Ce professeur de l’université Concordia, à Montréal, est l’un des adversaires les plus célèbres – en dehors de la France – du mouvement « woke » et de la « cancel culture ». Il pointe, souvent avec un humour désopilant, les incohérences scientifiques des idéologues transgenres ou néoféministes.

Nous sommes au Sénat canadien en mai 2017. Un homme est assis devant une grande table ronde autour de laquelle se tiennent également des sénateurs et des experts venus discuter d’une proposition de loi. Celle-ci a pour objectif de protéger explicitement les transgenres de toute forme de discrimination, la loi existante ne leur offrant qu’une protection implicite accordée aux minorités en général (1). Notre homme, l’air professoral car il arbore un nœud papillon et des cheveux argentés rejetés en arrière, explique posément à l’assistance que l’humanité représente « une espèce qui se reproduit par voie sexuelle » et qui est « sexuellement dimorphe », car elle se compose de mâles et de femelles. Ces principes constituent le fondement de l’évolution darwinienne qui est un des piliers de sa propre recherche universitaire. Les progressistes affirmant qu’il existe une multitude d’identités sexuelles (aujourd’hui Facebook en reconnaît 71), l’adoption de la nouvelle loi risque de limiter sa liberté d’enseignement en l’exposant à des accusations de transphobie et de violence systémique. Celui qui parle ainsi s’appelle Gad Saad, « Doctor Saad » selon l’usage anglais, titulaire de la chaire des « sciences comportementales évolutives et de la consommation darwinienne » à l’université Concordia, à Montréal. De tous ceux qui combattent depuis belle lurette l’esprit « woke » et la « cancel culture », il est de loin l’un des plus déterminés, des plus courageux et – en dehors de la France – des plus connus.

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Une victime anti-victimaire

Son dernier livre, The Parasitic Mind(2), paru il y a six mois, sorte de Bible anti-woke, est n° 1 des ventes sur Amazon dans la catégorie « Pathologies ». Sa chaîne YouTube, « The Saad Truth », jeu de mots ironique sur sad truth (« la triste vérité »), cartonne avec 200 000 abonnés et, depuis sa création en 2013, a accumulé plus de 1 200 vidéos d’archives. Ses invités comprennent les vedettes du talk-show numérique américain, les anciens humoristes Joe Rogan et Dave Rubin, et le neuroscientifique athée, Sam Harris, sans oublier Douglas Murray, l’auteur de La Grande Déraison. Ainsi, Saad se trouve au centre d’un écosystème d’intellectuels anglophones qui résistent farouchement aux nouvelles idéologies totalitaires. Une solidarité particulière le lie à Jordan Peterson, le psychologue de l’université de Toronto, auteur du best-seller, 12 règles pour une vie (3).Devant le Sénat, Saad évoque ce dernier qui, suite à son refus d’employer la multiplicité des pronoms personnels exigés par les personnes non binaires, a été menacé de renvoi par son université. Quand un sénateur suggère que Saad minimise le risque de génocide qui planerait sur les transgenres et contre lequel la loi est censée les protéger, celui-ci rétorque qu’il est aussi bien placé que quiconque pour comprendre une telle horreur. Né en 1964 au Liban, juif arabophone, il est obligé de fuir son pays natal avec sa famille, en 1975, au moment de la guerre civile. Lors d’un retour au Liban en 1980, ses parents sont kidnappés et pris en otage pendant plusieurs jours. Éternellement reconnaissant à son pays d’adoption, le Canada, il profite pleinement de toutes les opportunités d’épanouissement intellectuel qu’offre cette société libérale et accueillante. Son parcours est éminemment interdisciplinaire. Après une licence en maths et informatique et un MBA, il se tourne vers la psychologie, attiré par un domaine en développement, la psychologie évolutionniste, qui se penche sur l’influence qu’exerce la biologie, en même temps que la société, sur nos comportements. Bardé de diplômes, Saad finit par créer sa propre discipline, la « consommation darwinienne ». Il s’agit d’étudier, par exemple, le rôle de nos hormones et de nos rituels d’accouplement dans nos achats et nos échanges de cadeaux (4). Bien qu’étant une personne « de couleur » et un ex-persécuté, Saad ne s’est jamais réclamé d’un statut de victime. Pour lui, la meilleure réponse à l’obscurantisme et à l’injustice est la science. Mais aujourd’hui, c’est justement la science qui est menacée dans ses fondements et dans sa pratique.

Rachel McKinnon (aujourd’hui connue sous le nom de Veronica Ivy), première championne du monde transgenre en cyclisme sur piste, pour la tranche d’âge des 35-44 ans, Manchester, 19 octobre 2019. © OLI SCARFF / AFPRachel McKinnon (aujourd’hui connue sous le nom de Veronica Ivy), première championne du monde transgenre en cyclisme sur piste, pour la tranche d’âge des 35-44 ans, Manchester, 19 octobre 2019. © OLI SCARFF / AFP

L’infectiologue des idées-pathogènes

Depuis longtemps, Saad s’évertue à relever tous les cas d’abus idéologique de la science, dont l’absurdité est aussi contagieuse que mortifère. En 2019 au Canada, une campagne publicitaire sur les risques du cancer du col de l’utérus est illustrée par l’image d’une femme trans, c’est-à-dire un homme sur le plan physiologique : la biologie humaine est tout simplement niée. En 2016, des adeptes de la « glaciologie féministe » déclarent dans une revue universitaire qu’une perspective non patriarcale donnera lieu à « une science et à des interactions entre l’humanité et la glace plus justes et équitables ». Les généralisations à l’emporte-pièce remplacent l’analyse physique. Pour nombre de chercheurs progressistes, l’hétérosexualité est une pure construction sociale, manigancée par le patriarcat, tandis que l’orientation homosexuelle est présentée comme innée. L’objectivité est rejetée comme une invention d’hommes blancs.

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Saad cherche justement des réponses scientifiques à tant d’absurdités. Il considère ces idées comme de véritables pathogènes qui envahissent notre organisme et affaiblissent notre capacité à nous adapter à la réalité. Les meilleurs anticorps sont les enseignements de la psychologie évolutionniste. Outre-Atlantique aujourd’hui, le monde des jeunes est rempli de « trigger warnings », d’avertissements qui préviennent les personnes psychologiquement fragiles qu’un film, une série télé, un livre ou un cours universitaire pourrait leur rappeler un traumatisme et les plonger dans la détresse. Saad cite des études empiriques qui montrent que ces avertissements sont peu efficaces, inhibent le développement de la résilience et rendent les gens encore plus vulnérables. La sensibilité générale est tellement à fleur de peau qu’un supermarché anglais a été obligé de rebaptiser un sandwich au poulet fumé dont le nom contenait le mot « gentleman » : les femmes se sentiraient insultées, rebutées par cette appellation. À partir d’autres analyses, Saad explique la situation actuelle par une baisse du seuil de sensibilité à des stimuli négatifs chez beaucoup de gens. En 2016, le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, trouve que le terme de « génocide » est trop fort pour qualifier les pires crimes de l’État islamique ; trois ans plus tard, il considère que c’est le mot juste pour décrire le fait que plus de femmes indigènes sont assassinées (principalement par des hommes indigènes) que les autres femmes. Le curseur se déplace. Saad relie cette hypersensibilité à un autre élément pathologique, le syndrome de Munchausen. Ceux qui en sont atteints, comme le suggère le nom du mythomane légendaire, cherchent à attirer l’attention et la sympathie des autres par les histoires qu’ils racontent sur eux-mêmes. Aujourd’hui, des groupes entiers seraient atteints de ce que Saad appelle le « Munchausen collectif ». Au fond, il s’agit d’une pathologisation d’un de nos comportements d’animaux biologiques, le « virtue signaling », en français la « vertu ostentatoire ». Si la queue du paon est inutilement voyante, c’est qu’elle signale aux femelles que ce mâle ne craint pas les prédateurs : il est fort et fera un bon partenaire. Par d’autres signaux qu’ils échangent, les humains montrent aussi qu’ils sont aptes à la procréation par leur force, leur fidélité ou leur fiabilité – en d’autres termes, leur vertu(5). Le problème aujourd’hui est que la définition de celle-ci a changé : pour être vertueux, il faut être une victime ou manifester une empathie ostentatoire avec une catégorie de victimes reconnue par la société.

Gad Saad

Comment répondre à cet environnement moralement aseptisé, à cette hypocrisie rampante ? Par un autre anticorps, celui de l’humour satirique que Saad pratique allègrement dans toutes ses vidéos. En 2018, quand la femme trans, Rachel McKinnon, aujourd’hui connue sous le nom de Veronica Ivy, gagne un championnat de cyclisme féminin, Saad, qui avoue être en surpoids, annonce qu’il est « transgravitationnel » : le poids avec lequel il s’identifie est inférieur à ce que dit son pèse-personne. Tout individu qui le contredirait serait coupable de « grossophobie ». Certes, les sabots ici sont très gros, mais c’est justement ce qui importe, car il s’agit d’habituer les gens à des idées un peu choquantes afin de les endurcir, de les réadapter à la réalité rugueuse. De manière ostentatoirement masculine, Saad répète que, dans la vie, il faut faire preuve de « force testiculaire », expression qu’il n’a pas craint de prononcer devant le Sénat.

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Le culte de l’inculture

Pour expliquer ces combats idéologiques, qui débordent largement le monde académique, il faut remonter aux conférences prononcées en 1959 par le romancier et chimiste anglais Charles Percy Snow, publiées sous le titre Les Deux Cultures(6). Snow était bien placé pour observer la scission au sein de l’université et ses répercussions sur toute l’intelligentsia anglophone. D’un côté, les sciences naturelles, voire dures, qui s’occupent de tout sauf de la culture ; de l’autre, les humanités qui s’occupent de tout ce qui est humain sauf de la biologie. Les deux camps se regardaient avec méfiance, parfois mépris. On peut ajouter que les facultés de lettres, malgré leur morgue, souffraient d’un complexe d’infériorité face aux sciences dont la réussite à expliquer l’univers et à propulser les progrès technologiques impressionnait le public et attirait les fonds. Les littéraires ont donc cherché pour leurs recherches une source de légitimité qui réside moins dans la réalité extérieure que dans l’esprit du chercheur. D’où l’engouement à partir des années 1970 pour la « Théorie », alimentée par les gourous français les plus arrogants et abscons, de Lacan à Badiou, qui renforce le cloisonnement entre ceux qui étudient la nature et ceux qui étudient la société. Les sciences dites sociales restent au milieu des deux camps, tiraillées tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Au début du xxie siècle, ce qui reste des différents courants de la Théorie est regroupé sous l’étiquette de l’un d’entre eux, le « postmodernisme », qui désigne désormais la doctrine selon laquelle la vérité est relative et la notion de réalité objective n’est qu’une fiction(7). Pour les postmodernes, la notion de nature humaine n’existe pas : à sa naissance, l’esprit humain est une table rase sur laquelle la société peut écrire n’importe quoi. Ce refus de toute intrusion de la biologie dans le royaume de la psyché humaine est combattu par certains, dont le psychologue canadien de Harvard, Steven Pinker, mais en vain (8). L’idéologie « woke » qui sévit aujourd’hui considère que tout chez l’être humain, y compris le genre, les différences sexuelles et la race (surtout la blanche), est le produit d’une construction sociale. Nous sommes ainsi dotés d’une liberté illusoire qui, en apparence, nous émancipe de notre corps et du monde animal. Comme l’attitude postmoderne chez les universitaires et autres intellectuels est depuis longtemps associée à des politiques de gauche, voire d’ultra gauche (9), son objectif ultime est un bouleversement total de notre mode de vie.

C’est dans ce contexte que Saad acquiert une dimension providentielle : en combinant l’étude de nos comportements et l’évolution, il nous aide à rapprocher les sciences dites humaines et celles dites naturelles et, au-delà de tout réductionnisme déterministe, à réconcilier l’homme, cet animal qui se prend pour un ange, avec sa propre biologie.