Surtout ne pas donner l’impression de prendre parti tout en veillant à ne se mettre à dos aucun des deux protagonistes du conflit : telle est la ligne de conduite adoptée par les trois États du Maghreb central (Algérie, Maroc et Tunisie) dès les premiers jours de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022. Cette stratégie ténue s’est concrétisée dès le 2 mars, date de l’adoption par l’Assemblée générale des Nations Unies d’une résolution exigeant le retrait des forces russes et l’arrêt « immédiat » de l’usage de la force sur le sol ukrainien.
L’examen du vote maghrébin à propos de ce texte non contraignant avait alors surpris les observateurs. L’Algérie, allié traditionnel de l’ex-URSS et grand client de l’armement russe, faisait partie des 35 États s’étant abstenus et ne figurait donc pas parmi les quatre autres qui, outre la Russie, s’étaient opposés à la résolution : la Corée du Nord, la Biélorussie, l’Érythrée et la Syrie. De son côté, le Maroc, pourtant partenaire fidèle de l’Union européenne (UE ) et des États-Unis avait tout simplement évité de participer au scrutin. Quant à la Tunisie, elle sacrifiait sa prudence diplomatique habituelle en joignant sa voix à 140 autres pays ayant voté en faveur du texte. Quelques jours plus tard, le 24 mars, le même schéma se reproduisait concernant une résolution présentée par Kiev sur les « conséquences humanitaires de l’agression contre l’Ukraine » : abstention de l’Algérie, non-participation du Maroc et vote pour de la Tunisie.
NEUTRALITÉ PRAGMATIQUE
Ces prises de position ont chacune leur explication et permettent de comprendre la réaction des acteurs directs et indirects du conflit (Russie, Ukraine, Union européenne et États-Unis) et, surtout, leurs pressions à l’égard des pouvoirs maghrébins. Dans le cas de l’Algérie, la diplomatie argue d’abord d’une volonté de ne pas prendre parti dans un conflit qui ne regarde pas son pays. Mais très vite, elle avance un discours convenu sur « l’engagement pour la paix et la recherche d’une solution négociée ». De fait, Alger revendique le rôle de locomotive du groupe de contact arabe qui comprend aussi l’Égypte, l’Irak, la Jordanie, le Soudan et le secrétaire général de la Ligue arabe. Début avril, une délégation conduite par le ministre algérien des affaires étrangères Ramtane Lamamra a ainsi rencontré à Moscou le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, et à Varsovie, le ministre ukrainien des affaires étrangères Dmytro Kuleba. Résultat de ces consultations : un appui à « des négociations directes » entre les deux belligérants.
Interrogé, un haut responsable algérien avance quant à lui le concept de « neutralité pragmatique ». Un pragmatisme qui prend en compte une réalité majeure : celle d’une importante coopération militaire avec la Russie. Entre 2017 et 2021, 81 % des livraisons d’armes et de matériel de défense à l’armée et aux forces de sécurité algériennes ont été assurées par Moscou. De quoi moderniser les équipements et de permettre à Alger de disposer d’un arc d’intervention couvrant toute l’Afrique du Nord, le Sahel et une partie de l’Europe du Sud. Dans le même temps, Kiev n’est pas un partenaire commercial important de l’Algérie, même si l’Office algérien interprofessionnel des céréales (OAIC ) envisage depuis 2019 d’importer du blé ukrainien pour réduire ses achats à la France. Dans un pays où la défense pèse près de 7 % du produit intérieur brut (PIB ), il donc impossible de se brouiller avec Moscou sans fragiliser les capacités de défense. Une perspective inacceptable par le régime alors que la tension avec le Maroc est au plus haut depuis 2020.
Mais, dans le même temps, le sens des réalités oblige Alger à ménager ses partenaires occidentaux, la France, l’Italie et l’Espagne figurant au rang de ses principaux acheteurs de gaz et fournisseurs de biens d’équipement. D’où l’abstention à l’ONU plutôt que l’adoption d’une position franchement pro-russe similaire à celles de la Syrie ou de l’Érythrée. Dans un contexte marqué par la multiplication de sanctions occidentales à l’encontre de Moscou, les autorités algériennes répètent même à l’envi que leur pays est « un fournisseur fiable de gaz pour le marché européen ». Comprendre que la compagnie gazo-pétrolière Sonatrach est prête à compenser un éventuel arrêt des livraisons d’hydrocarbures russes au Vieux Continent. Le 11 avril, Alger et Rome ont ainsi conclu un accord pour la fourniture de 9 milliards de mètres cubes supplémentaire de gaz.
La carte du fournisseur d’énergie loyal et responsable permet donc à l’Algérie de compenser ses refus d’obtempérer aux appels plus ou moins pressants des Occidentaux qui aimeraient bien la voir s’éloigner des Russes. Le secrétaire d’État Antony Blinken (30 mars), le président du Conseil italien Mario Draghi (11 avril) et le ministre français des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian (13 avril) ont, tour à tour, fait le voyage à Alger. S’ils n’ont pas obtenu une inflexion majeure de la position algérienne, des assurances leur ont été données quant à l’approvisionnement de l’Europe en gaz.
INQUIÉTUDES DU KREMLIN
Mais il est difficile de contenter un parti sans inquiéter l’autre. Le 8 avril à l’ONU , anticipant une réaction irritée du Kremlin, Alger avait déjà abandonné sa position d’abstentionniste en votant contre une résolution de l’Assemblée générale excluant la Russie du Conseil des droits de l’Homme. « En dépit de la cruauté relayée par des images sur certaines villes ukrainiennes qui doit être condamnée dans les termes les plus vifs, et des crimes présumés d’une extrême gravité qui en découlent, il est plus qu’impératif de permettre aux mécanismes onusiens compétents d’enquêter sur ces faits sur le terrain de manière neutre et impartiale afin de rendre justice à toutes les victimes », avait alors déclaré Nadir Larbaoui, ambassadeur d’Algérie auprès des Nations unies. Le 18 avril, Algérie presse service (APS ), l’agence de presse officielle, rapportait que les présidents Abdelmadjid Tebboune et Vladimir Poutine avaient eu une conversation téléphonique — à l’initiative de ce dernier — leur ayant permis, entre autres, d’exprimer « leur satisfaction pour les progrès enregistrés par la coopération bilatérale dans tous les domaines ». Impossible d’en savoir plus, mais il ne fait nul doute que les bonnes dispositions répétées des autorités algériennes à l’égard de l’Union européenne ont fini par inquiéter Le Kremlin, d’où l’appel de son ombrageux locataire.
Et c’est en toute logique que Sergueï Lavrov s’est rendu lui aussi à Alger le 10 mai pour y signer « un nouveau document servant de base aux relations bilatérales » 1 algéro-russes et remplaçant de fait « la déclaration de coopération stratégique » adoptée en 2001. À ne pas en douter, Moscou qui salue la « position sage et objective [de l’Algérie] à l’égard des développements en Ukraine » 2 a décidé de ne pas abandonner le terrain algérien à ses adversaires. Le président Tebboune est d’ailleurs officiellement invité par son homologue à se rendre à Moscou. Dès lors, deux questions se posent : dans la perspective d’un conflit long, l’Algérie sera-t-elle capable de suppléer durablement le gaz russe et, si oui, jusqu’à quand un tel positionnement sera-t-il toléré par le Kremlin ?
L’ENJEU DU SAHARA OCCIDENTAL
Si l’Algérie se doit de rassurer son partenaire russe, le Maroc est quant à lui tenu d’en faire autant avec des Occidentaux qui n’ont guère apprécié la politique de la chaise vide suivie par Rabat lors des trois votes successifs de l’Assemblée générale de l’ONU . Si cette stratégie a donné matière à plaisanterie chez nombre d’internautes marocains — « à chaque fois qu’il y a un vote, notre ambassadeur est bloqué dans l’ascenseur ou dans les toilettes » écrivait l’un d’eux le 8 avril après la suspension de la Russie du Conseil des droits de l’homme —, elle a aussi obligé Rabat à réagir, mais sans vraiment s’expliquer. Dès le 2 mars, date de la première résolution, un communiqué du ministère des affaires étrangères et des Marocains résidant à l’étranger indiquait que l’absence de vote ne devait donner lieu à aucune interprétation. Le royaume rappelait son « fort attachement au respect de l’intégrité territoriale, de la souveraineté et de l’unité nationale de tous les États membres des Nations unies », et ses diplomates insistaient sur la « décision souveraine » de leur pays et sur le fait qu’il verserait « une contribution financière aux efforts humanitaires » de l’ONU . Dans la foulée, plusieurs officiels avançaient l’idée d’une « neutralité positive » tenant avant tout compte des intérêts stratégiques du Maroc.
CRITIQUES OCCIDENTALES
Or, ces derniers empêchent Rabat de s’aliéner la Russie, et cela pour au moins deux raisons. La première concerne la question du Sahara occidental. Pour le royaume, il est essentiel de ménager Moscou pour l’empêcher de soutenir pleinement la position algérienne. Certes, Sergueï Lavrov a répété à plusieurs reprises que son pays était contre « toute mesure unilatérale concernant la résolution du conflit opposant le Front Polisario au Maroc », et la Russie n’entend pas imiter les États-Unis qui, sous Donald Trump, ont reconnu la « marocanité » du Sahara. Mais ce que ne veut pas la diplomatie marocaine, c’est soit un soutien russe affirmé à une initiative algérienne qui tenterait de relancer le processus onusien de règlement du conflit par le biais d’un référendum d’autodétermination des populations sahraouies, soit d’un veto de Moscou à l’encontre d’une proposition alternative que le Maroc espère un jour voir adoptée par l’ONU pour entériner sa prise de contrôle définitive du Sahara (autonomie, mais sous souveraineté marocaine). En clair, il s’agit, pour Rabat, de ne pas jeter les Russes dans les bras des Algériens (et du Polisario).
La seconde raison est d’ordre économique. Depuis le début des années 2000, la mondialisation a bouleversé les équilibres commerciaux du Maghreb. Longtemps chasse gardée des intérêts occidentaux, et notamment français, la zone a beaucoup diversifié ses sources d’approvisionnement. Au fil des ans, la Russie est ainsi devenue un fournisseur essentiel de matières premières pour le royaume. Dans ce pays où le secteur agricole correspond à 14
% du
PIB , il est impossible de se passer des engrais organiques et minéraux russes. Idem pour les métaux, les résidus alimentaires, les véhicules utilitaires, la pâte à papier ou les produits pétrochimiques. Hors armement, le Maroc est le premier partenaire commercial de la Russie, cette dernière affichant un excédent de 780 millions de dollars (749 millions d’euros) dans les échanges bilatéraux. Difficile donc de se mettre à dos un tel fournisseur dont les produits sont d’autant plus jugés indispensables à la diversification industrielle du royaume qu’ils sont moins onéreux que ceux de la concurrence occidentale. Et tant pis si cela froisse l’Ukraine qui, comme dans le cas algérien, n’en est qu’à ses premiers pas dans ses efforts commerciaux au Maghreb, notamment en matière de fourniture de céréales et de produits alimentaires. Conscient de cela, le président Volodymyr Zelensky a limogé Oksana Vassilieva, ambassadrice de son pays au Maroc.
« Il y a ceux qui travaillent pour que l’Ukraine puisse se défendre et se battre pour son avenir et il y a ceux qui perdent leur temps en s’accrochant à leur poste. J’ai signé un premier décret pour rappeler une telle personne, l’ambassadrice au Maroc », a ainsi déclaré le numéro un ukrainien dans un message vidéo posté le 30 mars.
Rabat s’est aussi attiré les critiques de diplomates occidentaux comme Pekka Hyvönen, l’ambassadeur de Finlande qui, via un tweet diffusé le 24 mars, regrettait l’absence de vote marocain à l’ONU . « La Mauritanie a voté pour la résolution humanitaire. Maroc était absent, comme à la vote [sic] qui a condamné l’invasion de la Russie. L’histoire va montrer que la justice vaincra ». De quoi provoquer l’ire de nombreux internautes marocains et obliger l’ambassadeur à supprimer son message.
Enfin, les États-Unis ont, eux aussi, tenté de faire infléchir la position marocaine. Wendy Sherman, sous-secrétaire d’État américaine et Antony Blinken se sont rendus tous les deux à Rabat (respectivement les 8 et 29 mars), mais cela n’a guère modifié la donne. Leurs interlocuteurs marocains n’ont rien concédé concernant le conflit russo-ukrainien tout en mettant en avant les progrès concrets en matière de relations entre le royaume et Israël. Un sujet qui vaut bien quelques indulgences américaines. Quant aux relations avec les Européens, la question du Sahara demeure au centre de l’équation. Rabat exige d’eux un geste qui consisterait, selon le chef de la diplomatie Nasser Bourita, à ce qu’ils sortent de leur « zone de confort ». À défaut, le Maroc continuera de s’en tenir à sa « neutralité positive » à l’égard de Moscou.