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Tribune
Par Amélie Myriam Chelly et Éric Delbecque
Publié le 26/08/2022
Depuis quelques années, le djihadisme salafiste s’avère être une vraie menace. Pourtant, Amélie Chelly, docteure en sociologie, spécialiste de l’Iran et des islams idéologiques, et Éric Delbecque, expert en sécurité intérieure, estiment que le vrai danger se situe dans la progression de l’influence de l’islamisme et l’autocensure.
Aussi douloureux que cela soit de l’écrire, le djihadisme salafiste, les attentats que nous avons vécus depuis 2012, ne constituent pas le plus grand danger imaginable pour la santé de notre démocratie. Nos forces de l’ordre en général et nos unités d’élite en particulier viendront toujours à bout d’un ou plusieurs furieux qui se mettront en tête d’assassiner des innocents et de s’attaquer à des symboles républicains. Face à la barbarie, l’État sait encore mobiliser ses ressources opérationnelles. Les primo-intervenants compris sont désormais formés à la réaction rapide et pertinente aux actes terroristes.
Ce qui nous menace beaucoup plus sérieusement, c’est la stratégie d’influence islamiste dans les quartiers qui constituent déjà des enclaves séparatistes, et au-delà l’épée de Damoclès que les salafistes de tout poil font peser sur le débat public, dans les médias, dans l’univers de la culture et sur les réseaux sociaux. Le but des idéologies islamistes est clair, explicitement développé dans les textes de leurs théoriciens phares, à commencer par ceux issus de la matrice islamiste contemporaine, à savoir les Frères musulmans ; il s’agit de conquérir le discours, c’est-à-dire de rendre audible et acceptable ce qui est inadmissible : critiquer la mixité, criminaliser l’homosexualité, nourrir l’antisémitisme, cracher sur la démocratie et sur les valeurs républicaines. Dans certains quartiers, ces postures-là sont dominantes. On tient ces propos de façon décomplexée, ce qui témoigne de victoires silencieuses et locales d’un « djihadisme d’atmosphère » (cf. les travaux de Gilles Kepel et Bernard Rougier ) qui ne se réduit pas, il faut bien se le dire, aux vagues de violence spectaculaires et meurtrières. Ces dernières ne sont, en fait, que l’aboutissement d’un long travail de conquête discrète des esprits.
EXTENSION DU DOMAINE DE L’AUTOCENSURE
Cette logique de prise de pouvoir sur les idées et les comportements inclut bien évidemment une part assumée de dissimulation et de manipulation. Des prédicateurs, comme Hassan Iquioussen, ne tiennent des discours misogynes et haineux à l’égard de la communauté juive que devant des publics réceptifs, quitte à multiplier les acrobaties pathétiques lorsque leurs propos font scandale. Démonstration par l’exemple : quand les publications à caractère antisémite de l’imam marocain (néanmoins connu des experts et des spécialistes) commencèrent à faire parler d’elles en dehors des cercles déjà acquis à sa cause, Hassan Iquioussen prit le soin de diffuser une vidéo condamnant l’hostilité contre les Juifs, le 19 février 2015 , sur sa chaîne Youtube. Il faut bien évidemment ne pas être dupe de ce petit tour de passe-passe.
« Les démocraties libérales occidentales ont la mémoire très courte ! »
L’objectif réel de ces islamistes consiste donc à voir leurs convictions idéologiques progresser de sorte à museler le débat public et à s’en rendre éventuellement maîtres dans leurs espérances les plus folles. Autrement, pourquoi chercher à accroître leur influence par des canaux de diffusion de masse ? La propagation des discours doit pousser à une autocensure progressive dans des espaces toujours plus étendus : ils visent rigoureusement la même chose que ce qu’on observe dans certains milieux, par exemple dans les écoles où les professeurs s’interdisent, par peur, de développer des pans entiers du programme scolaire national, plus visiblement encore depuis que le spectre de l’égorgement de Samuel Paty plane au-dessus de l’enseignement.
L’autocensure naît d’un double mouvement, pour l’islamisme comme pour toute autre idéologie : elle est causée par la propagation active de sa doctrine qui conquière les mentalités d’une part, et par la crainte de l’action violente instillée d’autre part, celle qui est spectaculaire, qui fait couler le sang et vise à concrètement faire taire par la force. Récemment encore, la tentative d’assassinat de Salman Rushdie nous a rappelé cette évidente offensive permanente des activistes de l’islam politique. Ce grand projet de faire taire leurs adversaires n’a absolument rien de nouveau : il se trouve au cœur même de leur doctrine totalitaire. Mais voilà, les démocraties libérales occidentales ont la mémoire très courte ! Elles pensèrent que trente ans avaient effacé la fatwa de Khomeiny et qu’elle n’exerçait plus aucune influence sur les djihadistes chiites. Immense erreur qui démontre parfaitement une fois de plus que nous maîtrisons décidément mal la grammaire, la mécanique doctrinale et la psychologie collective du totalitarisme vert.
EMPÊCHER DE PENSER
Il s’agit pour eux de terroriser, de sidérer les esprits, à commencer par ceux de tous les musulmans qui rejettent l’islam idéologique ou politique, qui refusent une société anti-démocratique régulée par une matrice intellectuelle « religieuse » couvrant un dessein banalement totalitaire, holiste, anti-individualiste et belliciste. C’est d’abord un islam des Lumières qu’ils veulent frénétiquement empêcher de naître. Et pour atteindre cet objectif, ils doivent absolument tuer dans l’œuf toute prise de distance avec le dogme, leur dogme, c’est-à-dire leur interprétation fascisante de la tradition spirituelle islamique.
« Le “soft power” islamiste vise d’abord notre aptitude à dire l’extermination de la liberté de conscience et de parole, ainsi que celle de la création. »
Par ricochet, ils tentent de façonner la scène intellectuelle et médiatique en Europe, tout spécialement en France. Toute expression de décryptage et de mise en cause, de dénonciation de leur programme d’asservissement politique, mental et existentiel, fait l’objet des assauts d’un dispositif de guérilla idéologique et même parfois judiciaire assez sophistiqué reposant sur la dénonciation d’une islamophobie imaginaire permettant de fédérer tous les idiots utiles ou les partisans d’un gauchisme manipulateur teinté de décolonialisme vindicatif et haineux.
De nombreux écrivains, journalistes ou essayistes en subissent les effets depuis une dizaine d’années. Les membres de Charlie hebdo payèrent même leur liberté de ton et d’esprit de leur vie. Par conséquent, ce qui progresse à bas bruit porte un nom : l’autocensure. De plus en plus de femmes et d’hommes dont la mission s’avère l’explication, l’étude ou la production artistique ne s’autorisent plus certaines pensées ou paroles dans un article de presse, dans un livre, sur les ondes d’une radio, sur les plateaux de télévision, dans un post sur Facebook ou dans un tweet. Les mots d’Orwell dans 1984 ne furent jamais aussi exacts qu’aujourd’hui pour comprendre ce qui s’agite sous le crâne des islamistes : « Nous ne pouvons tolérer aucune déviance, même à l’instant de la mort. » Ajoutez-y un peu de novlangue (les wokes s’y attellent avec acharnement) et nous n’aurons bientôt plus les instruments du langage nécessaires pour penser, décrire et rejeter l’oppression. Le « soft power » islamiste vise d’abord notre aptitude à dire l’extermination de la liberté de conscience et de parole, ainsi que celle de la création. C’est la poursuite de ce but qui se trouve à l’origine de la persécution de l’auteur des Versets sataniques .
Le premier combat dans lequel s’engager est donc une résistance culturelle, une promotion sans concession des valeurs républicaines et une réaffirmation de notre rapport à la démocratie pour faire taire ceux qui veulent porter atteinte au pluralisme. Il faut le répéter encore et encore : le projet de tout islamisme consiste en la fabrication d’un totalitarisme qui repose à la fois sur un refus de la diversité des opinions et sur une volonté acharnée de dissoudre la frontière existant entre la sphère privée et la sphère publique, c’est-à-dire d’anéantir les libertés individuelles qui donnèrent naissance à notre modernité occidentale.
Par Amélie Myriam Chelly
Par Éric Delbecque