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Albert Camus en 1944. Rene Saint Paul/©Saint Paul / Bridgeman images
FIGAROVOX/ANALYSE – D’une somme de destins individuels, l’épidémie fait un seul destin collectif, chacun comprenant en lui-même et à rebours de la solitude du confinement que «les hommes ne pouvaient se passer des hommes ».
À chaque chose malheur est bon, et si quelqu’un profite de l’épidémie qui, partout dans le monde, abat son rideau de souffrance, de solitude et de deuil, c’est peut-être Albert Camus – dont le célèbre roman La Peste a vu ses ventes multipliées par quatre au cours des dernières semaines. Avant même que le chef de l’État ne les invite solennellement à lire, beaucoup de Français ont dépoussiéré spontanément ce chef-d’œuvre qui valut à l’écrivain son premier grand succès littéraire. Sans doute rappellera-t-il à certains des souvenirs de classe, puisque Camus s’invite presque toujours au baccalauréat.
Pourquoi relire Camus? Il y a d’abord cette ressemblance troublante, d’aucuns diront prophétique. Oran, début des années 1940: dans l’insouciance du printemps naissant, la ville regarde avec légèreté s’abattre sur elle un fléau que l’on rechigne tout d’abord à désigner par son nom. Il y faut toute la pugnacité des médecins pour que le préfet se décide à prendre les mesures qui s’imposent. Partout pourtant la mort rôde, d’abord éparse, puis de plus en plus évidente ; bientôt personne n’est épargné mais il est déjà trop tard, et les jours perdus en tergiversations se paient au prix fort. Le confinement est décrété, et au mal physique s’ajoutent les drames humains: familles éclatées, amants séparés. À la radio retentit chaque jour le sinistre décompte des victimes. De leur côté, les fake news vont bon train: certains cafés, qui tiennent lieu de réseaux sociaux à l’époque, prétendent même sur des affiches que «le vin probe tue le microbe» … Les docteurs, eux, improvisent comme ils peuvent: «nous avons encore tout à apprendre à ce sujet» , avoue le narrateur.
La peste – Camus désigne par métaphore la montée du nazisme – n’est pas d’une époque plus que d’une autre. Les hommes se disent: «C’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent». La peste réveille aux yeux de tous l’intuition longtemps enfouie que l’existence est tragique, que leur bonheur est fragile. Encore que le bonheur, c’est vite dit! Il n’est pas si certain que la vie ait été beaucoup plus gaie avant l’épidémie. L’épreuve dessille parfois les yeux des hommes, comme cet employé de mairie qui s’en rend soudain compte: «On travaille tant qu’on en oublie d’aimer.» Saisis au cœur d’eux-mêmes et désormais orphelins du confort d’autrefois, les hommes sont condamnés à ne plus voir que l’essentiel. Quand la peste frappe aux portes de la ville, il n’y a plus de place pour l’accessoire.
Comment ne pas penser aujourd’hui à ces images, venues d’Italie, d’Espagne, d’Israël… où l’on entend depuis toutes les fenêtres les voix se mêler, le soir venu, pour chanter quelques instants ensemble?
Pourquoi relire Camus? Parce qu’au-delà des coïncidences de circonstance, il nous met aux prises avec l’insondable mystère de la souffrance, dans son aveuglement le plus injuste. Il y a cette mort bouleversante de l’enfant, l’innocent entre tous, frappé pourtant comme les autres – la peste ne fait pas la différence. Elle inflige aux hommes l’expérience de l’universel. «La peste, note le narrateur, fut notre affaire à tous.» Par conséquent, «chacun devait faire son devoir» : non que tous puissent lutter activement contre le mal, car cela seuls les médecins le peuvent, mais il est du ressort de tous les hommes de «retrouver leur bonheur et ôter à la peste cette part d’eux-mêmes qu’ils défendaient contre toute atteinte.» D’une somme de destins individuels, l’épidémie fait un seul destin collectif, chacun comprenant en lui-même et à rebours de la solitude du confinement que «les hommes ne pouvaient se passer des hommes». Comment ne pas penser aujourd’hui à ces images, venues d’Italie , d’Espagne, d’Israël… où l’on entend depuis toutes les fenêtres les voix se mêler, le soir venu, pour chanter quelques instants ensemble?
Aux questions que pose la peste il n’est sans doute pas, dans le monde sans Dieu de Camus, de réponse définitive. Certains prient, d’autres non ; d’autres encore font l’offrande de leur devoir, sans rien espérer d’autre et pas même de victoire définitive, «sans lever les yeux vers ce ciel où (Dieu) se tait».
«Tout croire ou tout nier» : l’absurdité de la peste ne laisse aucune alternative. Ce ne sont plus les civilisations mais les hommes eux-mêmes qui se découvrent mortels, et peut-être l’avions-nous un peu oublié nous aussi. Reste que face à la peste, toute révolte, quelle qu’elle soit, est spirituelle, et sans doute est-ce pour cela que nous sommes si nombreux en ces jours à relire Camus.
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