Et puis, juste avant d’entrer dans cette salle, il y avait une odeur de sang, une odeur de mise à mort. Je me suis dit, heureusement que la peine de mort n’existe plus ! « Perpétuité », c’est un mot lourd. On le sent passer. Et puis, c’est toujours un échec collectif, de toute notre société… À chaque fois que j’ai entendu ce mot dans une salle d’audience, j’ai reçu un électrochoc.
Dans votre livre, « Soit je gagne, soit j’apprends » (édition Plon), vous racontez votre première rencontre avec Nordahl Lelandais, qui se dit alors innocent du meurtre de Maëlys et vous dites que vous l’avez cru…
Bien sûr, je l’ai cru. Plus exactement, j’ai voulu le croire. J’ai voulu croire qu’il était innocent. Tout l’accablait et lui se disait innocent. C’est une situation dont rêve tout avocat. De ma part, c’était, je l’avoue, un péché d’orgueil. Il est assumé aujourd’hui.
La famille de Maëlys vous a reproché de parler à sa place, notamment quand vous avez dit que la silhouette blanche dans l’Audi A3 de Lelandais ressemblait « à une femme d’âge mûr ». À l’époque, pourtant, tout convergeait déjà vers lui…
Cette phrase, je m’en suis excusé en plaidant. Mais oui, je parle à sa place, c’est mon rôle, mon métier. Au début, nous avons fait de la microchirurgie du dossier. Avec mes collaborateurs, nous avions tout passé au peigne fin. Quand j’ai déposé une demande de mise en liberté, le texte faisait 17 pages, il n’y avait pas de quoi le condamner. Je le dis aujourd’hui, sans la goutte de sang, je le fais acquitter. C’est terrible à dire, je le sais bien, mais sans cette minuscule goutte, ils n’ont rien.
Trois mois après Maëlys, vient ensuite l’affaire du caporal Noyer…
Oui, cela vient après. On m’appelle pour une garde à vue à Chambéry, je me demande c’est quoi ce truc. Je vois bien à partir de là que tout est en train de s’effilocher. À ce moment-là, une première fois, je me suis dit que j’allais arrêter de le défendre. Mes collaborateurs m’ont dit que je ne pouvais pas faire cela, que cela équivalait à une trahison. Je n’avais pas le droit de l’abandonner…
Les gendarmes découvrent ensuite la goutte de sang dans sa voiture, malgré son nettoyage dantesque, et là vous êtes le premier à comprendre qu’il vous a roulé. Vous allez le voir en détention. C’est un tournant…
Oui. La vérité, c’est que ce jour-là nous ne nous sommes presque rien dit. Nordahl Lelandais a tout de suite senti que la terre s’effondrait sous ses pieds et qu’il m’entraînait dans l’éboulement.
Et vous décidez de rester…
Il y a quelque chose que les gens ne peuvent pas comprendre. Quand vous voyez quelqu’un pendant toutes ces années, forcément il y a des liens humains qui se tissent. J’ai fait avec lui un vrai accompagnement, je ne me suis pas contenté d’aller le voir la veille de l’audience.
Comment vivez-vous cette détestation dont vous êtes, aux côtés de Lelandais, la cible ?
C’est comme ça. Les victimes ont tous les droits. On ne peut que s’incliner devant la douleur de la famille de Maëlys.
Dans votre livre, vous mettez en exergue cette phrase de Robert Badinter : « Plaider, c’est bander ; convaincre, c’est jouir ». Elle raisonne avec votre plaidoirie devant la cour d’assises de Grenoble…
Oui, c’est vrai. J’avais dit à mes deux collaborateurs avant leur plaidoirie, faites-vous plaisir ! Utilement bien sûr, dans l’intérêt de la défense. Il faut le reconnaître, c’est un fait. Là on a autant défendu la défense qu’un homme.
Avez-vous senti durant votre plaidoirie des fautes de carre ? Avez-vous eu des regrets ensuite ?
Non, tout était sous contrôle. Je n’y suis pas allé sans filet comme il peut m’arriver de le faire d’habitude. Justement, je savais que je n’avais pas le droit à la faute de carre. Tout était sous contrôle, même si j’ai improvisé mon souvenir de Pierre Truche disant au procès Barbie : « Je demande qu’à vie Barbie soit reclus »… Je regrette peut-être un quart d’heure de trop, au milieu. Ni au début ni à la fin. Le seuil de tolérance des jurés, c’est deux heures, et je suis allé au-delà. J’ai senti qu’à un moment, au milieu, sur la personnalité de Nordahl Lelandais, je les avais un peu perdus. Mais je suis allé les rechercher ensuite.
Si vous refaites le procès dix fois, dix fois il prend perpétuité, ou pensez-vous qu’il peut être condamné à 30 ans comme vous l’avez plaidé ?
Je pense qu’il y a une place pour les trente ans, infinitésimale, mais il y a une place. Il y en a toujours une même si là, il faut bien le reconnaître, avec le poids de l’affaire, c’est très difficile. Il y a la « taxe Lelandais ». Hors taxe, c’est trente ans, comme dans l’affaire Dickinson avec viol et assassinat…
Le tournant de l’affaire Maëlys, on l’a bien compris au procès, c’est la découverte vertigineuse de la goutte de sang…
Quand est arrivée la goutte de sang, on a tout regardé, y compris pour savoir si on ne pouvait pas la contester. C’était notre rôle, mais il n’y avait pas moyen. Il ne pouvait plus nier. À partir de là, je me fixe des limites. Je ne dis pas qu’il fait jour à minuit, ou minuit à midi. C’était ma crédibilité qui était en jeu. Je ne suis jamais en conflit violent avec les magistrats. Il en va pour moi du respect de la robe et de mes principes. Si au moment de la découverte de la goutte de sang, Nordahl Lelandais avait voulu continuer à nier, il l’aurait fait sans moi… Je serais parti, oui. Le jeu était fini. Il a joué, il a perdu.
C’est vous qui appelez les juges pour leur annoncer qu’il va dire où il a déposé la petite fille… Le faites-vous avouer ?
Non, je ne le fais pas avouer. Ce n’est pas mon rôle. Je l’accompagne, comme c’est le rôle d’un avocat. Mais je n’ai pas le droit d’aller plus loin, si lui ne le veut pas. C’est sa défense et c’est sa vie. C’était le travail des enquêteurs de chercher à aller plus loin. Pas le mien.
Est-ce que la peine aurait été la même s’il avait avoué un viol, à l’audience ?
Dans ce cas, la présidente pouvait rajouter une question spéciale et il encourait une peine de perpétuité réelle de trente ans. Mais qui va s’auto-incriminer ? Il ne pouvait pas parler. Ce n’était pas possible. C’était à l’accusation d’avancer des éléments. Cette dimension du dossier s’est jouée en amont, durant l’instruction, pour lui éviter un renvoi pour viol… Il n’aurait été possible d’y revenir durant le procès qu’avec un élément nouveau, qui ne pouvait être que des aveux de sa part.
Auriez-vous pu être l’avocat de la famille de Maëlys ?
Oui, bien sûr. Lelandais a eu de la chance de ne pas m’avoir en face.
Ce qui est frustrant au terme de cette affaire, c’est cette impression de ne rien savoir de ce qui s’est réellement passé…
Sa « victoire » à lui, entre guillemets, c’est de laisser tout le monde en plan. Personne ne sait. Mais, lui, sait-il lui-même ? C’est facile de mentir aux autres, c’est plus difficile de se mentir à soi-même. Aujourd’hui, Nordahl Lelandais s’est probablement convaincu de ses propres mensonges. C’est une armure. Sinon, c’est très compliqué pour lui. Mais moi, je ne suis ni son psy ni son confesseur, je suis juste son avocat.
Même pour vous, il y a un mystère Lelandais…
Tout homme est un mystère. C’est le propre de l’homme… Les faits qu’il a commis sont un mystère. Pour moi, le mystère complet, c’est comment pendant 34 ans, il a été un mec irréprochable… Comment cela commence ? Comment il bascule ? Les experts n’en disent rien. La vraie énigme pour moi, c’est celle-là.
Pourquoi ne pas faire appel alors qu’il a pris le maximum prévu ?
Cela ne sert à rien. Il ne dira de toute façon rien de plus. Et puis pourquoi imposer cela aux victimes ? C’est d’ailleurs pour cela que j’ai dit que Nordahl Lelandais n’avait plus besoin d’avocat. Il pourra prétendre à sortir un jour. Tout dépend de lui maintenant. Est-ce qu’il va faire des études, bien se comporter en prison, suivre un parcours de soins. Mais moi, qui vais sur les 70 ans, dans vingt ans, je ne serais plus là pour l’assister…
Pourquoi avoir dit tout de suite que vous ne faisiez pas appel, sans attendre le délai de dix jours ?
Parce qu’on l’avait décidé avant. Je voulais mettre un terme à l’emballement et aux spéculations. Faire en sorte que ces gens rentrent chez eux et puissent se dire, c’est fini. Alors pourquoi attendre le délai de dix jours ? À mes yeux, cela faisait petite torture supplémentaire, petite vengeance. Il fallait être cohérent.
« Est-ce tout n’était pas joué d’avance ? On s’est battu pour la défense. Au-delà de Nordahl Lelandais, on s’est battu, d’une certaine façon, pour la justice. »
C’était d’ailleurs cohérent avec ce que j’avais plaidé. Je ne voyais pas la justice organiser un nouveau procès, et puis, de toute façon, Nordahl Lelandais n’avait aucune envie de recommencer… Pour lui, un appel, cela voulait dire deux ans encore dans sa maison d’arrêt de Saint-Quentin-Fallavier. Alors que maintenant, avec une peine définitive, sa nouvelle vie carcérale va pouvoir commencer. Il va être transféré en maison centrale et s’installer dans sa détention longue. Pour les victimes, le fait qu’il n’y a pas appel, cela veut dire aussi que c’est fini…
Que ressent-on au lendemain d’un procès pareil ?
La vie reprend son cours. Cela a marqué quand même ! Mes deux jeunes collaborateurs, Mathieu Moutous et Valentine Pariat, ont été très marqués eux aussi. Il y a eu des larmes, oui. C’est bien que ça sorte. C’est le métier qui rentre, je suis content de transmettre. Au bout du compte, on se demande à quoi on a servi, est ce que ça a été utile, tout ce travail… Est-ce tout n’était pas joué d’avance ? On s’est battu pour la défense. Au-delà de Nordahl Lelandais, on s’est battu, d’une certaine façon, pour la justice.