« Le couffin du Ramadan » – qui fait référence aux courses de chaque foyer pour le mois sacré – a donné son nom à la plupart des campagnes de solidarité organisées chaque année sur les réseaux sociaux, devant les supermarchés ou dans les restaurants, au profit des plus démunis. Ces initiatives émanent d’associations, de clubs universitaires, des Scouts ou sont parfois même personnelles.
« Le couffin du Ramadan est notre première action sociale en ces temps de crise. Bien que les étudiants suivent les cours en ligne, on a pu collecter une somme d’argent raisonnable », explique à Middle East Eye Mariem Boukhchena, présidente du club Rise Up de l’Institut supérieur de comptabilité et d’administration des entreprises (ISCAE) à Tunis, qui soutient une association caritative.
Autre exemple : Majed Bouatay et son ami restaurateur préparent chaque soir le dîner pour une soixantaine de familles. Une action qu’ils reconduisent à chaque Ramadan depuis trois ans.
« Nous ne sommes que des intermédiaires, les gens nous apportent ce qu’il faut pour cuisiner. Les agriculteurs nous fournissent en légumes, les entrepreneurs en huiles, pâtes et autres produits », précise-t-il à MEE .
Si le restaurant se trouve à Bembla (gouvernorat de Monastir, centre-est), Majed assure que « les Tunisiens l’appellent de toutes les régions du pays pour apporter leur aide ».
Il assure qu’au premier jour du Ramadan, un boucher a livré au restaurant de la viande d’une valeur de 5 000 dinars (1 500 euros).
Pourtant, l’appel du chef du gouvernement Hichem Mechichi à l’entraide, deux jours avant le début du mois sacré, via un fonds prévu pour aider les catégories les plus vulnérables de la population touchée par la pandémie, a été massivement rejeté par les Tunisiens, qui déplorent l’absence de transparence dans la gestion des fonds de solidarité.
En guise d’encouragement, le ministre de l’Économie Ali Kooli a annoncé que les ministres feraient don de la moitié de leur salaire du mois d’avril au profit de ce nouveau fonds.
L’annonce de la création d’un nouveau fonds par le chef du gouvernement est survenue au moment où le couvre-feu a été renforcé en le faisant débuter dès 19 h, près de la rupture du jeûne.
Une mesure qui a provoqué une vague de protestations dans le pays, notamment de la part des propriétaires de cafés et de restaurants qui attendaient le Ramadan – un mois pendant lequel leur chiffre d’affaires décolle – « pour pouvoir survivre après un an de chômage ».
Le syndicat des propriétaires de cafés, selon lequel 2 000 établissements dans le pays ont mis la clé sous la porte depuis l’apparition de l’épidémie, a demandé un couvre-feu à partir de minuit, tout en s’engageant au respect du protocole sanitaire. Certains syndicats régionaux ont même appelé à la désobéissance civile.
Après deux jours de protestations, le chef du gouvernement a annoncé le retour du couvre-feu de 22 h à 5 h.
Près de 200 millions de dinars (60 000 euros) ont été récoltés l’an dernier, pendant la première vague du coronavirus , grâce au fonds 1818 créé par le gouvernement Fakhfakh, mais les Tunisiens s’interrogent encore sur la gestion de cet argent.
Le député Badreddine Gamoudi, président de la commission de lutte contre la corruption au Parlement, a appelé Hichem Mechichi à communiquer un état du fonds 1818. « La Tunisie a reçu [des milliards de dinars] en dons et aides internationaux, mais personne ne sait où et comment ils ont été dépensés », a déclaré l’élu.
« Nous avons déjà fait don d’un jour de travail au mois d’avril 2020. Nous attendons que chacun dévoile ses comptes. Maintenant, c’est au chef du gouvernement Mechichi et à ses ministres de faire des dons », commente aussi le secrétaire général adjoint de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) Hfaiedh Hfaiedh sur son compte Facebook.
« Les Tunisiens n’ont plus confiance dans les gouvernements », assure à MEE Houda Nasri, créatrice du groupe facebook Consommi Tounsi #619 (consommez tunisien). « Même si je ne possède pas encore de cachet pour mon association en cours de création, de grandes entreprises me font don de leurs produits en toute confiance. »
« On est pour l’humanité ! »
Houda, la trentaine, ingénieure, avait un emploi « super bien payé ». Mais elle a préféré travailler en freelance pour avoir plus de temps à consacrer à son activité humanitaire.
« C’est incroyable la quantité de denrées qu’on reçoit dès qu’on fait un appel aux dons ! Je ne saurais pas l’expliquer ! Les gens qui ont du cœur et qui sont charitables se retrouvent. C’est une bénédiction ! »
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Mohamed Saleh Souissi, lui, assure recevoir de l’argent de nombreux Tunisiens. Certains se trouvent à l’étranger, parfois même dans des pays dont il n’a « jamais entendu parler ».
Tous les quatre jours, l’étudiant en master et ses amis distribuent le repas de l’iftar aux sans-abri, étudiants en difficultés financières et berbechas (personnes qui collectent les déchets en plastiques).
« C’est la conscience des gens qui fait le plus plaisir », témoigne-t-il à MEE . « Certains aident en faisant les courses, d’autres en faisant la cuisine, ou même en fournissant l’espace et la vaisselle pour cuisiner. Hier, une amie et sa mère se sont portées volontaires pour cuisiner. »
« Je suis pour l’ouverture des cafés et des restaurants pendant la journée pour que les gens gagnent leur pain. Et puis chacun est libre de vivre sa vie. Celui qui veut manger, qu’il mange, et celui qui veut jeûner, qu’il jeûne », estime Faouzi Dhouioui, trésorier de l’association caritative Awledna, à propos de ce sujet récurrent dès qu’arrive le Ramadan.
L’association travaille depuis sept ans sur plusieurs projets humanitaires avec les centres pour enfants autistes, pour la communauté d’Afrique subsaharienne en Tunisie ou encore pour la réhabilitation des écoles.
« On fait abstraction de la couleur ou de l’origine de la personne, notre but est d’aider les personnes dans le besoin. On est neutres, on est pour l’humanité ! »
La neutralité de l’association est aussi demandée par les bénévoles. « Les gens et les sociétés vérifient si notre association est apolitique et areligieuse avant de donner leur argent ou produits », affirme-t-il à MEE .
Houda Nasri, de Consommi Tounsi #619, le rejoint. « On me fait confiance car les gens savent que je suis apolitique et contre les idéologies. »
Elle ajoute qu’aucune entreprise ne lui a demandé de faire de la publicité. « Marketing et solidarité ne font pas bon ménage ! Je partage sur les réseaux sociaux les denrées reçues de mon propre gré, pour encourager les autres à donner. »
« D’ailleurs, ce que je publie ne représente qu’un cinquième de ce que nous recevons comme dons. Si un jour, quelqu’un me demande de faire de la publicité, je n’accepterai pas sa marchandise », assure-t-elle.
Houda Nasri, fondatrice de Consommi Tounsi #619, ne publie « qu’un cinquième des dons reçus » (Facebook/@ Consommi Tounsi #619)
Active dans la société civile depuis son jeune âge, c’est pendant le confinement général de 2020 que Houda a décidé d’exploiter son groupe Facebook pour son activité humanitaire.
« Le concept de Consommi Tounsi visait à encourager à la consommation des produits tunisiens, à faire connaître le savoir-faire et le savoir-vivre à la tunisienne », explique-t-elle à MEE. Houda en a profité pour développer son activité humanitaire en sélectionnant les personnes dans le besoin et par des collectes.
Au cours du Ramadan 2020, l’ingénieure en réseaux et ses amis ont distribué 17 000 couffins sur tout le territoire. « Nous sommes un groupe de huit personnes et nous sillonnons la Tunisie du nord au sud pour aider les nécessiteux », résume-t-elle avec fierté.
Cette année, ils prennent 3 000 familles en charge via la livraison de provisions alimentaires d’environ 50 kilos toutes les deux semaines du mois sacré.
« Loin de la capitale, on se croirait dans un autre pays »
Pour sa part, l’association Awledna, basée à Sousse (est), s’est fixé pour objectif d’aider 4 000 familles dans différents gouvernorats.
Faouzi Dhouioui, son trésorier, assure que deux mois avant le Ramadan, leur dépôt avait déjà stocké des produits alimentaires d’une valeur de 200 000 dinars (environ 60 000 euros). « Pourtant, l’association est parmi les rares qui ne comptent pas sur les bailleurs de fonds », souligne-t-il à MEE.
« Au premier jour du Ramadan, une dame nous a livré un camion rempli d’aliments d’une valeur de 8 000 dinars [2 500 euros] », ajoute celui qui est aussi animateur radio. « Et puis, chacun aide selon ses moyens. Un fermier, par exemple, a livrés 50 poulets. »
Si Faouzi compte sur la collaboration des délégations régionales (équivalent des communes françaises) qui lui fournissent la liste des personnes aux revenus limités, Houda, elle, préfère inspecter les cas un par un.
« Je suis contre le traitement avec les administrations étatiques. Les familles que nous aidons, nous les avons connues pendant le confinement. À ce moment-là, beaucoup de gens ont perdu leur emploi. Cette année, on vise vraiment les plus démunis. »
Selon elle, 90 % d’entre eux sont des orphelins ou des familles sans ressources financières.
Mohamed Saleh Souissi, qui parcourt les rues de la capitale avec ses amis pendant l’iftar, estime, lui, que « l’information est le pilier de son action ».
« Quand on nous informe de l’endroit où se trouvent les SDF ou les familles démunies, c’est d’une grande aide. »
L’étudiant cite l’exemple d’un internaute qui les a dirigés vers sa voisine, une femme dans le besoin « mais qui ne demande jamais de l’aide ».
« En arrivant chez elle au moment de l’iftar, elle et ses quatre enfants mangeaient du pain rassis avec du café au lait. Si je n’avais pas vu cela de mes propres yeux, je ne l’aurais jamais cru ! », raconte-t-il à MEE , ému.
« Les grandes associations, comme le Croissant-Rouge, font un énorme boulot mais il reste toujours des cas qui ne sont pas pris en charge. »
Houda aussi relève « l’énorme » différence sociale entre les régions.
« Loin de la capitale, on se croirait dans un autre pays », relève-t-elle. « Les gens pauvres ont de la dignité. On ne les trouve pas si on ne les cherche pas. On a visité des régions à Kasserine, Sidi Bouzid ou à Gafsa. Certains vivent dans des conditions lamentables, parfois dans des maisons en paille. »
Selon une cartographie publiée par l’Institut national de la statistique en septembre 2020, l’incidence de pauvreté dans le pays indique une forte concentration de personnes démunies dans le centre-ouest et le nord-ouest de la Tunisie.
Bien que l’incidence de pauvreté dans les régions côtières du Grand Tunis, du nord-est et du centre-est soit très faible, certaines délégations (communes) dans ces régions ont une incidence relativement élevée, indique le rapport.
Le ministère des Affaires sociales a annoncé que 263 000 familles nécessiteuses recevraient 120 dinars (37 euros) à l’occasion du Ramadan.
Des couffins d’une valeur de 80 dinars (25 euros) chacun sont aussi prévus pour 40 000 familles non bénéficiaires de la subvention allouée par le ministère.
« Plus jeune, j’ai vécu aussi dans la pauvreté », se souvient Faouzi, de Awledna. « Aujourd’hui, je gagne bien ma vie, hamdoullah . Dieu m’a donné pour que je donne aux autres. »
« Aider les autres, cela fait partie de mon éducation », assure de son côté Mohamed Saleh. « Ce qui me fait le plus plaisir, c’est de voir la joie et la gratitude dans les yeux des gens que j’aide. Ces yeux qui brillent, ça n’a pas de prix ! Malgré toutes les défaillances dans le pays, les Tunisiens se soutiennent dans les moments difficiles. »