Marianne : Comment en être venu à écrire un Houellebecq politique ? On y voit forcément un clin d’œil au Houellebecq économiste de feu Bernard Maris…
Christian Authier : Michel Houellebecq, que j’ai découvert en 1995 un an après la parution d’Extension du domaine de la lutte , m’a d’emblée paru un écrivain éminemment politique. La suite de son œuvre n’a pas démenti cette intuition, bien au contraire. Au fil des ans, il m’a semblé qu’une relecture politique de ses livres comme de ses interviews ou interventions publiques était pertinente. Quant au titre de ce livre, il est en effet un clin d’œil affirmé et un hommage au Houellebecq économiste de Bernard Maris.
« Un contemporain capital, au même titre que Balzac pour le XIXe siècle. »
J’ai eu le privilège d’avoir Bernard Maris comme professeur d’économie à l’IEP de Toulouse, puis celui de devenir son ami. Bernard adorait le romancier Houellebecq, au-delà même de sa vision de l’économie. Lors de nos déjeuners ou de nos dîners, nous aimions rivaliser de citations de l’écrivain. Je me souviens aussi que, le 7 janvier 2015, date de la sortie de Soumission et de l’attentat contre Charlie Hebdo , le dernier article de Bernard Maris fut consacré au roman de Michel Houellebecq.
Flammarion
Avant tout développement sur l’hypothèse d’un « Houellebecq de droite » ou celle d’un « Houellebecq de gauche », vous commencez par un chapitre « Houellebecq antilibéral » contempteur du libéralisme libertaire à la façon d’un Pasolini, d’un Clouscard ou d’un Michéa…
Après la publication d’un essai sur l’écrivain H. P. Lovecraft (1991), d’un recueil de poésie (La Poursuite du bonheur , 1991), et d’une « méthode » (Rester vivant , en 1991 également), Michel Houellebecq a en quelque sorte théorisé, en 1994, avec son premier roman « l’extension du domaine de la lutte », c’est-à-dire l’extension du libéralisme économique, de la compétition, de la guerre de chacun contre chacun, à toute la société, y compris dans les rapports humains, amoureux ou sexuels. Il a prolongé et développé cette vision dans Les Particules élémentaires en 1998 puis dans Plateforme en 2001 où il décèle, via les noces de fer scellées entre le libéralisme économique et le libéralisme sexuel ou la libéralisation des mœurs hérités de Mai 68, la victoire du capitalisme intégral face à un individu atomisé, privé de toutes ses appartenances, condamné au mouvement perpétuel et à l’obsolescence programmée.
« Il y a indéniablement un tropisme souverainiste chez lui, même si celui-ci n’est pas réductible à une quelconque appartenance partisane. »
Avant lui, un Pasolini ou un Michel Clouscard avaient perçu la naissance de ce capitalisme de séduction, né sur les idéaux libertaires, mais Michel Houellebecq a eu le talent et la singularité d’inscrire ce mouvement historique décisif dans des romans qui ont marqué leur époque. C’est ce qui en fait un contemporain capital, au même titre que Balzac pour le XIXe siècle.
Peu s’en souviennent, mais Michel Houellebecq a soutenu Jean-Pierre Chevènement en 2002… Aujourd’hui, il est globalement souverainiste, non ?
La campagne de Chevènement en 2002 est un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître… Elle fut cependant porteuse d’une espérance visant à rassembler « les républicains des deux rives » et à faire « turbuler », selon les termes du candidat, un système droite/gauche mariant à l’époque le pareil au même. Que Michel Houellebecq se soit engagé alors à soutenir Jean-Pierre Chevènement, en participant au recueil collectif Contes de campagne avec Régis Debray, Max Gallo ou Philippe Muray, ainsi qu’en publiant sur son site Internet une tribune très virulente intitulée « Europe Endless », appelant à voter en faveur de Chevènement, « aux deux tours », ne me semble pas anodin. Par ailleurs, Houellebecq a affiché avec constance son rejet d’une Europe transnationale conçue comme un espace dédié au libéralisme de même que son aversion pour la mondialisation. Il y a indéniablement un tropisme souverainiste chez lui, même si celui-ci n’est pas réductible à une quelconque appartenance partisane.
Sur l’islam, Soumission (2015) lui a collé à la peau l’étiquette d’un écrivain hanté par la peur de l’islam, voire « islamophobe ». Que pensez-vous de cette étiquette ?
Le sujet remonte à septembre 2001 avec une interview au magazine Lire , au moment de la sortie de Plateforme , dans laquelle il qualifie l’islam de « religion la plus con ». Il faut se souvenir qu’à cette époque la question de l’islam est assez anecdotique en France dans le débat public. Les déclarations de Houellebecq suscitent néanmoins de très vives polémiques et des poursuites judiciaires qui n’aboutiront pas. Quelques jours après la publication de cette interview, les attentats du 11 septembre rendent la polémique très secondaire.
« Tu es un romantique moraliste presque chrétien que tout le monde prend pour un nihiliste décadent et athée » – Frédéric Beigbeder à Michel Houellebecq
Par la suite, l’accusation d’islamophobie fera surface lors de la parution de Soumission , roman dans lequel Houellebecq imaginait l’élection à l’Élysée en 2022 d’un représentant de l’islam politique. Rappelons que le roman est sorti le jour de l’attentat contre Charlie Hebdo et deux jours avant celui de l’Hyper Cacher. Là encore, le réel a rattrapé la fiction. Et nous avons été nombreux à avoir peur d’un certain islam. À mon sens, le terme « islamophobe » est piégé. Certains tendent à en faire un argument contre toute critique envers l’islam. Dès lors, si l’on entend par « islamophobie » la haine envers ceux qui croient en cette religion, c’est inacceptable, cela s’apparente simplement à de la xénophobie. Si l’on comprend par « islamophobie », la peur ou le rejet même virulent de cette religion, cela se situe dans la liberté d’expression en démocratie. Houellebecq l’a très bien résumé en 2020 lors d’un entretien : « Je me sens obligé de défendre l’islamophobie, que je sois islamophobe ou non. Parce que cela fait partie des opinions qu’on a le droit d’exprimer… et point final en fait. Attaquer une religion, c’est un droit. »
S’il affirme ne pas avoir la capacité de croire ( « À chaque fois que je vais à la messe, je crois ; sincèrement et totalement, j’ai une révélation, à chaque fois… Mais dès que je sors, ça retombe, c’est un peu comme la drogue, il y a toujours une descente. » entretien de 2017), Houellebecq voit désormais le monde en « chrétien contrarié », écrivez-vous. Est-ce, selon vous, arrivé au fil des années et du constat d’un Occident décadent, ou bien cela l’a-t-il toujours travaillé ?
Je pense que son rapport à la foi, en l’occurrence au catholicisme, est beaucoup plus profond que son constat d’un déclin de l’Occident. Dès ses premiers livres, en particulier ses poèmes, cette question est présente et on la retrouve d’ouvrage en ouvrage. Un exemple parmi tant d’autres, il fait dire au personnage principal de La Carte et le territoire les mots du Christ ressuscité à ses disciples. Que cela ait échappé à la critique, plus prompte à s’emparer de sujets tels que l’islam ou la pornographie, n’est guère surprenant car comme Houellebecq l’écrit dans ce même roman à propos de son héros : « Ses contemporains en savaient en général un peu moins sur la vie de Jésus que sur celle de Spiderman. »
À LIRE AUSSI : On a lu le dernier Michel Houellebecq : “Anéantir”, roman qui sublime l’agonie
Signalons toutefois la récente parution d’un ouvrage collectif, Misère de l’homme sans Dieu. Michel Houellebecq et la question de la foi (Flammarion, 2022), qui évoque le rapport de l’écrivain à la foi. Par ailleurs, dans nombre d’interviews, Michel Houellebecq a évoqué sa longue et contrariée relation avec le catholicisme. Il s’affirme néanmoins catholique dans le sens où il reconnaît exprimer « l’horreur du monde sans Dieu ». Je mentionne aussi dans le livre une citation de Frédéric Beigbeder disant à Houellebecq : « Tu es un romantique moraliste presque chrétien que tout le monde prend pour un nihiliste décadent et athée ». Selon moi, on pourrait supprimer le mot « presque » tant Houellebecq apparaît effectivement comme un moraliste chrétien.
Houellebecq, chef de file des anars de droite ? À la fois antimoderne, et défenseur de la liberté d’expression, dites-vous…
C’est l’une de mes interprétations, en effet, même si je précise que Michel Houellebecq disait considérer dans Ennemis publics (2008), son livre d’entretiens avec Bernard-Henri Lévy, les anarchistes de droite comme une « famille peu ragoûtante ». Cela dit, on n’est pas obligé de prendre toujours Houellebecq au pied de la lettre. Pour ma part, je considère qu’il partage avec cette sensibilité anar de droite, que je m’efforce de définir dans le livre, de nombreux points communs : sens de la provocation et mépris des conventions, rejet affirmé de la démocratie élective, individualisme exacerbé, aversion pour ce qu’il nomme « la gauche morale » et les intellectuels de gauche…
À LIRE AUSSI : “Je stimule l’imaginaire, comme Marilyn” : on a écouté Michel parler de Houellebecq à la Sorbonne
Plus précisément encore, même si ces deux familles ne sont pas totalement étrangères, Houellebecq peut être apparenté aux écrivains qu’Antoine Compagnon a qualifiés d’« antimodernes » tels Léon Bloy, Charles Péguy ou Emil Cioran. Ils ne sont pas de banals réactionnaires répétant que « c’était mieux avant ». Les antimodernes sont des modernes malgré eux, des modernes déchirés, résignés, allergiques à leur époque mais appartenant pleinement à celle-ci, ainsi que le résume Paul, le héros de son dernier roman Anéantir : « On a beau mépriser, et même haïr, sa génération et son époque, on y appartient ». Pessimisme, sentiment d’une décadence historique, mélancolie, imprécation : on retrouve quelques-unes des caractéristiques saillantes des antimodernes chez Michel Houellebecq. Il partage encore avec eux la définition ultime donnée par Antoine Compagnon : « des modernes en liberté ».
De fait, ce que j’aime chez Houellebecq, au-delà de son immense talent littéraire, c’est qu’il soit irrécupérable au sens politique du terme. Il a pu être adulé à une époque en même temps par Les Inrockuptibles et par Valeurs actuelles , mais il me semble échapper à toute assignation à résidence, à toute carte ou territoire électoraux. Il est singulièrement libre et sa liberté est un peu la nôtre.