Philosophie et laïcité
Il y a au moins deux manières de parler de la laïcité. On peut la considérer comme une réalité politique et juridique, dont les contours et les domaines d’application peuvent varier en fonction des époques et des pays. C’est ainsi, par exemple, que la laïcité mise en œuvre par l’État français depuis la loi sur les signes religieux à l’école n’est plus tout à fait celle qui avait cours entre 1905 et 2004. On peut aussi noter que la laïcité « à la française » prend quelques libertés avec l’article 2 de la loi de 1905, puisque l’État subventionne trois cultes en Alsace-Moselle, ainsi que la plupart des écoles privées confessionnelles1. Voilà des faits utiles à savoir pour éviter certains faux débats.
Mais cette approche historico-juridique est-elle suffisante ? C’est peu probable. D’une part, elle ne permet pas de dégager un concept clair et cohérent de la laïcité, puisque ce principe – on vient de le voir – n’est pas appliqué dans sa pureté. D’autre part, la simple description de faits historiques ou juridiques concernant la laïcité ne permet pas de savoir s’il s’agit d’un principe raisonnable, que tout le monde a intérêt à voir appliquer. Pour démontrer cela, il faut d’abord définir précisément en quoi consiste ce principe, et en déduire les conséquences politiques qu’il entraîne. Tel est, si je l’ai bien compris, le propos de la philosophe Catherine Kintzler dans un ouvrage paru en 2007 aux éditions Vrin : Qu’est-ce que la laïcité ?
Ce livre, court et dense, m’a été recommandé par des collègues de l’APPEP (association des professeurs de philosophie de l’enseignement public) à l’occasion d’une énième polémique sur le « burkini »2. Je ne regrette pas de l’avoir lu. Il a au moins deux utilités. D’abord, il permet de distinguer des concepts qu’on a souvent tendance à confondre (laïcité/tolérance, espace public/espace civil, société/État….). Ensuite, il développe une conception originale du rapport entre le domaine social et le domaine politique, entre la société civile et l’État, entre les croyances (religieuses ou non) et la citoyenneté. Autant le dire tout de suite, la théorie de Kintzler est loin de m’avoir convaincu. Mais il est souvent stimulant, d’un point de vue philosophique, d’être confronté à des théories qu’on juge douteuses, voire fausses… En s’efforçant de les réfuter, on clarifie sa propre pensée et on la rend plus rationnelle.
Tolérance et laïcité
Le livre de Kintzler commence par une distinction entre la tolérance et la laïcité. La tolérance, telle qu’elle a été définie par Locke (1632-1704), consiste à laisser aux croyants de n’importe quelle religion le droit de la pratiquer dans un État, à condition qu’elle n’entraîne pas la soumission à un souverain d’un autre État (comme c’était le cas pour le catholicisme à cette époque). Cette tolérance, par ailleurs, ne concerne pas les personnes n’ayant aucune religion, parce qu’on ne peut pas croire quelqu’un qui ne croit à rien. Avec Bayle (1646-1706), la définition de la tolérance est élargie, puisqu’elle vaut aussi pour les incroyants. D’après ce philosophe, en effet, un athée n’est pas a priori un mauvais citoyen. Ne pouvant se prévaloir d’un principe sacré qui serait supérieur au pouvoir politique, il a même moins de raisons qu’un croyant de désobéir aux lois.
Telle qu’elle est définie par Bayle, la tolérance est assez proche de la laïcité. Dans les deux cas, en effet, une très large liberté de conscience est garantie aux membres de l’État. On est libre de croire à n’importe quelle religion, mais aussi de n’en avoir aucune. Mais il y a quelque chose en plus dans la laïcité : la neutralité de l’État en matière de religion, voire en matière de croyance en général. Dans le régime de la tolérance, une religion peut être favorisée par rapport aux autres, au moins sur un plan symbolique. L’État peut avoir une religion officielle et interdire tout ce qui est considéré par celle-ci comme « blasphématoire ». Ce n’est pas possible dans un État laïque, qui ne reconnaît par principe aucune religion. Ce qui est défendu, dans la laïcité, c’est essentiellement la liberté de conscience, donc le droit de ne pas avoir une religion aussi bien que le droit de pratiquer une religion (du moment que cette pratique est compatible avec la législation).
Un lien paradoxal
Mais Kintzler va plus loin. Pour elle, la liberté de conscience implique une neutralité de l’État à l’égard de n’importe quelle croyance, qu’elle soit religieuse ou non. La puissance publique garantit donc à chaque citoyen le droit d’être incroyant dans tous les domaines. La laïcité protège la liberté de celui qui ne croit à rien, et est donc incapable d’adhérer à un groupe social quel qu’il soit. En réalité, un tel individu n’existe probablement pas : tout être humain est à des degrés divers un être social, et à ce titre il partage quelques croyances avec une partie de ses semblables. Mais cette fiction de l’incroyance radicale met en lumière le caractère non social de la laïcité. Cette dernière rend possible une liberté totale de l’individu à l’égard de tout groupe quel qu’il soit : Église, association, corporation, syndicat, famille…. Elle est un principe étatique qui permet l’absence de tout lien social.
Kintzler, bien qu’elle s’inspire ouvertement du Contrat social, attache une immense importance à une distinction négligée par Rousseau : la différence entre la société et l’État. En cela, elle se rapproche davantage de Hegel. La société civile, d’un point de vue hégelien, c’est la sphère des intérêts particuliers, où des individus et des groupes divers cohabitent plus ou moins pacifiquement, grâce à des lois qui limitent les conflits. Elle est bien distincte de l’État, la sphère politique, dont les membres sont des citoyens agissant consciemment dans l’intérêt général. Si on a à l’esprit cette distinction, on comprend ce que Kintzler entend par « laïcité » : il ne s’agit pas de la relégation de la religion dans l’espace privé, mais de son exclusion du domaine proprement politique. Les communautés religieuses n’ont rien à faire dans l’État, mais elles ont leur place dans la société civile. Il est donc justifié que les symboles religieux puissent être visibles dans l’espace public, car ce dernier n’est pas l’espace civil, le domaine réservé à l’État : c’est plutôt le lieu où se côtoient les différentes composantes de la société civile. La présence de bâtiments ou de vêtements religieux dans une ville, par exemple, n’a rien de choquant pour une personne authentiquement laïque, qui ne confond pas la neutralité politique à l’égard des religions avec la haine antireligieuse. Ce que la laïcité exige, en revanche, c’est que les représentants de l’État s’acquittent d’un devoir de réserve en matière de religion, voire de croyance en général.
Sur ce point-là, Hegel aurait certainement été en désaccord avec Kintzler. Mais l’opposition entre les deux philosophes est bien plus profonde. Pour Hegel, c’est la société civile qui est le lieu de l’individualisme, notamment dans la bourgeoisie. Dans la société civile moderne, héritière des Lumières et de la Révolution française, il est permis à tout le monde de choisir le métier qu’il veut, par exemple. L’État, au contraire, est un corps politique dont les citoyens sont membres, une organisation vivante qui ne saurait se réduire à une collection d’atomes indépendants. C’est une réalité substantielle qui est première par rapport aux individus qui en font partie. Chez Kintzler, c’est presque l’inverse : la société est un ensemble de groupes auxquels des individus peuvent appartenir, alors que la communauté politique est constituée d’atomes, c’est-à-dire d’individus indépendants, dont le seul point commun est de vouloir défendre jalousement leur singularité, en refusant d’être enfermés dans une appartenance sociale, quelle qu’elle soit. La seule fonction de l’État, en dernier ressort, c’est de garantir cette liberté à l’égard de toute appartenance. Le lien politique est ce lien paradoxal qui permet de n’avoir aucun lien.
C’est ainsi que le concept de laïcité, tel qu’il est défini par Kintzler, implique une conception très générale de la politique, qui ne concerne pas seulement le rapport entre l’État et les religions. On le voit dans la manière dont elle caractérise la laïcité par rapport à la tolérance : « Comment alors distinguer la laïcité d’une tolérance élargie ? On pourra le faire en ajoutant deux principes qui semblent sortir du système.
1/ L’abstention absolue de la puissance publique en matière de croyance ou d’incroyance – exclusion d’une religion officielle, même civile.
2/ L’exclusion des communautés (qu’elles soient confessionnelles ou non) de la formation de la loi : la loi ne peut émaner que des individus-citoyens constitués en représentation générale. »3
Le premier principe n’est pas très original. Il dérive directement de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Il n’en va pas de même pour le second principe, qui implique le refus d’une participation des corps intermédiaires au pouvoir politique. Kintzler est très claire là-dessus, et elle y revient à plusieurs reprises : les lois sont faites par des individus dégagés de toute appartenance sociale, qu’elle soit religieuse ou non. C’est en tant que citoyens neutres qu’ils font les lois, même si leurs croyances personnelles peuvent les influencer. Cela exclut du champ politique non seulement les communautés religieuses, mais encore les associations, les syndicats, les groupes de pression…. Comme on va le voir, c’est un des points les plus discutables de la théorie kintzlérienne.
La laïcité à l’école
Mais auparavant, il reste à parler du rapport entre la laïcité et l’école. La laïcité implique logiquement un certain type d’enseignement. En effet, elle ne peut être appliquée que si les membres de la société mettent en suspens leurs croyances et leurs appartenances à des groupes particuliers pour se considérer comme des citoyens égaux et libres, détachés de tout lien social. Or, cette liberté ne va pas de soi. Loin d’être naturelle, première, elle est le fruit d’une éducation scientifique, humaniste et philosophique dont chacun doit pouvoir bénéficier, quelles que soient sa catégorie sociale, ses appartenances religieuses, etc. D’où la nécessité de donner à tous les enfants et adolescents un accès à l’école publique4 – Le but des écoles, qu’elles soient publiques ou privées, est d’inciter les élèves à rompre avec leurs habitudes de penser, et à considérer leurs croyances (religieuses ou non) comme contingentes (susceptibles de ne pas exister ou d’être différentes). L’éducation à la citoyenneté passe par une critique raisonnée des opinions, par une mise en doute des prétendues évidences familiales et sociales. Un tel travail ne peut se faire que dans un cadre très particulier, où les pressions sociales et religieuses sont neutralisées, de manière à permettre l’avènement d’une subjectivité libre et rationnelle, et la transformation des élèves en citoyens capables de se détacher de toute appartenance à un groupe particulier. Pour Kintzler, cela implique l’interdiction des signes religieux à l’école, non seulement pour les professeurs, mais aussi pour les élèves. La loi du 15 mars 2004 reçoit donc ainsi une justification philosophique de fond, au-delà du contexte historique particulier qui l’a vue naître. L’éducation laïque implique aussi le refus d’un enseignement du « fait religieux ». Car si, en s’inspirant des travaux des sociologues et des historiens, on présente la religion comme un fait universel, présent dans toutes les sociétés, on donne l’impression aux élèves qu’il s’agit d’une nécessité, et on rend impossible l’acquisition d’une liberté et d’un esprit critique.
Voilà donc, résumée à gros traits, la doctrine de Kintzler en matière de laïcité. Voyons maintenant en quoi elle est discutable. En bons citoyens ou bonnes citoyennes, soumettons-là à l’épreuve du doute et de la critique.
Quelques objections
Une des choses les plus contestables, dans la pensée de Kintzler, c’est cette opposition radicale qu’elle prétend établir entre le social et le politique. Les citoyens seraient des atomes indépendants. Ils pourraient même constituer, selon la formule de Kant, un « peuple de démons », mus seulement par le désir égoïste de défendre leur liberté singulière. Mais un peuple de démons est-il possible ? L’intérêt personnel peut-il être une motivation suffisante lorsqu’il s’agit de défendre l’intérêt commun ? On peut en douter. Il me semble plus raisonnable d’admettre qu’il n’y peut y avoir de citoyens sans civisme, c’est-à-dire sans un désir de servir la collectivité, sans un sentiment d’appartenance à un « nous » qui n’est pas une simple collection de « promeneurs solitaires » (selon la formule de Rousseau reprise par Kintzler). La sociabilité, chez des citoyens soucieux de servir la collectivité, n’est pas abolie : elle est élargie à des dimensions plus vastes que le cadre familial, professionnel, local, etc. Chez Rousseau, d’ailleurs, l’acte par lequel l’homme se métamorphose en citoyen est appelé contrat social. Les individus sont transformés en des membres d’une même société politique, et ils sont liés par une même volonté (la « volonté générale »), qui se traduit par les lois – lesquelles sont votées par l’ensemble des citoyens. Chez Kintzler, l’idée de Rousseau est totalement subvertie. Au lieu d’un contrat social, la philosophe nous présente un acte par lequel les membres de la société civile se défont de tout lien social et se considèrent comme des individus parfaitement singuliers, à la fois égaux et irréductiblement différents. Conçue d’une façon aussi abstraite, la communauté politique n’a plus grand-chose à voir avec un État réellement existant, délimité par des frontières et régi par des lois particulières. Il s’agit de l’humanité toute entière, en tant qu’ensemble de sujets pensants et libres.
Si cette théorie est discutable, c’est aussi parce qu’elle n’explique guère par quel moyen s’effectue cette transformation du membre de la société en citoyen (ou citoyenne). Certes, une solution à ce problème est donnée à la fin du livre : il s’agit de l’enseignement laïque. Mais elle ne fait que déplacer le problème, car on ne voit pas très bien comment cet enseignement peut motiver les élèves à mettre en doute leurs croyances. Tout le dispositif scolaire décrit par Kintzler est censé favoriser l’éveil de la liberté des enfants, mais en même temps il est imposé d’une manière assez brutale. Il y a là une contradiction qui ressort à merveille dans cette citation : « C’est ici que l’argumentation reprend un tour philosophique en rejoignant le paradoxe général de l’éducation : il y a des conditions non-spontanées de constitution de la liberté. Autre manière de dire que la liberté est toujours seconde. Les élèves présents à l’école ne sont pas des libertés constituées(comme c’est le cas des citoyens dans l’espace civil), mais des libertés en voie de constitution. L’école est une institution productrice de la liberté : on n’y vient pas pour consommer, ni même pour jouir de son droit mais pour s’autoconstituer comme sujet. »5
Il me semble qu’il y a dans cette conception de la liberté une erreur fondamentale. Si la liberté est « autoconstitution », alors elle implique une forme de spontanéité. La liberté ne peut être produite par des facteurs extérieurs, fussent-ils des enseignants bien intentionnés. Il faut plutôt considérer que la liberté est déjà présente chez les enfants et les adolescents, au moins en germe, et qu’il faut simplement favoriser son développement par des conditions extérieures particulières. La culture n’est pas simplement le contraire de la nature : elle est ce qui aide la nature à donner le meilleur d’elle-même. Dans un texte sur l’éducation, Kant explique comment on peut utiliser la contrainte pour favoriser le développement de la liberté. Il s’agit de n’imposer aucune contrainte superflue, en limitant la liberté d’un enfant uniquement lorsqu’il peut se nuire à lui-même ou nuire à la liberté d’autrui. Il s’agit aussi de lui expliquer, s’il est en âge de le comprendre, pourquoi on lui impose ces contraintes (Cf. le texte en annexe). Or, on ne voit pas très bien comment on peut respecter ces deux principes tout en contraignant une jeune musulmane à enlever un voile ou un foulard. Certes, on peut supposer qu’elle a été forcée par sa famille à adopter ce vêtement, mais on a rarement le moyen de savoir si cette supposition est fondée. On peut aussi se dire, comme le fait Kintzler, que les élèves n’ont pas à subir la vue de signes religieux qu’ils désapprouvent. Mais pourquoi respecter la « liberté » de ces élèves-là (« liberté » d’ailleurs illusoire, selon Kintzler, puisqu’elle précède la formation de l’esprit par un enseignement laïque) plutôt que celle des élèves qui manifestent leur appartenance à une religion ? Un tel choix ne risque-t-il pas d’être interprété comme un parti prix anti-musulman (d’autant que l’on tolère l’usage « discret » de signes d’appartenance à d’autres religions, comme les petites croix qu’on porte autour du cou) ?6
On peut d’ailleurs se demander si la volonté de purifier l’école de tout signe religieux n’est pas contraire à l’objectif d’un véritable enseignement laïque. Kintzler distingue à juste titre l’espace public (où les gens peuvent manifester leur appartenance à une religion) de l’espace civil (où les individus sont considérés comme des citoyens, et non comme des membres d’une communauté particulière). Mais cette confusion n’est-elle pas entretenue par la loi sur les signes religieux à l’école ? L’an dernier, comme je demandais à mes élèves de définir la laïcité, j’ai été surpris que beaucoup d’entre eux la considèrent comme l’absence de signes religieux dans l’espace public. Puis, je me suis rendu compte que cette confusion était bien naturelle, étant donné que l’école publique est à bien des égards une sorte d’espace public. On pourrait faire des remarques analogues à propos de l’enseignement du « fait religieux » à l’école. Refuser un tel enseignement reviendrait à laisser les élèves dans une inculture crasse sur des phénomènes qui sont massivement présents dans les sociétés et l’histoire humaines. Surtout, ce serait contreproductif d’un point de vue laïque, car ce serait s’interdire de battre en brèche les idées reçues sur les religions7.
Pour une approche dialectique de la laïcité
Je viens de faire quelques objections à la théorie de la laïcité proposée par Catherine Kintzler. Je ne doute pas que les partisans de celle-ci sauront y répondre, si d’aventure ils lisent cet article. Mais en attendant, je souhaiterais proposer une autre théorie, inspirée de la dialectique hégelienne. Elle me paraît plus propre à répondre au problème de la médiation entre la société civile et l’État. Cette solution repose sur l’idée que la sphère politique révèle sa nécessité et sa légitimité du fait que la société civile est sans cesse menacée de s’autodétruire à cause de ses contradictions internes.
Voyons d’abord comment se déploie cette dialectique dans l’école publique. On peut admettre, avec Kintzler, que le but principal de l’enseignement public est d’aider les élèves à devenir des citoyennes et des citoyens éclairés, en les incitant à développer un esprit critique à l’égard de toutes sortes d’opinions (religieuses ou non). Mais un tel enseignement serait totalement stérile si les élèves n’y étaient pas prédisposés d’une certaine manière. Imposer autoritairement aux élèves l’épreuve du doute est extrêmement violent. Cela aboutit soit à un rejet pur et simple, soit à une acceptation superficielle qui n’a rien à voir avec l’esprit critique : les élèves, par exemple, vont alors apprendre un cours de philosophie comme ils pourraient mémoriser une recette de cuisine ou une liste de verbes irréguliers. Leur but, dans ce cas, ne sera pas de mettre en question leurs opinions, mais de se conformer au système scolaire pour faire plaisir à leurs parents ou/et réussir dans leurs études. Malheureusement, c’est souvent ce qu’on peut observer lorsqu’on lit certaines copies… Est-ce à dire que l’enseignement laïque soit totalement inutile ? Non. Il arrive que les élèves – ou du moins une partie d’entre eux – développent réellement leur esprit critique. Mais s’ils en sont capables, c’est qu’ils avaient déjà commencé ce travail en-dehors de l’école. La famille n’est pas imperméable au reste de la société, et elle en intériorise d’ailleurs en partie les différentes tendances. Les enfants sont donc très tôt confrontés à des contradictions : contradictions entre les opinions des parents et l’enseignement des maîtres ou des maîtresses d’école (que les parents incitent pourtant à respecter) ; contradiction entre les valeurs des parents et celles qui sont véhiculées par certains médias ou certains camarades de classe ; contradictions entre les opinions du père et celles de la mère, entre leurs paroles et leurs actes, etc. Tout cela incite les enfants à douter. Et si le milieu social et familial n’est pas trop pesant ni trop homogène, ce doute se développe spontanément dans l’esprit des élèves, non seulement à l’école mais en-dehors d’elle. L’apprentissage de la citoyenneté n’est donc pas totalement coupé de la vie familiale et sociale, loin de là.
Mais il en va de même de l’exercice de la citoyenneté. N’en déplaise à Kintzler, il n’y a pas une séparation totale entre la vie sociale et la vie politique. Même lorsqu’ils prétendent parler en leur nom propre, ou défendre de grands principes universels, les politiciens défendent le plus souvent les intérêts de groupes particuliers (classes sociales, minorité ou majorité ethnico-religieuse, région, personnes homosexuelles, coteries homophobes, femmes, hommes souhaitant le maintien du patriarcat… la liste n’est pas exhaustive). Les partis politiques défendent les droits ou les privilèges de certains groupes, même si, une fois qu’ils arrivent au pouvoir, ils ne favorisent pas forcément les mêmes groupes que ceux qu’ils étaient censés représenter avant les élections. En-dehors des partis, on sait qu’il existe une multitude d’organisations (syndicats, associations, lobbys….) qui exercent une influence sur les législateurs. Il peut arriver, par exemple, que des syndicats ou des associations organisent des grèves ou des manifestations pour empêcher le vote ou l’application d’une loi. Tout cela peut sembler scandaleux, si l’on considère qu’il doit y avoir une séparation totale entre la société civile et l’État, entre les membres de la société et les citoyens, entre les luttes sociales et les débats politiques. « Ce n’est pas la rue qui gouverne », comme aiment à dire les gouvernements face à une contestation massive.
Faudrait-il alors interdire les partis politiques et les lobbys ? Mais la pression de certains groupes n’en continuerait pas moins à s’exercer sur le législateur, d’une façon seulement plus secrète. Les groupes les plus puissants et les plus riches seraient encore plus favorisés par rapport aux autres qu’ils ne le sont déjà. Du coup, les lois et les gouvernements mettraient en place une politique encore plus inégalitaire que celle qui est menée actuellement dans les pays dits démocratiques. En réalité, s’il y a un peu de justice dans ces derniers, si la domination des plus puissants est tempérée, c’est en grande partie parce que des personnes opprimées n’ont pas attendu de futures élections pour faire entendre leur voix et réclamer le respect de leurs droits. Lorsque le système parlementaire est bloqué, lorsqu’il ne fait que reproduire et légitimer un système social profondément inégalitaire, une opposition extra-parlementaire est nécessaire. Et le fer de lance de cette opposition, ce sont forcément des groupes particuliers, constitués de personnes subissant une même forme d’oppression. Pourquoi ? D’abord parce que les opprimés doivent s’émanciper eux-mêmes, organiser librement le mouvement de leur libération. Les Noirs, les femmes, les catégories populaires, les homosexuels ont certainement besoin d’alliés blancs, mâles, bourgeois, hétérosexuels… mais ils doivent garder la main sur l’organisation de leurs luttes afin de rompre pleinement avec la domination qu’ils subissent. Mais il y a une autre raison, toute bête, au fait que les mouvements d’émancipation sont menés par des groupes particuliers : c’est que les personnes appartenant à un groupe dominant sont le plus souvent hostiles ou indifférentes aux mouvements qui contestent leurs privilèges. Si l’immense majorité des Blancs étaient aux côtés des Non-Blancs dans des manifestations antiracistes, cela voudrait dire que le racisme aurait déjà disparu en tant que problème systémique. Si l’immense majorité des hommes étaient l’alliée des féministes, le patriarcat aurait déjà disparu. Si l’immense majorité des bourgeois était du côté des classes populaires, alors le capitalisme et la domination de la bourgeoisie ne seraient plus qu’un souvenir.
Conclusion
Il faut donc se garder de confondre une neutralisation apparente des particularismes avec le triomphe de l’universalité des droits humains. Prétendre séparer la politique des luttes sociales, cela revient à dépolitiser la politique, et à légitimer l’ordre établi. Inversement, certains particularismes apparents peuvent être porteurs de principes authentiquement universels, tels que la justice, l’égalité et l’émancipation des catégories opprimées. De même, certaines appartenances sociales peuvent être un facteur d’émancipation individuelle. Isolés, les individus opprimés sont impuissants, contraints de subir une forme d’organisation sociale qui les aliène. C’est en s’unissant que les ouvriers, les femmes, les homosexuels, les victimes de racisme (pour ne citer que ces exemples), ont pu et peuvent encore conquérir des droits et créer ainsi les conditions d’une vie personnelle émancipée.
En somme, la citoyenneté n’est pas une réalité figée, sacrée, planant au-dessus de la vie sociale : c’est un processus infini, qui unit aussi bien qu’il les oppose la vie sociale et la vie politique. Et il en va de même pour la laïcité : elle ne peut être une liberté réelle à l’égard des croyances religieuses et des idéologies que si les citoyennes et les citoyens s’investissent dans des combats sociaux, mettant en question par leurs actes les idéologies qui servent à « justifier » l’ordre établi.
Annexe : Texte de Kant sur l’éducation
« Un des plus grands problèmes de l’éducation est de concilier sous une contrainte légitime la soumission avec la faculté de se servir de sa liberté. Car la contrainte est nécessaire ! Mais comment cultiver la liberté par la contrainte ? Il faut que j’accoutume mon élève à souffrir que sa liberté soit soumise à une contrainte, et qu’en même temps je l’instruise à en faire lui-même un bon usage. Sans cela il n’y aurait en lui que pur mécanisme ; l’homme privé d’éducation ne sait pas se servir de sa liberté. Il est nécessaire qu’il sente de bonne heure la résistance inévitable de la société, afin d’apprendre à connaître combien il est difficile de se suffire à soi-même, de supporter les privations et d’acquérir de quoi se rendre indépendant.
On doit observer ici les règles suivantes : 1o Il faut laisser l’enfant libre dès sa première enfance et dans tous les moments (excepté dans les circonstances où il peut se nuire à lui-même, comme par exemple s’il vient à saisir un instrument tranchant), mais à la condition qu’il ne fasse pas lui-même obstacle à la liberté d’autrui, comme par exemple quand il crie, ou que sa gaieté se manifeste d’une manière trop bruyante et qu’il incommode les autres. 2o On doit lui montrer qu’il ne peut arriver à ses fins qu’à la condition de laisser les autres arriver aussi aux leurs, par exemple qu’on ne fera rien d’agréable pour lui s’il ne fait pas lui-même ce que l’on désire, qu’il faut qu’il s’instruise, etc. 3o Il faut lui prouver que la contrainte qu’on lui impose a pour but de lui apprendre à faire usage de sa propre liberté, qu’on le cultive afin qu’il puisse un jour être libre, c’est-à-dire se passer du secours d’autrui. »
Emmanuel Kant, Traité de pédagogie – Traduction par J. Barni
Source : https://fr.wikisource.org/wiki/Traité_de_pédagogie
Notes
1 Rappelons en quoi consiste le début de l’article 2 de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. » Curieusement, il semble que les États-Unis, réputés pour mêler la religion à la politique, respectent davantage que la France le principe énoncé dans cet article. Outre-Atlantique, à ma connaissance, il serait impensable que l’État rémunère des prêtres, des pasteurs , des rabbins, ou les professeurs d’écoles confessionnelles.
2 À ce propos, j’ouvre ici une parenthèse pour recommander un billet du sociologue Raphaël Liogier. Il met les choses au point concernant un débat qui serait risible s’il n’empoisonnait la vie sociale et politique.
3 Catherine Kintzler, Qu’est-ce que la laïcité ?, Vrin, 3èmeédition, p. 19
4 Ce qui n’exclut pas la nécessité de créer un réseau parallèle d’écoles privées, dont le programme est défini par l’État, et qui sont sources d’une saine émulation : elles incitent l’école publique à dispenser un enseignement de haut niveau. Sur ce point, Kintzler s’abstient de parler d’un problème de taille : comment l’État peut-il permettre à de nombreux élèves d’aller dans des écoles privées sans subventionner celles-ci ? Et comment peut-il subventionner ces écoles (qui sont le plus souvent confessionnelles) tout en restant laïque ? Quant aux écoles entièrement indépendantes de l’État, elles posent un autre problème : si elles sont possibles, c’est parce qu’il existe de gros écarts de richesses entre les familles. Or, ces écarts sont-ils compatibles avec l’égalité républicaine ? N’entraînent-ils pas ipso facto un séparatisme des riches ? Kintzler, contrairement à Rousseau, ne semble pas se poser ce genre de questions.
5 Catherine Kintzler, Op. cit., p. 55
6 Certes, il peut se faire que des élèves souhaitant ne pas porter de signe religieux subissent la pression d’autres élèves, surtout si ces derniers sont nombreux. Le simple fait de ne pas s’habiller comme les autres peut nécessiter un certain courage. Mais cet argument est à double tranchant : avant la loi de 2004, il est probable que les élèves musulmanes qui gardaient la tête couverte en cours subissaient une pression silencieuse ou explicite d’une partie de leurs camarades et de leurs professeurs. La loi n’a fait qu’accentuer cette pression, en la transformant en obligation pure et simple.
7Souvent, les religions sont essentialisées dans un sens positif ou négatif. Tantôt on les idéalise (« L’islam, le christianisme, le bouddhisme sont par nature des religions qui prêchent l’amour, la paix, la tolérance, le respect de la vie humaine »), tantôt on les caricature (« Les religions sont dans tous les cas des vecteurs de fanatisme, de violence et d’obscurantisme. »). En s’opposant à de tels préjugés, l’enseignement des sciences humaines (histoire, sociologie…) incite les élèves à prendre du recul par rapport à leurs éventuelles croyances religieuses ou antireligieuses, donc à devenir des citoyennes et des citoyens éclairés, et attachés au principe de la laïcité. Par ailleurs, cet enseignement peut très bien mettre en lumière la contingence des formes religieuses particulières (il y a plein de manières d’être chrétien ou musulman, très variables en fonction des époques et des sociétés), voire de la religion en général (comme en témoigne la montée de l’incroyance dans plusieurs sociétés actuelles, y compris aux États-Unis).
Concernant les polémiques liées à l’enseignement du « fait religieux », on lira avec profit cet article.