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Une vision de la laïcité est attachée à la stricte neutralité religieuse dans l’espace public quand l’autre s’oppose à gommer tout signe d’appartenance religieuse.
Place de la République à Paris, le 9 décembre 2015. ALAIN JOCARD / AFP
A l’occasion de la remise du rapport annuel sur la laïcité à Emmanuel Macron, vendredi 15 juin, nous republions cet article initialement publié en janvier 2016.
Que renferme le concept de laïcité ? En janvier 2016, le premier ministre d’alors, Manuel Valls, avait sévèrement critiqué les responsables de l’Observatoire de la laïcité – organisme rattaché à Matignon –, estimant que cette instance « ne peut dénaturer » les principes qu’elle doit défendre. Le rapporteur général de cet observatoire, Nicolas Cadène, s’en était pris à la philosophe Elisabeth Badinter, qui avait affirmé sur France Inter début janvier qu’il ne fallait pas avoir peur de se faire taxer d’islamophobe pour défendre la laïcité :
« Il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe. A partir du moment où les gens auront compris que c’est une arme contre la laïcité, peut-être [qu’] ils pourront laisser leur peur de côté pour dire les choses. »
A cette intervention, Nicolas Cadène avait répondu par un tweet : « Quand un travail de pédagogie de trois ans sur la laïcité est détruit par une interview à France Inter d’une personne. A quand un vrai débat clair ? »
Son message lui avait valu une vive riposte des opposants à la ligne qu’il défend avec le président de l’Observatoire, l’ancien ministre socialiste Jean-Louis Bianco, tous deux accusés par leurs détracteurs de « repli communautariste au détriment de l’esprit d’une véritable République laïque » . Mais comment expliquer qu’il existe une rivalité entre deux parties qui se réclament pourtant d’un même concept ? Quelle est cette « ligne » défendue par l’Observatoire de la laïcité et celle défendue, à l’inverse, par le gouvernement ? Enfin, existe-t-il une définition de la laïcité ?
Souvent associée à la seule loi de 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat, la laïcité s’est progressivement établie en France. Ainsi, le site vie-publique créé par La Documentation française rappelle que c’est la Révolution française qui a « posé les bases de la liberté religieuse et de la séparation entre l’Etat et l’Eglise » .
1789 . Selon l’article 10 de la
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen :
« Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. »
1791 . La Constitution confère « la liberté à tout homme […] d’exercer le culte religieux auquel il est attaché ».
1881-1882 . L’école « publique, gratuite, laïque et obligatoire » est créée par les lois Jules Ferry .
1905 . La loi de séparation des Eglises et de l’Etat établit dans son article 1 que « la République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes […] dans l’intérêt de l’ordre public. » L’article 2 prévoit que « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».
Un concept aux règles variables
Depuis, d’autres textes sont venus préciser le terme, notamment son application à l’école et dans l’espace public. Ces lois émanent du débat public autour de la question des signes religieux dits « ostentatoires » que l’on est autorisé ou non à porter en fonction des lieux ou des cas.
L’école. Depuis la loi de 2004 , le port de signes religieux « ostentatoires » est interdit à l’école publique (maternelle, primaire, collège, lycée). Plus précisément, « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit ». La jurisprudence de cette loi, conçue avant tout pour répondre au problème du port du voile islamique par des élèves, a quelque peu précisé la notion d’« ostensible » : un médaillon arborant une croix chrétienne, un croissant musulman ou une étoile juive est toléré, mais pas un voile, ni une kippa, ni une grande croix portée sur les vêtements. On parle évidemment ici de l’école publique, non des établissements privés, où ces règles peuvent varier.
La fonction publique. Autre cas distinct, celui des agents et des bâtiments publics. Concernant les fonctionnaires, une charte de la laïcité mise en place en 2006 requiert de tout agent public un « devoir strict de neutralité religieuse ». Il leur est donc interdit non seulement toute forme de prosélytisme, mais aussi de manifester de façon ostensible une appartenance religieuse par le port d’un signe distinctif (là encore, crucifix, kippa ou voile, par exemple).
L’espace public (la rue, un musée, le métro, un supermarché…). Ici, c’est encore un autre texte qui s’applique : la loi de 2010 qui proscrit la dissimilation du visage . Prévu avant tout pour répondre au port du niqab (voile islamique recouvrant le visage à l’exception des yeux), ce texte interdit donc d’arborer tout vêtement dissimulant le visage, qu’il s’agisse d’un voile ou d’une cagoule de ski. Elle prévoit des exceptions pour certains cas (carnaval et autres manifestations culturelles, pratiques sportives impliquant un masque comme le ski…).
Le travail. La législation est plus complexe. L’affaire « Baby Loup », du nom d’une crèche, dont une employée avait été licenciée pour avoir porté le voile malgré un règlement intérieur le prohibant, a montré les fluctuations de la justice sur ces questions – il a fallu quatre années et de nombreux revirements avant que ce licenciement soit jugé légal –, et posé quelques principes. Plusieurs notions s’opposent : d’une part le principe de liberté de religion et de liberté vestimentaire ; ensuite le principe général de laïcité ; enfin le droit pour l’employeur d’imposer un règlement intérieur, et les limites de celui-ci.
Tout dépend donc de ce règlement et de ce qu’il autorise ou non ; mais aussi d’autres facteurs : l’entreprise est-elle gestionnaire d’un service public, et donc tenue au principe de neutralité ? Le salarié est-il en contact avec la clientèle ? Dans le privé, en effet, la nature de la tâche à accomplir par un salarié peut justifier une restriction de ses droits individuels (par exemple celui de porter un voile). Mais cette restriction peut être contestée. Et le droit n’a pas encore établi de principe général très clair à ce sujet.
Deux visions de la laïcité s’opposent
Et le débat sur les contours de la laïcité n’est pas clos. Aujourd’hui encore, une vision dite « fermée » du concept, c’est-à-dire attachée à la stricte neutralité religieuse dans l’espace public, s’oppose à une vision qualifiée d’« ouverte », au contraire opposée à gommer tout signe d’appartenance religieuse.
Manuel Valls a affirmé lundi soir quelle était la ligne du gouvernement. Le premier ministre juge qu’en s’opposant à l’interprétation combative, voire « islamophobe », d’Elisabeth Badinter, l’Observatoire de la laïcité « dénature » le concept :
« [Nicolas Cadène], un collaborateur d’une organisation de la République, ne peut pas s’en prendre à une philosophe comme Elisabeth Badinter ; pas parce qu’elle est philosophe ni parce qu’elle s’appelle Elisabeth Badinter, mais à partir de ses propos : c’est une défense intransigeante — que je partage d’ailleurs — de la laïcité dans bien des domaines. Et ça, ça doit être rappelé à chacun. »
Manuel Valls s’apprête d’ailleurs à rappeler les deux responsables de l’Observatoire à l’ordre sur ce point : « Je verrai bientôt Jean-Louis Bianco. L’Observatoire de la laïcité, placé d’ailleurs sous ma responsabilité – je lui rappellerai –, ça ne peut pas être quelque chose qui dénature la réalité de cette laïcité » , a-t-il dit lundi soir. Le premier ministre reproche notamment à l’instance d’avoir signé une tribune intitulée « Nous sommes unis » dans Libération , alors que celle-ci avait également reçu le soutien de plusieurs personnalités, dont des militants réputés proches des Frères musulmans. Mardi, les signataires du collectif ont demandé à rencontrer Manuel Valls pour une « explication ».
Le président de l’Observatoire de la laïcité, Jean-Louis Bianco, a lui aussi réagi aux propos du premier ministre mardi, affirmant que le rapporteur général de l’instance, auteur du tweet au sujet d’Elisabeth Badinter, se « born[ait] à rappeler le droit existant ».
Dans un entretien accordé au Monde mardi, Jean-Louis Bianco précise sa vision de la laïcité, dictée, insiste-t-il, par la réalité du terrain :
« Nous défendons la laïcité en en faisant la promotion sur le terrain où nous sommes deux à trois fois par semaine. Nous sommes sollicités partout pour dire ce qu’est la laïcité, son histoire, son droit, son application concrète. Ce n’est pas un choix intuitif ou idéologique. Ceux qui dénaturent la laïcité, ce sont précisément ceux qui en font un outil antireligieux, antimusulman, qui prétendent, ce qui est une monumentale erreur sur le principe même de laïcité, que l’espace public est totalement neutre, comme si nous n’avions plus le droit d’avoir des opinions. »