puissante. Si aucune preuve n’est venue appuyer la thèse que la grande pandémie planétaire ait commencé par une erreur humaine, aucune n’a non plus été produite à l’appui de l’origine naturelle. La question est désormais posée. Pékin n’est plus cru sur parole, et devra apporter cette fois des éléments tangibles pour convaincre le monde que le virus n’est pas sorti accidentellement de l’un de ses laboratoires.