Cette définition implique que le pouvoir politique ne se fonde sur aucune transcendance religieuse ou idéologique et que la puissance publique ne peut ni ne doit imposer un régime particulier de vérité. Elle doit, au contraire, adopter une posture d’arbitre qui, en exerçant sa neutralité active, assure la préservation de la liberté de conscience individuelle et la liberté de religion et de conviction collective. L’autonomie de la loi civile à l’égard des normes religieuses en découle nécessairement, autorisant une liberté égale accordée aux religions et convictions et permettant que leur confrontation se fasse dans le respect mutuel garanti par l’ordre public démocratique. Ainsi, la laïcité présente deux pôles en étroite interaction : la neutralité au niveau de l’Etat, la liberté de conscience et d’expression à celui de l’espace public et de la société civile.
Les lois laïques de la IIIe République se situent dans cette logique. Celle de 1882, laïcisant l’école publique, a mis fin à un cours obligatoire de morale religieuse et décidé que l’école vaquerait un jour par semaine, en sus du dimanche, pour faciliter la tenue du catéchisme pour les familles souhaitant y envoyer leurs enfants. La loi de 1905, séparant les Eglises et l’Etat, a déclaré que la République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes (art. 1er). Elle a aussi énoncé la suppression de tout caractère officiel des religions (art. 2). De nombreux autres articles concrétisent cette double affirmation.
Informations fiables
La mise en pratique des principes laïques ne s’est pas réalisée sans conflits internes au sein du camp républicain. Certains souhaitaient, en particulier, l’adoption de mesures qui auraient limité la liberté de conscience au profit des Eglises ; d’autres, au contraire, voulaient privilégier celles qui auraient constitué des atteintes au libre exercice des cultes. Ni les unes ni les autres n’ont été retenues par le législateur de 1905.
Grâce à cet équilibre, la loi de 1905 constitue, encore de nos jours, le pilier central du système laïque français. D’un point de vue politique, elle bénéficie toujours d’un très large consensus. Malheureusement, certaines invocations actuelles témoignent d’une interprétation biaisée de ses principes. Diverses relectures, en rompant son équilibre savamment dosé, parfois même en se situant dans la lignée de ce qui avait pourtant été refusé par ses principaux architectes, Aristide Briand et Jean Jaurès au premier chef, menacent le consensus national nécessaire autour de la laïcité.
Il nous semble important, pour rappeler la teneur démocratique de ce projet républicain, que s’exerce une veille active, et que soient données des informations fiables et proposées des formations adéquates à la compréhension de ces principes. La vigilance doit éviter que la laïcité dévie de son cadre juridique éprouvé, et se coupe de la philosophie politique libérale contenue dans la loi de 1905 qui l’a toujours guidée. Elle doit aussi permettre de continuer à mener une réflexion active sur les modalités, éventuellement nouvelles, de l’application de la laïcité face aux défis contemporains. Ce qui implique d’accorder toute leur place au débat et à l’exercice de l’esprit critique, afin de remédier à l’ignorance et d’éviter le détournement de ses fondements.
Pour mener à bien cette triple tâche, la veille, la formation et l’information, nous créons la Vigie de la laïcité, un organisme indépendant et citoyen, qui sera à la disposition tant du grand public que des acteurs de terrain, des médias ou des responsables politiques. Au plus loin du culte contemporain de l’immédiateté, du clash et de l’émotion, cette vigie de la laïcité apportera une expertise citoyenne fondée sur la raison, la connaissance et le débat critique.
Olivier Abel, philosophe, professeur de philosophie éthique à l’Institut protestant de théologie ; Radia Bakkouch, présidente de l’association Coexister France ; Jean Baubérot, historien, président d’honneur de l’Ecole pratique des hautes études, université Paris sciences et lettres (PSL) ; Jean-Louis Bianco, ancien ministre et ex-président de l’Observatoire de la laïcité ; Dounia Bouzar, anthropologue, spécialiste du fait religieux, présidente de l’association L’Entre-2 ; Nicolas Cadène, juriste, membre résidant de l’Académie de Nîmes, ex-rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité ; Nilufer Gôle, sociologue, directrice d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales ; Stéphanie Hennette-Vauchez, juriste, professeure de droit public à l’université Paris-Nanterre ; Daniel Maximin, poète, romancier et essayiste ; Philippe Portier, politologue, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études (PSL) ; Jean-Marc Schiappa, historien, président de l’Institut de recherches et d’études de la libre pensée (Irelp) ; Michel Wieviorka,sociologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales ; Valentine Zuber, historienne, directrice d’études à l’Ecole pratique des hautes études (PSL).