Voilà un petit livre (127 pages, tout compris) dont la lecture permet de faire le point sur le cadre juridique de la laïcité. Il est d’une professeure de droit public, ce qui offre une garantie d’exhaustivité et d’actualité. Cela se lit facilement, voire agréablement, et l’auteur est de ceux avec lesquels(1)on peut partager nombre de points de vue, sans se croire tenu d’être d’accord sur tout -comme on va le voir.

L’ouvrage présente la laïcité comme un « kaléidoscope » de normes (et de pratiques) entre lesquelles les tensions existantes (liberté de conscience vs liberté de religion, par exemple) génèreraient au fil du temps et des jurisprudences des images en constante évolution. Il traite successivement de la liberté, de la séparation des Eglises et de l’Etat, de l’égalité, et de la neutralité. Le lecteur méfiant devant tout relativisme sera rassuré de noter que G. Calvès part de l’idée que « la clé de voûte de la construction laïque, c’est la liberté de conscience » (p. 26).

La liberté de conscience : toujours à préciser.

A cet égard, on s’étonne un peu de lire (p. 25) que les premiers articles de la loi de 1905 consacreraient « sans les hiérarchiser les principes de liberté de conscience, de liberté de culte, et de séparation des Eglises et de l’Etat » (c’est nous quoi soulignons). Car il y a bien hiérarchie juridique entre « liberté de conscience » et « libre exercice des cultes », comme en témoigne le point qui sépare les deux premières phrases de l’art. 1er : la liberté de conscience est première, le libre exercice des cultes second. Sinon, il y aurait coordination (« et »), ce qui n’est pas le cas, contrairement à ce que se plaisent à affirmer les tenants de la laïcité revisitée, de Baubérot à « Vigie de la laïcité ». Démonstration : la première de ces libertés inclut la seconde, alors que l’inverse n’est pas vrai. CQFD.

La liberté de conscience, comme rappelé à plusieurs reprises tant par le Conseil d’Etat que par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), comporte deux volets : 1° la liberté d’avoir toute « opinion » (« même religieuse », art. 10 de la Déclaration de 1789), que l’art. 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme désigne par « liberté de pensée » : elle s’exerce dans le « for interne », et peut seule être considérée comme « absolue » ; 2° la liberté de manifester cette opinion(2), qui relève du « for externe », et peut faire l’objet de restrictions légales, légitimes, et proportionnées (paragraphe 2 de l’art. 9 en question).

On se permettra donc de ne pas souscrire à deux énoncés de la p. 37 :

  • « La liberté de conscience ne souffre aucune restriction » : si, justement, dès lors qu’elle se manifeste (ce sans quoi elle resterait bien formelle, reconnaissons-le).
  • L’art. 9 de la Convention européenne citée ne prévoirait aucune restriction pour la « liberté de pensée, de conscience, de religion », qui serait « absolue ». Or la CEDH s’en est largement expliquée : si la liberté définie à l’art. 9 se décline en « religion ou convictions », ces dernières ne sont pas de simples opinions : elles doivent revêtir « un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence ». Elles incluent ainsi l’objection de conscience, mais également l’athéisme, l’agnosticisme, l’indifférentisme, le scepticisme, et même la laïcité (CEDH, grande chambre, Lautsi c. Italie du 18 mars 2011(3)). Le paragraphe 2 de l’art. 9 prévoit donc bien des restrictions aux manifestation des « convictions » lato sensu.

La difficulté ne vient-elle pas  plutôt de ce que la « liberté de religion » est inconnue dans la loi de 1905, qui se contente de garantir le libre exercice des cultes ? G. Calvès nous rappelle d’ailleurs (p. 50) qu’Aristide Briand l’envisageait initialement dans les seuls lieux de culte, position qu’il accepta de faire évoluer. Le positivisme juridique (nul ne sait définir en droit ce qu’est une religion, ou une foi : seules ses manifestations, dont le culte, sont objectives) n’explique pas tout : la Convention européenne des droits de l’Homme, à partir de la reconnaissance par la France de l’autorité de son juge, la CEDH (1981), a fait éclater la définition très restrictive des manifestations religieuses issue de la loi de 1905. Désormais, l’Etat « organisateur neutre et impartial du pluralisme des convictions » (CEDH), se doit de protéger la « liberté de pensée, de conscience, de religion », ce qui va bien au-delà de la seule garantie du libre exercice des cultes. Trop de laïques en France ont tardé à en prendre conscience.

Matière à s’instruire et à débattre

G. Calvès consacre d’intéressants développements à la « catho-laïcité » (pp. 84 et suivantes), aux « astuces et petits arrangements » permettant de contourner l’interdiction de subventionner les cultes, aux avantages indéniablement consentis à l’Eglise catholique (pp. 58 et suiv.). Elle n’oublie pas le dernier en date : l’autorisation de conserver et exploiter commercialement les immeubles reçus par dons et legs (loi du 24 août 2021). Mais pourquoi reprendre sans discernement l’antienne du ministre de l’intérieur selon laquelle l’islam serait concerné « au premier chef » (p. 63) ? La révélation récente de l’empire immobilier géré en toute illégalité depuis 1923(4) par l’Eglise catholique rien qu’en Île-de-France vient nous rappeler, s’il en était besoin, que c’est elle la véritable bénéficiaire du cadeau.

On approuvera de même le rappel que les élèves de l’école publique ne sont pas « de simples usagers » (p. 102) -quoique leur appartenance à la « communauté éducative » ne nous paraisse pas un fondement juridique pertinent(5).

La neutralité religieuse à l’entreprise, qui clôt l’ouvrage, gagnerait sans doute à être développée, notamment à la lumière de la jurisprudence de la CJUE. Car si la Cour de Luxembourg a admis l’interdiction du port du voile à l’entreprise sous des conditions bien rappelées p. 110, elle n’a pas pour autant nié que cette disposition puisse constituer une « discrimination indirecte » (CJUE, 14 mars 2017, G4S et Micropole SA).

On se permettra de signaler que la CJUE considère en outre qu’une politique de neutralité de l’entreprise doit écarter tout signe « visible », et pas seulement « ostensible » -sous peine de discriminer le seul port du voile islamique (CJUE, 15 juillet 2021, affaires Wabe et Müller Handels) : question concrète qu’effleure d’ailleurs l’ouvrage, à propos de la loi de 2004 (p. 102).

S’agissant de la célèbre affaire « Baby-Loup », on reste un peu sur sa faim p. 109 : certes, la question de « l’entreprise de tendance » n’a pas été tranchée par la Cour de cassation dans son arrêt du 25 juin 2014 : et pour cause, puisque l’argument a été explicitement rejeté. En revanche, la Cour dit très clairement que l’interdiction du port du voile était, conformément au code du travail, « justifié[e]par la nature de la tâche à accomplir et proportionné[e]au but recherché », du fait que tous les salariés de cette petite structure pouvaient être en contact avec les enfants et leurs familles(6).

Enfin, on ne peut que souscrire aux réserves que formule G. Calvès (pp. 109-110) sur les dispositions de la loi travail du 8 août 2016 autorisant l’inscription de la neutralité religieuse dans le règlement intérieur d’une entreprise au titre du « bon fonctionnement » de celle-ci : cette justification ne figure pas au rang des motifs admis par la CJUE(7).

Le droit n’est pas neutre

Mais il arrive toujours un moment où l’apparente neutralité du professeur de droit se fissure et laisse apparaître un certain nombre de partis pris. Ayons la franchise d’en repérer quelques-uns que nous ne partageons pas.

Derrière le sous-titre très académique « Les mutations contemporaines du principe d’égalité » (pp. 74 à 84) est développée une véritable théorie juridique des « accommodements raisonnables », qui a visiblement les faveurs de l’auteure, vantant le « modèle » québécois. Rappelons-en le principe, effectivement pratiqué dans les pays de droit anglo-saxon : pour ne pas infliger de discriminations (directes ou indirectes) aux pratiquants de « religions minoritaires », on remet en cause les règles communes par diverses dérogations : autorisation du port du voile pour les agents publics, des poignards sikhs rituels à l’école, etc. C’est en fait un artifice destiné à faire entrer les religions dans la sphère publique -comme le dénoncent justement les laïques du Québec. D’ailleurs, pourquoi seule la religion pourrait-elle y prétendre ? La liberté de religion serait-elle supérieure à toutes les autres ? C’est bien le fond du problème. Ajoutons qu’en France, il n’existe pas juridiquement de religion « minoritaire », puisque le libre exercice des cultes est universel. Et sociologiquement, toute religion est minoritaire (les catholiques sont évalués à 5% des Français p.85…).

Quatre mois après la parution de l’ouvrage, la tentative « d’accommodement » des règles d’hygiène et de sécurité des piscines de Grenoble avec la revendication religieuse du port du « burkini » a donné l’occasion au juge administratif de rappeler que le principe de laïcité interdisait « à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ». Le terrain juridique français est effectivement « peu accueillant », regrette G. Calvès p. 82 : nous ne partageons pas ce regret.

D’autres interventions directes de l’auteure relèvent du débat politique -ce qui est son droit le plus strict. Qu’elle n’aime pas beaucoup la loi dite « séparatisme »(8)ne nous choquera pas : l’UFAL en a jugé le bilan négatif pour la laïcité. En revanche, le lecteur sera stupéfié que soit qualifié de stupéfiant (p. 104) l’engagement de « ne pas remettre en cause le caractère laïque de la République » exigé des associations sollicitant des subventions publiques (le « contrat d’engagement républicain »). Serait-il donc normal que des fonds publics financent des initiatives critiquant les principes de la République ? Si chaque association reste évidemment libre de le faire (sous réserve de l’ordre public), ce ne peut être que sur ses fonds propres.

On n’approuvera pas davantage le sous-titre « gesticulations parlementaires » (p. 104) qualifiant des initiatives parlementaires que bien des associations laïques (dont l’UFAL) demandent depuis longtemps : interdiction des signes religieux pour les étudiants à l’université (en cours ou travaux collectifs), ou pour les bénévoles accompagnant les sorties scolaires, ou les puéricultrices(9). « Image d’une laïcité grondante et menaçante » ne craint pas d’affirmer l’auteure : mais pas un mot sur l’islamisme « grondant et menaçant », voire assassin, et ses offensives pour « tester les valeurs de la République » (rapport Stasi, 2003). C’est précisément par là que pèchent les approches « juridistes » réduisant la laïcité aux limitations juridiquement possibles des libertés religieuses : motus sur son rôle positif d’émancipation des individus et surtout de ciment de l’ordre public républicain -qui ne serait menacé par personne, vraiment ?

Cet aveuglement politique drapé du manteau de l’objectivité académique donne lieu à une réflexion des plus déplacées, p. 100. Traitant du « retour de la question du blasphème », incontestable, l’auteure examine les divisions de l’opinion à propos des « caricatures du prophète », mais conclut par une phrase au moins malheureuse. Elle déplore que le massacre des journalistes de Charlie Hebdo et l’assassinat de Samuel Paty aient rendu « douloureusement irréconciliable les positions des uns et des autres ». Parce que l’assassinat au prétexte de « blasphème » serait une « position » comme une autre ? Parce que la suppression de tout « délit de blasphème », conséquence de la laïcisation de notre droit, serait encore à débattre dans un ouvrage consacré au droit de la laïcité ?

Faut-il en outre rappeler que le port du voile islamique, envisagé tout au long de l’ouvrage uniquement comme « signe religieux » (et implicitement, élément de la « liberté de religion »), est une arme contre l’égalité femmes-hommes et l’émancipation individuelle, utilisée systématiquement par les islamistes ? Défendre les principes de la République est aussi l’objet du droit : encore faut-il que celui-ci ne ferme pas les yeux, sous prétexte d’objectivité, sur les menaces concrètes visant ces principes.

Au contraire, relevons que la CEDH, dans son arrêt Osmanoglu et Kocabas c. Suisse du 10 janvier 2017 (cité p. 81, d’ailleurs un peu inexactement(10)), se dit « prête à accepter » que les mesures visant l’égalité entre les sexes « puissent être rattaché[e]s à la protection des droits et libertés d’autrui ou à la protection de l’ordre au sens de l’article 9 § 2 de la Convention. » Intéressante évolution depuis l’arrêt SAS c. France du 1er juillet 2014, où la Cour refusait que l’égalité femmes-hommes puisse être un motif de limitation des manifestations religieuses au sens de l’art. 9-2 de la Convention.

Oui, le droit évolue : mais pas comme un « kaléidoscope », qui finalement ne fait que refléter les cristaux de couleur qu’on y a introduits une fois pour toutes. Il change en interaction avec la réalité politique économique et sociale. Ce sera notre principale réserve vis-à-vis de l’ouvrage de G. Calvès : parler de la laïcité sans dire un mot de qui veut la mettre à bas, et pourquoi, ne nous paraît pas faire œuvre « d’objectivité ».

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