Si l’on limite (trop) souvent Jean Jaurès, dont on célèbre cette année le centenaire de l’assassinat, à son rôle de héraut absolu du socialisme français et international, c’est oublier un peu vite qu’il fut aussi un grand militant de la laïcité et à ce titre, le «deus ex machina» de la loi française du 9 décembre 1905, dite aussi «loi de séparation des Églises et de l’État».
«La loi protège la foi aussi longtemps que la foi ne veut pas faire la loi», expliquaient volontiers les partisans de l’instauration de la laïcité comme principe constitutionnel de la République. La loi du 9 décembre 1905 consacre, si l’on ose dire, des principes aussi fondamentaux que la liberté de conscience et l’égalité de toutes les convictions philosophiques et religieuses, en même temps qu’elle garantit la liberté de culte. Elle institue une séparation stricte du politique et du religieux en mettant fin à toute reconnaissance et subvention des religions. Elle constitue un fondement de la République démocratique, mettant pleinement en œuvre sa devise « Liberté, Égalité, Fraternité ».
N’est-ce point pitié de voir les enfants d’un même peuple divisés en deux systèmes d’enseignement comme entre deux camps ennemis?
Les bonnes œuvres du petit père
Selon l’historien Jean-Paul Scot (1), «Jaurès fut moins le concepteur que le stratège de la séparation. Dès le 1er juin 1904, il lance un appel à l’union de tous es républicains pour une séparation consensuelle. “Ce n’est pas par un coup de colère que nous voulons briser un régime suranné […] nous voudrions que la séparation des Églises et de l’État n’apparût pas comme la victoire d’un groupe sur d’autres groupes, mais comme l’œuvre commune et l’honneur commun de tous les républicains.” Après la rupture des relations diplomatiques entre la france et le Vatican, le 30 juillet, il affirme que la séparation est désormais inéluctable : “Après avoir sécularisé le mariage, la famille et l’école, nous allons finalement séculariser l’État par la grande séparation.” Le 15 août 1904, il confirme encore qu’il s’agit de concevoir une séparation “conforme au droit de l’État laïque”, mais aussi “acceptable par les catholiques”. »
L’idée d’une laïcité constitutionnelle existait déjà depuis plus d’un siècle, puisque la Constitution de l’An III (1795) prévoyait déjà que «nul ne peut être empêché d’exercer, en se conformant aux lois, le culte qu’il a choisi. nul ne peut être forcé de contribuer aux dépenses d’un culte. La république n’en salarie aucun. » (2) Cette disposition révolutionnaire n’allait cependant pas subsister sous le Premier Empire, qui marquait le retour en force des congrégations. Ironiquement, c’est un ancien séminariste qui va ramener la laïcité au-devant de la scène politique française : le « petit père Combes ». Docteur en théologie, Émile Combes fut successivement président du Sénat (1894-1895), ministre de l’Instruction publique (1895-1896) et président du Conseil du 1er juin 1902 au 24 janvier 1905 en même temps que ministre de l’Intérieur et des Cultes. Le 20 juin 1902, Combes envoie une circulaire aux préfets pour mettre en place un système d’évaluation des fonctionnaires selon le critère de «fidélité aux institutions républicaines ». Las, cette tentative de conditionner tout avancement dans l’administration à l’adhésion des candidats à la laïcité va conduire à la fameuse « affaire des fiches » qui coûtera son poste au petit père Combes. En 1904, la moitié des 18.000 officiers français sont fichés au cabinet du général André, renseigné par les loges maçonniques de toute la France. Délation pure sur la vie personnelle, les opinions, les fréquentations, cette initiative est évidemment rejetée par la majorité de l’opinion et des élus. Si la carrière d’Émile Combes s’arrête là, l’idée laïque, elle, se perpétue. La fermeture d’office de 125 établissements scolaires tenus par des congrégations non autorisées va de pair avec l’intense promotion faite par Jules Ferry et Jean Jaurès en faveur de l’école publique pour tous, autrement dit l’école laïque.
Démocratie et laïcité, synonymes
Le projet de loi de séparation est repris par une commission parlementaire présidée par François Buisson. Le rapporteur en est Aristide Briand. Les débats s’étirent sur plusieurs mois pour aboutir au vote, le 9 décembre 1905, de la fameuse loi faisant de la France un État laïque. Cette loi, qualifiée de «loi juste et sage » par Jaurès, affirme l’indépendance réciproque de l’État et de l’Église, le non-subventionnement de la seconde par le premier, la liberté de conscience et de culte, l’interdiction d’ingérence de l’État dans les questions religieuses et la liberté de culte dans le respect de l’ordre public et des personnes. Les catholiques n’apprécient guère. Les tensions se font jour, notamment sur la question des biens de l’Église. Le pape condamne la loi, qui ne deviendra un principe constitutionnel qu’en 1958 (3).
Pour Jaurès, « démocratie et laïcité sont deux termes identiques ». Dans son célèbre discours de Castres (1904), il pose un plaidoyer fort pour la laïcité, qui n’est pas sans rappeler celui, puis- samment anticlérical, de Victor Hugo devant l’Assemblée nationale lors du débat sur la loi Falloux (1850). Jaurès conclut notamment : « n’est-ce point pitié de voir les enfants d’un même peuple, de ce peuple ouvrier si souffrant encore et si opprimé et qui aurait besoin, pour sa libération entière, de grouper toutes ses énergies et toutes ses lumières, n’est-ce pas pitié de les voir divisés en deux systèmes d’enseignement comme entre deux camps ennemis ? Et à quel moment se divisent-ils ? À quel moment des prolétaires refusent-ils leurs enfants à l’école laïque, à l’école de lumière et de raison? C’est lorsque les plus vastes problèmes sollicitent l’effort ouvrier : réconcilier l’Europe avec elle-même, l’humanité avec elle-même, abolir la vieille barbarie des haines, des guerres, des grands meurtres collectifs, et, en même temps, préparer la fraternelle justice sociale, émanciper et organiser le travail. Ceux-là vont contre cette grande œuvre, ceux-là sont impies au droit humain et au progrès humain, qui se refusent à l’éducation de laïcité. Ouvriers de cette cité, ouvriers de la france républicaine, vous ne préparerez l’avenir, vous n’affranchirez votre classe que par l’école laïque, par l’école de la république et de la raison.» Tout est dit.
(1) Scot Jean-Paul, « Liberté-égalité-laïcité. Genèse, caractères et enjeux de la loi de 1905 », dans Cahiers d’histoire. revue d’histoire critique, 100/007, pp. 161-183.
(2) Titre XIV, Dispositions générales, art. 354.
(3) D’après Christophe Naudin, professeur d’histoire-géographie.