Interrogé à la fin d’un documentaire sur le « Sultan Erdogan », diffusé le 23 mars sur France 5, Emmanuel Macron a pointé le risque d’interventions turques au cours de la présidentielle française de 2022. « Évidemment. Il y aura des tentatives d’ingérence pour la prochaine élection. C’est écrit, et les menaces ne sont pas voilées. » Deux jours plus tard, à l’issue d’un Conseil européen, il enfonçait le clou : « Il y a l’existence de groupes constitués, l’existence de groupes politiques sur le continent européen qui sont, eux, aujourd’hui, activés par des organes de propagande officielle. Parfois ils se mêlent de nos élections, d’autres fois ils se mêlent de financement d’associations. Nous l’avons encore vu ces derniers jours avec les alertes légitimes faites par le ministre de l’Intérieur à l’égard de quelques collectivités territoriales peut-être un peu trop complaisantes » a-t-il lâché, en référence à la récente polémique autour d’une subvention de 2,5 millions d’euros à l’association islamique turque Millî Görüs par la mairie de Strasbourg pour financer la construction d’une mosquée.
“PROSPÉRITÉ ET LE BONHEUR”
Des accusations « inadmissibles et contraires à l’esprit d’amitié et d’alliance » selon Ankara pour qui « la Turquie n’a d’autre préoccupation, en ce qui concerne la politique intérieure de la France, que la prospérité et le bonheur des près de 800 000 Turcs qui vivent dans ce pays ». Reste que la diplomatie turque a, semble-t-il, la mémoire courte et l’indignation sélective. Où se niche en effet « l’esprit de l’amitié et d’alliance » dans la campagne de boycott de produits français lancée par Erdogan en octobre dernier ? Ou dans sa mise en cause de la santé mentale d’Emmanuel Macron, pour avoir défendu le droit de publier des caricatures au nom de la liberté d’expression ?
Les propos du président français constituent-ils, pour autant, une réponse du berger à la bergère ? À en croire le Quai d’Orsay, « les ingérences turques se matérialisent à la fois par des cyberattaques à la russe, mais, surtout, cela passe par la désinformation et la propagande, plus encore que chez les Russes. Les Turcs ont une approche plus communautaire. Ils s’adressent à tous les musulmans qui se sentent à l’écart. Ils appuient sur toutes les touches du piano : ciblage communautaire, financement de mosquées. Ils sont aussi très actifs au Maroc et en Algérie, où ils portent un discours anticolonial. Il y a différents types d’influences mais la Turquie plus qu’aucun autre pays coche toutes les cases ».
Il est vrai que, en matière d’ingérence électorale, Erdogan n’en est pas à son coup d’essai. Lors des législatives allemandes de 2017, il avait ouvertement appelé les électeurs germano-turcs – soit 1,2 million de binationaux sur une diaspora de 3 millions d’âmes – à voter contre le Parti chrétien-démocrate (CDU), le Parti social-démocrate (SPD) et les Verts, qualifiés d’« ennemis de la Turquie ». Certes, sans grand succès…
COJEP
Si Erdogan a voulu, en octobre dernier, rallier contre le président français l’ensemble du monde musulman, les 6 millions de musulmans de France sont-ils pour autant prêts à se laisser dicter leur comportement électoral ? Devenu le relais d’Erdogan en Europe, le Conseil pour la justice, l’égalité et la paix (Cojep) s’y emploie avec zèle depuis de nombreuses années. Fondé en 1992 à Belfort, sous l’égide du maire de l’époque, Jean-Pierre Chevènement, le Cojep que le futur ministre de l’Intérieur voyait comme un relais possible pour encourager l’islam de France, a franchement changé d’orientation à la fin des années 2000.
Après avoir pratiqué avec succès l’entrisme dans la plupart des partis français au niveau local, ce « Conseil » a poussé pour la création d’un parti politique français islamo-conservateur. Fondé en 2015 par des cadres du Cojep, le Parti égalité et justice (PEJ) a présenté 52 candidats dans 28 départements aux législatives de 2017. Le résultat (0,8 % des suffrages exprimés en moyenne, soit près de 10 000 voix) ne permit pas l’accès à un financement public. Marginalisé, le PEJ s’est depuis autodissous, poussant Ankara à changer à nouveau de stratégie.
À en croire le député du Val-d’Oise François Pupponi, la Turquie d’Erdogan chercherait désormais à conquérir les territoires jugés « hostiles », où vivent des minorités pourchassées en Turquie – Kurdes, Chaldéens et Arméniens. « Dans le Val-d’Oise, comme ailleurs en France, explique-t-il ils ont commencé à mettre en place un lobby visant à influencer efficacement la politique de notre pays et à l’empêcher d’avoir des positions antiturques. » De là à pouvoir influencer la présidentielle… Installé en France, le politologue Ahmet Insel, coauteur avec Pierre-Yves Hénin du National-capitalisme autoritaire, une menace pour la démocratie (Bleu autour, 2021), en doute : « En France, 200 000 Franco-Turcs votent, avec un taux de participation qui ne dépasse pas 30 %. » Pour l’intellectuel turc, le danger est ailleurs, avec « l’emprise du sultan d’Ankara sur les esprits de la diaspora, et sa volonté de torpiller l’islam de France ».
“CLAIRE, LE PRÉNOM DE LA HONTE”
Arrivée en France de Turquie à l’âge d’un an, la journaliste de France Télévision Claire Koç, âgée de 36 ans, raconte dans un livre poignant Claire, le prénom de la honte (Albin Michel, 2021), sa difficile intégration dans la société française. Elle a vécu dans sa chair l’emprise de la communauté turque sur les siens, des Turcs alévis persécutés en Turquie. « Tout a changé avec l’arrivée de l’antenne parabolique dans les années 1990 », explique-t-elle. Jusque-là désireux de s’intégrer, ses parents se sont repliés sur eux-mêmes et se sont mis à vivre à l’heure turque. Résultat : « Quarante ans après leur arrivée, mes parents, pourtant devenus français, sont incapables de lire et d’écrire le français. »
Pis, les associations locales, dont le but affiché est pourtant d’aider les immigrés à s’intégrer, « passent leur temps à dire qu’ils sont victimes de racisme. On les met sous cloche ». Et ce, dès l’enfance. « Aux cours de turc en Elco [enseignement langue et culture d’origine] du CP au CM2, on nous apprend à être un citoyen étranger » au détriment de la citoyenneté française, s’indigne-t-elle. Cible de menaces de mort sur Internet depuis la sortie de son livre, Claire Koç est bien placée pour juger du pouvoir de nuisance des réseaux pro-Erdogan. « Ils me traitent de traître parce que j’aime la France. Pour eux, aimer la France, c’est cracher sur la Turquie. J’ai étudié leurs profils. Ils ont des médaillons d’Erdogan et des Loups gris [une organisation ultranationaliste turque]. Ils ne se sentent pas français, et voient du racisme partout. » Une façon toute spéciale d’insuffler « l’esprit d’amitié et d’alliance » cher au sultan Erdogan…
A LIRE AUSSI : Turquie : comment Erdogan cherche à rassurer ses bases islamistes