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Jean-François Colosimo, La religion française. Le Cerf.
Lorsque le lecteur attentif a achevé de prendre connaissance de l’argumentaire de l’auteur, il se demande quelle idée principale il va de développer dans son modeste compte-rendu. Du coup, j’ai pensé à cette formule choc, non pas pour impressionner les futurs lecteurs mais pour bien saisir la nature de l’enjeu et éviter de trahie la pensée de mon éminent ami Jean-François Colosimo : De même que l’histoire de France ne commence pas avec 1789, ainsi l’histoire de la laïcité en France ne commence pas avec la loi de 1905. Et ce constat nous conduit fatalement à dérouler de nouveau ses premières manifestations en terre de France et au sein de la nation française. Et au cours de cette trajectoire l’auteur sait contrôler l’érudition qui s’impose dans ce genre de recherche…
Sans tomber dans des généralisations excessives sur les origines et les débuts historiques de ce pays, on relève à juste titre que deux puissances, deux tendances fondamentales, ont porté ce pays sur les fonts baptismaux : la monarchie et l’église chrétienne, plus précisément catholique, même si l’apport protestant est indéniable et fait aussi partie légitimement de l’histoire de notre pays. Il y a aussi un apport juif qui se retrouve dans l’héritage judéo-chrétien et que l’auteur mentionne aussi. JFC reprend toute cette histoire depuis les origines et ceci le mène fatalement à donner une définition de la laïcité. Ce qui n’est pas chose facile.
La question touche profondément l’auteur qui nous parle avec émotion de ses origines et notamment de sa naissance avignonnaise.
Dressons le compte. Que n’aurait été, époque après époque, mon lieu de naissance, première représentation du monde ? Et bien plus loin : Avignon « en la France et hors la France » pourrait-elle servir idéalement de Rome intermittente à la papauté…
Le lecteur reconnait ici ce que les historiens ont nommé la « captivité d’Avignon.
Le lieu semble prédestiné car JFC dit lui-même qu’il est né dans un lieu où deux forces antagonistes se faisaient face : César et … la papauté. Deux corps de doctrines et d’actions dans le monde qui se situent aux antipodes les uns des autres. La formation de l’auteur le rend très attentif à cette situation et aux conséquences qui en découlent :il est à la fois théologien et philosophe, historien des religions et des idées. D’où l’éclairage précieux qu’il est apte à nous offrir.
La religion française, le titre est bien choisi mais il convient de le définir : il y a dans la constitution de ce pays moult exceptions qui le rendent assez singulier. En France, c’est l’État qui a fait le pays. On attribue à Charles de Gaulle le dicton suivant : il y a, dans l’ordre, la France, l’État et ensuite le droit. Cette formule existait déjà à l’état latent chez tous les rois qui durent affirmer, parfois les armes à la main, leur autonomie face à la hiérarchie religieuse dépendant de la Curie romaine, voire leur primauté. Contrairement aux autres états issus de la désintégration du Saint Empire romain germanique, la France a toujours revendiqué pour elle une autonomie complète : l’autorité royale ne s’arrête sur le seuil des églises ou de tout autre maison de Dieu… On ne badine pas avec la souveraineté de l’État, qu’il soit monarchique ou républicain.
Plus personne, ou presque, ne lit ou ne relit la Cité de Dieu de saint Augustin. L’évêque d’Hippone qui mourra dans sa ville assiégée par les Vandales illustre bien les dilemmes de tout esprit chrétien qui réalise que l’organisation politique, terrestre, ici-bas n’est qu’une pâle copie de ce qu’il recherche. Implanter la cité de Dieu sur terre. Dans ce contexte idéologique, la monarchie a toujours veillé à avoir le dernier mot, même lorsque cela devenait très difficile. L’État n’a jamais renoncé à ses prérogatives en matière religieuse ; et dans ce domaine la confrontation avec la hiérarchie religieuse a toujours été très rude. C’est cette lutte constante que ce livre évoque de manière très détaillée. Donnons la parole à l’auteur :
Plutôt que de conjurer l’inflation des anathèmes par des protestations de bonne foi, ce livre a pour ambition inverse de suspendre le brouhaha que suscitent les mots de France, religion, laïcité, et de ramener, un temps, à un zéro égalitaire les habituels camps en présence, ainsi que leurs immobiles partisans…
L’expression religion française ne renvoie pas à la situation des religions dans le pays mais à une approche si spécifique du fait religieux dans l’Hexagone. La singularité de ce rapprochement tient au terme laïcité, si malaisé à traduire dans d’autres langues, européennes ou autres. Prenons deux exemples, en hébreu et en arabe. En hébreu, pour dire laïc on emploie le néologisme hiloni qui signifie en réalité le profane, le non-divin, donc quelque chose qui sort de l’orbite du religieux. En arabe, on éprouve la même difficulté. Ce furent des chrétiens orientaux qui à, l’orée du XIXe-XXe siècle, traduisirent laïc par almani ou alamani (suite à un glissement vocalique) qui signifie mondain, de ce monde, le nôtre, par opposition à ce qui relève du sacré, donc de la sphère religieuse. Mais j’attire l’attention sur le fait que ce sont des étrangers à la religion musulmane, en l’occurrence des chrétiens maronites, qui trouvèrent cet expédient car le génie propre à l’islam n’aurait pas conçu une telle abstraction qui entend limiter l’expansion religieuse, par la laïcité…
De même, partisans et adversaires de la laïcité commettent une erreur lourde de conséquences quand ils parlent de religion pour les trois monothéismes. Ce qu’un musulman entend par religion ne s’entend pas dans le même sens par un chrétien. Un juif peut, à la rigueur, le comprendre en raison des racines communes désignées par le judéo-christianisme ; sans le fondement judéo-hébraïque, le christianisme n’existerait pas, plus exactement serait sana racines…
Ayant enseigné la philosophie durant près d’un quart de siècle à l’université de Heidelberg, j’ai pu constater de visu que les Allemands ne comprennent pas vraiment l’attachement de la France à la règle laïque. Chez eux, il en est tout autrement que chez nous, dans le cursus scolaire ou universitaire, la religion est une matière académique comme une autre. Et contrairement à nous, exception faite de l’Alsace-Moselle, les Länder financent les instituts ou départements de théologie. Devenir prêtre ou pasteur est très bien vu. C’est peut-être ici aussi une certaine exception française. Qui explique la spécificité de l’approche de la religion.
Nous sommes bien les seuls à adopter cette partition, héritée de l’histoire de France et d’événements pas toujours nobles, ce que la Grande Bretagne voisine et la lointaine Amérique du Nord ne comprennent pas vraiment. D’où, je me répète, ce titre, la religion française.
Voici une nouvelle citation qui montre dans quelle direction se dirige JFC, après de longs et éclairants développements : Circoncire la laïcité, compter avec elle et compter sur elle, requiert d’abord de la conter pour ce qu’elle a été. Sur la longue durée. Sans rechigner à remonter le temps. En vertu de la simple évidence qui condamne quiconque ignore son passé à ne pas connaître son avenir. Pour mieux dire ce que la religion française est, peut être et doit demeurer.
Cela me rappelle une phrase bien connue de Tocqueville : quand on ignore le passé on est condamné à avancer dans les ténèbres vers l’avenir.
En dépit de la longueur de ce compte-rendu, qui gagnerait encore à être étoffé, tant la richesse de ce volume est grande, je dois signaler brièvement, en fin de volume, les sagaces réflexions de l’auteur sur le fait juif ; nous y lisons un exposé et une analyse juste et objective, où l’antisémitisme théologique est nettement séparé de son frère jumeau moderne, reprenant d’autres motifs, comme le prétendu accaparement capitaliste et le pillage des richesses des pays d’accueil.
Pour Guénée, épris de la Judée antique à laquelle il a consacré de grandes études, il revient à la France d’admettre le fait juif dans sa parfaite irréductibilité et à sa toute proximité en instaurant les juifs de France dans leurs pleins droits…. Par l’un de ces échanges dont abonde la religion française, c’est cette fois un clerc d’église qui cristallise la question de la liberté de conscience chez les clercs d’état en accélérant la reconnaissance plénière sinon incessamment retardée du judaïsme.
Irréductibilité, irréductible, ces termes me rappellent une idée développée dans son ouvrage L’étoile de la rédemption (1921) Comme toute religion-culture (Hermann Cohen) digne de ce nom, le judaïsme ne saurait constituer une simple étape dans la marche vers l’idéal philosophique si cher à Hegel. On part de la culture pour aboutir à la foi, et non, l’inverse.
Je choisis cette belle réflexion sur l’ensemble du livre que je cite ici même :
C’est bien la question de l’impossible souveraineté, spirituelle et temporelle, mais aussi de l’irrémissible réalité, que doit revêtir chaque souveraineté rapportée à soi, qui repose au fond de la religion française. Les heurts, les désastres et les abîmes qu’ont provoqués son essor et son cours s’expliquent par l’impossible stabilisation que les régimes successifs ont échouée à produire, tant que l’église s’est voulue un état dans l’état, puis contre l’état …
Je suis bien obligé de m’arrêter car j’ai conscience de faire long. Il y aurait bien d’autres idées à développer, tant ce livre répond à bien des questions que notre socio-culture actuelle se pose. Mais j’y reviendrai prochainement.
Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à l’université de Genève. Son dernier ouvrage : La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020