Le bourdon des pots d’échappement a empli Diallassagou à la tombée de la nuit. Dans cette partie du Mali, ce son caractéristique est annonciateur de malheur. Un essaim de plusieurs dizaines de motos, transportant chacune deux ou trois combattants, kalachnikovs à la main ou en bandoulière, est entré dans le village du cercle de Bankass, dans le centre du pays. Samedi soir, les jihadistes ont traqué et rassemblé les hommes de Diallassagou. Ils les ont conduits loin des habitations, «à plusieurs kilomètres, à côté d’une grande broussaille, une forêt clairsemée que tout le monde connaît là-bas», selon un responsable local, avant de les exécuter. Le bilan officiel est de 132 morts. «Cela ne prend en compte que les personnes inhumées en présence de l’armée malienne, arrivée le lendemain, poursuit-il. En réalité, le nombre de victimes pourrait atteindre les 200. On découvre encore des corps.» La tuerie s’est étendue à deux autres villages tout proches : Dianwelly et Deguessagou.
Les autorités maliennes ont décrété un deuil national de trois jours. Le massacre a été commis à 40 kilomètres du village d’Ogossagou, à la frontière du Burkina Faso, qui fut, en mars 2019, le théâtre de la pire tuerie de l’histoire récente du Mali. A l’époque, les victimes étaient peules. A Diallassagou, elles sont dogons. Les deux communautés, qui vivent côte à côte dans cette zone, ont été entraînées dans une spirale de violences meurtrières depuis que s’y est implantée la katiba Macina, il y a sept ans.
Cette organisation islamiste armée est membre du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Jnim, selon l’acronyme en arabe), une coalition de groupes jihadistes qui a prêté allégeance à Al-Qaeda. Elle recrute notamment – mais pas exclusivement – au sein de la communauté peule. Ce qui vaut à ses membres d’être régulièrement pris pour cible par l’armée malienne, ou par des miliciens dogons. Alimentant un cycle de représailles dont les civils sont les premières victimes.
Foires hebdomadaires
Diallassagou pensait être parvenu à enrayer cet engrenage sanglant après la signature d’un accord local, en février 2021, par les représentants des différentes communautés, sur impulsion du Centre pour le dialogue humanitaire, une ONG suisse. Le document prévoyait non seulement un arrêt des violences, mais aussi la levée de l’embargo qui étouffait économiquement les villages en interdisant aux habitants de se rendre dans les foires hebdomadaires, poumon de l’économie locale, pour vendre leurs produits.
«Les accords ont permis la libre circulation des personnes et des biens, ils ont permis aux gens de cultiver à nouveau, ils ont permis aux Peuls qui avaient été chassés de revenir dans leurs villages, détaille l’un des parrains des négociations. Mais les jihadistes eux-mêmes ne sont pas signataires. En parallèle du document écrit, chacun sait qu’il y a des accords verbaux, conclus en brousse avec les membres de la katiba Macina, sans qui rien n’est possible. Ces accords-là comportent d’autres conditions : port de la barbe, des pantalons courts, fermeture des écoles, interdiction des milices d’autodéfense, non-collaboration avec les forces de défense et de sécurité. Les villages ont accepté. Ils n’avaient pas le choix.»
Au pied du plateau dogon, la plaine du Seno, où se trouve Diallassagou, est l’un des greniers de la région de Mopti. Cultivateurs dogons et bergers peuls sont en compétition pour le contrôle de ses riches terres. «Dans cette partie frontalière avec le Burkina, il y a des migrations agricoles des Dogons qui remontent à quelques décennies ou parfois à l’époque coloniale. La question de la première occupation est un facteur de division : les Dogons revendiquent une implantation ancienne remontant à plusieurs siècles, avant d’avoir eu à se replier sous la pression, notamment, de l’Empire peul du Macina (1818-1853), rappelle Ibrahima Poudiougou, doctorant en anthropologie à l’université de Turin. Les accords signés ces dernières années concernent surtout les questions foncières, devenues un enjeu majeur. Par exemple, les jihadistes ont imposé une limite à la superficie des champs cultivables [un périmètre d’environ 1 kilomètre autour des villages, ndlr], le paiement d’une taxe de 25 000 a 50 000 CFA par hectare, ou le prélèvement de la zakat [taxe islamique] sur les récoltes.» Samedi, au moment, de l’assaut des jihadistes, beaucoup d’hommes rentraient des champs. La saison des pluies est arrivée, et avec elle le temps des semences.
«Maître de la guerre»
La fragile pax jihadista en vigueur depuis un peu plus d’un an a donc volé en éclats samedi à Diallassagou. D’après plusieurs observateurs, c’est une série d’opérations de l’armée malienne, le mois dernier, qui a provoqué la colère des jihadistes de la katiba Macina. Depuis décembre, la junte – arrivée au pouvoir après avoir renversé le président Ibrahim Boubacar Keïta à l’été 2020 – mène une vaste campagne militaire, baptisée opération «Kélétigui» ( «maître de la guerre» en bambara), dans le centre du pays. Epaulés par les mercenaires du groupe russe Wagner, les militaires cherchent à reprendre pied dans la région, au prix, parfois de carnages aveugles, comme à Moura, entre le 27 et le 31 mars, où près de 300 civils ont été exécutés.
Le 23 mai, l’armée malienne est intervenue à Diallassagou, qui comprend un quartier peul et un quartier dogon. Aucun témoin n’évoque la présence de combattants russes sur place. Selon un habitant du village, ce jour-là, «les Forces armées maliennes ont tué trois personnes au marché de bétail, parmi lesquels un grand marchand bien connu. Le même jour, ils ont tué une dizaine de personnes à Dianweli et au moins sept personnes à Deguessagou, toutes peules» . Puis, les militaires sont repartis. A nouveau, par peur, les villages peuls se sont vidés, dit-il.
Le massacre de Diallassagou serait une «punition collective» visant les habitants de ces localités qui ont «collaboré» avec l’armée lors cette opération. «Un message audio d’un responsable de la katiba Macina diffusé le lendemain de la tuerie le confirme, indique Ibrahima Poudiougou. Il dit que les villageois se sont rendus coupables et qu’ils ont agi selon les recommandations de la charia face aux traîtres.» Des maisons et des échoppes ont été incendiées. Le bétail a été emporté.
(Alice Clair/Julien Guillot)
Manque de réactivité
La première alerte a été donnée samedi «vers 16 heures», selon le responsable local cité précédemment, qui affirme que les autorités ont été averties «immédiatement » du regroupement menaçant d’un grand nombre de motos qui se dirigeait vers Diallassagou. «On a tout dit, mais les dispositions n’ont pas été prises. Les autorités étaient prévenues à 15 heures, 16 heures, 17 heures», ajoute un élu de la région interviewé par l’Agence France Presse. Le poste militaire le plus proche se trouve à Bankass, 45 kilomètres plus au nord, à une heure de route. Pourtant l’armée n’a rejoint le village que le lendemain matin vers 10 heures. Un manque de réactivité dénoncé par l’association des Forces vives du cercle de Bankass, qui a organisé mardi une manifestation rassemblant quelques dizaines de personnes pour réclamer «une meilleure protection de l’Etat». La tragédie de Diallassagou vient fissurer le récit, abondamment relayé à Bamako, d’une«montée en puissance» des Forces armées maliennes et d’une «reconquête» du centre du Mali.
Dimanche, une partie des assaillants a mené un nouveau raid autour du village de Ségué, à 25 kilomètres de Diallassagou. Là-bas, les insurgés islamistes se sont heurtés à la résistance des miliciens dogons de Dan Na Ambassagou . «Ségué est un village important symboliquement parce que c’est celui de Théodore Somboro, le premier dozo [chasseur traditionnel]assassiné par les jihadistes pour complicité avec l’armée malienne», précise Ibrahima Poudiougou. Son meurtre avait été l’étincelle conduisant à la création des premiers groupes d’autodéfense du pays Dogon, en 2016. Six ans plus tard, la guerre civile continue de broyer les populations rurales. Plus de 650 civils ont été tués dans la seule région de Mopti (à laquelle appartient Diallassagou) dans les six derniers mois. Un record absolu.