Les nouveaux jihadistes, souvent déséquilibrés, sont issus d’un « réservoir » d’individus biberonnés aux médias sociaux, baignant dans une idéologie confuse mêlant fanatisme religieux et haine de l’Occident. Certains fournissent le discours et désignent les cibles. D’autres, soldats auto-désignés, répondent à l’appel.
Alban Gervaise, radiologue militaire de 40 ans, père de trois enfants, a succombé à ses blessures à Marseille le 27 mai dernier, une quinzaine de jours après avoir été poignardé à la gorge et à la poitrine. Selon plusieurs témoins, l’assaillant, Mohamed L., a indiqué agir « au nom de Dieu ». Mais comme souvent, la qualification de l’acte fait débat. Prouver sa dimension « idéologique » n’est pas aisée, comme l’explique Marc Trévidic, ancien juge antiterroriste*. La qualification terroriste, créée en 1986, est plus restrictive que l’usage courant du terme. La loi n’a pas intégré la multiplication d’actes « pulsionnels de personnes plus ou moins saines d’esprit » que Trévidic décrit comme des « électrons libres de l’islamisme ».
Ce phénomène d’attaques commises par des individus isolés a été pointé par le ministre de l’Intérieur. Le 28 avril 2021, quelques jours après l’assassinat de Stéphanie Monfermé, policière au commissariat de Rambouillet, Gérald Darmanin observait sur France Inter : « Cela fait neuf attentats de suite où les personnes qui ont commis des actes terroristes n’apparaissent dans aucun de nos fichiers, ne sont pas fichées S, ni pour radicalisation, et n’étaient pas à notre connaissance en lien avec d’autres réseaux terroristes. » Le plus simple est alors d’attribuer ce phénomène à des déséquilibrés passant à l’acte sans aucune raison apparente.
Bien sûr, ce type de faits divers existe. Cependant, même en présence de déséquilibres psychiatriques importants, les biographies des assaillants révèlent d’autres prédispositions. Tout comme Mohamed L., Jamel Garchène, le Tunisien qui a assené deux coups de couteau mortels à la gorge de la policière de Rambouillet, se revendique d’une forme d’islam sunnite et affiche publiquement son fanatisme religieux. Quelques jours après l’assassinat de Samuel Paty, il avait ajouté à son profil Facebook la phrase « Respectez Mohamed prophète de Dieu ». L’attaque du 25 septembre 2020, où deux personnes sont gravement blessées à l’arme blanche à proximité des anciens locaux de Charlie, fournit un autre exemple. L’auteur est un Pakistanais sunnite qui affirme avoir agi en représailles à la republication par le journal des caricatures de Mahomet. Cette liste, qui n’est pas exhaustive, fait apparaître des mécanismes sous-jacents identiques.
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Tout d’abord, les auteurs disent appartenir à l’islam sunnite, par héritage familial ou conversion. Sans être nécessairement très pratiquants, leur sentiment d’appartenance à cette religion est puissant. Leur système de valeurs puise dans leurs croyances religieuses, mais aussi dans la conviction que les musulmans sont les damnés de l’Occident, qui nourrit leur mépris des « non-croyants » et de leurs sociétés « décadentes » et « islamophobes ». Enfin, leur CV comporte souvent un passage par la « petite délinquance » (détention d’armes, vols ou violences).
C’est le concept de « jihadisme d’atmosphère » forgé par Kepel qui éclaire le mieux ce phénomène. Selon lui, les auteurs d’attentats sont sous l’influence d’« entrepreneurs de colère qui vont désigner des cibles, par exemple Samuel Paty, qu’ils ne vont pas eux-mêmes appeler à tuer ». On est ici dans une forme d’« ubérisation » de la terreur : ceux qui passent à l’acte sont « isolés », ils se sont « radicalisés » en écoutant ces entrepreneurs sur internet ou en suivant des prédicateurs virulents. Comme sur Uber, la demande rencontre l’offre : des assaillants acceptent la « course meurtrière » et agissent. Pour Kepel, ils « ont déjà été formatés, ils ont subi un lavage de cerveau, une mise en condition, mais il n’y a plus ce rapport de l’organisation à l’exécutant ».
Il faut se demander comment se constitue le « réservoir » d’exécutants potentiels. Dans un livre paru en 2015**, j’évoquais la culture de la défiance vis-à-vis de la France dans une partie de la population musulmane. J’identifiais plusieurs groupes : les plus radicaux sont les « musulmans exclusifs », généralement d’inspiration salafiste, qui revendiquent le développement d’une contre-société ; les « musulmans superficiels » qui, sans respecter les obligations religieuses, s’inscrivent dans la même lignée idéologique.
Les deux groupes ont des caractéristiques similaires à celles des djihadistes d’atmosphère : appartenance à une forme d’islam sunnite, passage par la petite délinquance, haine anti-française… Bien que minoritaires, leur influence est loin d’être marginale. Leur radicalité génère une forme de respect chez une partie des « musulmans superficiels ». En témoignent plusieurs enquêtes et sondages, comme celui réalisé en 2020 par l’IFOP pour le Comité laïcité République (CLR), qui démontre qu’une partie importante des musulmans considère que la charia est plus importante que la loi de la République (57 % des personnes interrogées avaient moins de 25 ans). Ceux qui font cette réponse ne respectent probablement pas la charia dans leur vie quotidienne, mais la considèrent supérieure. Comme l’indique l’anthropologue Hugues Lagrange, « ce que retiennent de l’islam les jeunes les plus articulés, c’est la conjonction d’une visée du bien et de règles de vie ; tandis que chez ceux qui le sont moins, l’islam est d’abord un système normatif, ou plus précisément prescriptif ». C’est ainsi qu’un terreau idéologique se constitue, qu’une atmosphère se cristallise.
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Cette imprégnation culturelle s’est manifestée lorsque la France a défilé contre le terrorisme des frères Kouachi en janvier 2015. Certains jeunes collégiens ou lycéens ont posté sur les réseaux sociaux des messages de soutien aux terroristes affirmant qu’il s’agissait d’un juste retour de bâton. Sans être influencés par un prédicateur en particulier, ces jeunes baignent dans une « soupe idéologique » aussi simpliste que virulente – un monde divisé entre « kouffars » oppresseurs et croyants opprimés avec des musulmans « super-héros » prêts à venger leurs frères et sœurs.
Cette nouvelle forme de djihadisme devrait susciter une résistance nouvelle et adaptée, consistant à sanctionner systématiquement les appels à la haine, à combattre les discours anti-français au sein de la société, en particulier à l’école, à punir tout acte de délinquance pour créer un rapport de forces. En clair, seule une riposte systématique, à la fois idéologique et sécuritaire, peut créer une nouvelle atmosphère qui supplantera l’atmosphère mortifère où se déploient les micro-entrepreneurs du djihadisme.
* Marc Trévidic, interview France Inter, 30 octobre 2019.
** Qui sont-ils ? Enquête sur les jeunes musulmans de France, Le Toucan/ L’Artilleur, 2016.