Dans une précédente chronique, j’avais évoqué le surgissement d’individus qui interrompent ce qui semble la marche irréversible de l’Histoire, qui en détournent le sens et la mécanique. Je disais surtout que la prétendue lisibilité ou la prétendue transparence des événements ne nous permettent pas pour autant d’expliquer ces apparitions irrationnelles, celles de Napoléon, d’Alexandre le Grand ou, figures bien plus sinistres, celle de Hitler et aujourd’hui celle du chef de l’État russe.

→ CHRONIQUE. De l’irrationnel en Histoire

S’il est évident que des individus comme Hitler ont transformé catastrophiquement le devenir du monde et généré d’effroyables misères (et Dieu sait combien d’individus comme lui l’Histoire humaine a pu s’éviter parce qu’ils ont disparu accidentellement, ou n’ont pas eu le concours de circonstances et de hasards leur permettant d’arriver au pouvoir), la remarque que l’on peut faire est que ces hommes ont tout de même été écoutés et suivis, que des millions d’humains ont adhéré à leur folie et à leurs obsessions malsaines. Or si, comme je l’avançais dans ladite chronique, l’Histoire est souvent gouvernée par le hasard, par l’incompétence et par l’irresponsabilité des hommes qui gouvernent la planète, l’un des facteurs qui ne cessent également de modifier la marche rationnelle des choses, c’est l’indiscutable instinct suicidaire des sociétés.

→ RELIRE. Mon livre de chevet de Arnaud de La Grange

Dans son fameux et magnifique Rivage des Syrtes, Julien Gracq invente un État imaginaire, Orsenna, qui vit dans la richesse et la facilité, mais aussi dans l’ennui, ennui qui pousse ses dirigeants et son peuple à rêver d’actions militaires, de guerres et de violences dont ils ne se doutent pas qu’elles expriment en réalité des envies suicidaires. Sortir de la routine que confèrent l’opulence et l’ancienneté de la civilisation pour se jeter dans une sorte de brasier qui emportera joyeusement tout cela, et le pays entier avec : voilà le rêve d’Orsenna.

Combien de peuples à travers le temps ne se sont-ils pas ainsi livrés à des jeux aussi terriblement dangereux qui les ont finalement détruits ? Le renoncement morbide et superstitieux des Aztèques face aux conquérants espagnols, les incroyables querelles des Byzantins alors que les Vénitiens et les Ottomans juraient leur perte, l’abandon volontaire des Allemands au nazisme : autant d’exemples, parmi des dizaines d’autres, de comportements suicidaires tout au long des siècles.

« Les démagogues et les populistes, même et surtout quand ils feignent de jouer le jeu démocratique, sont les fossoyeurs de la démocratie »

 

Aujourd’hui, ces tendances autodestructrices, on les retrouve hélas dans les démocraties, et notamment dans les démocraties occidentales où le dépit, l’envie de changements, le besoin d’en découdre ou la complaisance pour ce qui vient du plus noir en nous engendrent une fascination pour les propositions politiques extrêmes et pour ceux qui les incarnent, fascination qui est comme le symptôme inconscient de pulsions mortifères. L’attrait pour les démagogues, l’attention portée aux discours populistes de tout genre peuvent certes s’expliquer par une haine des élites et par la détestation de l’économie libérale. Mais cet attrait est aussi celui que l’on a pour l’autorité, pour les déclarations creuses mais excitantes, qu’elles soient de gauche ou de droite, pour l’idéologie et le simplisme, et in fine pour l’envie de tout changer sans penser aux lendemains.

Or, on le sait depuis l’exemple grec antique et ensuite à travers toutes les expériences de ce genre au long du XXe siècle : les démagogues et les populistes, même et surtout quand ils feignent de jouer le jeu démocratique, sont les fossoyeurs de la démocratie, d’autant que cette dernière est toujours prise entre deux feux. D’une part l’impossibilité pour elle d’interdire aux démagogues d’exister, parce que cela serait une négation même de son principe. D’autre part celle de les laisser faire, et donc de laisser croître en soi les prémices de la ruine – comme ce fut le cas de l’incroyable démocratie allemande des années 1920, qui fut contrainte de laisser pousser en son sein l’horrible plante nazie.

→ DOSSIER. Élection présidentielle 2022

Il a semblé durant quelques semaines que les événements en Ukraine allaient servir de freinage dans cette funeste marche volontaire vers le pire que se jouaient les citoyens des démocraties occidentales. Cela était surtout visible en France, où le vote pour les extrêmes était en train de se tasser. La vue, la concrétisation de ce que pouvaient représenter l’autoritarisme et le despotisme ont paru un temps stopper les tentations suicidaires dans le pays. Mais la fascination pour le pire est revenue. L’oubli rapide est aussi hélas un des grands problèmes des peuples et des sociétés.