Mon premier contact avec l’Algérie s’est fait sur le bateau qui m’emmenait à Alger, le 5 octobre 2002. Je rentrais de deux années à Jérusalem où j’avais côtoyé des Arabes palestiniens. Sur le pont, je fais la connaissance d’un jeune Algérien, et je découvre un jeune homme avec qui, à l’évidence, je partageais une même sphère culturelle, de mêmes références musicales, contrairement à mes amis palestiniens avec lesquels nos différences n’étaient pas seulement question de langue mais aussi d’histoire et de culture. Et soudain cette impression étrange de faire connaissance avec un membre de ma famille dont j’ignorais l’existence mais qui, lui, connaissait parfaitement la mienne.
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Étant né en mars 1962, j’avais 9 jours lors de la signature des accords d’Évian. J’en ai appris l’existence bien longtemps après, comme on apprend ses leçons d’histoire, par devoir d’écolier. Pour cet Algérien, beaucoup plus jeune que moi, les accords d’Évian n’étaient pas de l’histoire mais son histoire, et c’est tout différent. À présent que son histoire est aussi devenue mon histoire, je mesure davantage ce décalage entre Français et Algériens, entre Français et Franco-Algériens même de troisième ou quatrième génération. Occulter cette différence de rapport à une histoire commune, en plus de toutes les autres différences – dont la différence religieuse n’est aujourd’hui pas la moindre –, conduit à un dialogue de sourds. On aura beau créer toutes les commissions du monde, faire travailler ensemble des historiens des deux rives afin qu’un jour la même histoire puisse être racontée de la même façon d’un côté et de l’autre – ce qui est loin d’être gagné –, il manquera une clé essentielle de compréhension mutuelle qui ne se trouvera jamais dans aucun livre d’histoire.
Sans repentance
Français de naissance ayant été donné sans repentance à l’Algérie, je souffre dans ma chair de ce cessez-le-feu qui a mis fin à la guerremais qui n’a pas réussi à construire la paix. Comment l’aurait-il pu à lui tout seul ? Il fallait ensuite faire de la paix un projet, un avenir. Cette paix a été un projet de vie pour beaucoup, Français et Algériens. Je les ai rencontrés ces Français passionnés par le rêve d’une Algérie indépendante et nouvelle des années 1970. L’Église catholique en Algérie, à la suite du cardinal Duval et bien d’autres hommes et femmes, s’est construite sur ce rêve. Je les ai rencontrés ces Algériens dont parfois un père, un frère avait été torturé ou tué par des soldats français et qui ont fait le choix mystérieux d’un pardon sans condition qui leur a rendu la liberté. Mais si ces artisans de paix ont créé autour d’eux des halos de fraternité d’une inestimable valeur, ils n’ont malheureusement pas suffi à entraîner la fraternisation de deux peuples, liés par une histoire commune mais qui n’a pas le même poids pour l’un et pour l’autre.
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Il est des exceptions françaises pour lesquelles l’histoire de l’Algérie et de sa guerre est leur histoire. On peut évoquer les soldats du contingent définitivement marqués par les vingt-quatre mois de leur vie passés en Algérie. Ou encore ceux qu’on appelle un peu trop trivialement les « pieds-noirs ». Ils ont grandi sous le même soleil de la Méditerranée, à l’ombre des mêmes oliviers. Jouant dans les mêmes rues populeuses, ils ont parfois noué de ces amitiés d’enfants sur lesquelles le temps et la séparation n’ont nulle prise. Pour l’immense majorité d’entre eux, leur vie n’a rien eu à voir avec l’épisode historique de la colonisation du pays dans lequel ils sont nés à la suite de leurs parents, de leurs grands-parents, sans l’avoir choisi.
Amour et haine
Pieds-noirs et Algériens sont étrangement les mêmes, et ils se reconnaissent immédiatement. Les uns et les autres sont marqués par un même amour pour une même terre, et par une même blessure. Dans l’objectivité des faits, les uns ne sont pas responsables de la blessure des autres. L’histoire des peuples ne recoupe pas l’histoire individuelle des personnes, sauf à succomber à la facilité des anachronismes qui prennent une partie pour le tout, tel Français pour « la France », tel Algérien pour les Arabes, tel Européen né en Algérie pour la France coloniale de 1830, tel Algérien né après l’indépendance pour l’Algérie qui lui a fait prendre le chemin de l’exil. Dès lors qu’ils se reconnaissent dans ce même amour et cette même blessure, ils tombent en fraternité dont nous ne pouvons être que des spectateurs extérieurs tant elle nous dépasse. Si, en revanche, ils se considèrent responsables de leur blessure à chacun, ils entrent en haine si facilement instrumentalisée d’un côté comme de l’autre.
Il nous faut regarder en face, avec un infini respect, cette blessure dans l’âme algérienne qui gangrène la France et l’Algérie tant les relations entre les deux pays sont à jamais, pour l’un comme pour l’autre, des relations de politique intérieure et non pas de politique étrangère. Regarder en face aussi notre responsabilité historique et collective, c’est la raison d’être d’une commémoration.
Des abus
Dans cette réflexion, la question des abus sexuels au sein de l’Église a constitué pour moi une clé essentielle de compréhension. Si longtemps nous avons sous-estimé le traumatisme profond et définitif causé par des gestes abusifs, parfois en apparence relativement sans conséquence aux yeux de celui qui ne les a pas subis. La tentation a été forte de nous en tirer par tel geste ou telle parole symboliques qui auraient dû permettre de, « enfin, tourner la page et passer à autre chose » ! Combien de fois avons-nous trouvé injuste que l’ensemble de l’Église institutionnelle soit mis en cause alors que, de fait, l’immense majorité des prêtres, pour ne parler que d’eux, n’ont rien à voir avec les abus commis. On a pu aussi tenter de minimiser notre responsabilité en disant qu’il est bien d’autres lieux où s’exercent des abus sexuels, à commencer par le cercle familial. Il a fallu le choc du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) et plus encore la rencontre en vérité de victimes pour prendre la mesure de l’ampleur des traumatismes causés par les abus sexuels et accepter d’endosser une responsabilité collective.
→ EXPLICATION. Les accords d’Évian, la fin de « l’Algérie française »
Dans un tout autre domaine, j’ai acquis la conviction que l’époque coloniale a instauré entre la France et l’Algérie d’aujourd’hui une relation d’abuseur à abusé. C’est là une autre clé de lecture essentielle des relations entre Français et Algériens. Il nous faut humblement et profondément reconnaître une responsabilité historique et collective, sans rapport avec l’addition de nos responsabilités personnelles d’aujourd’hui. Cela suppose d’accepter un non-savoir sur la blessure que porte en profondeur le peuple algérien, y compris ses membres de nationalité française. Accepter le sentiment d’injustice d’être tenus pour responsables, parce que français, des errances d’une histoire que nous avons apprise dans les manuels scolaires. Il nous faut éprouver la nécessité de demander pardon au nom de cette responsabilité collective qui a causé une blessure collective que n’éteindra pas la succession des générations. Sinon, tous les gestes symboliques d’apaisement, aussi fort soient-ils, continueront à sonner creux, et la France et l’Algérie, et l’Algérie en France, continueront à se déchirer quand elles ont tout pour s’aimer.
Vaines demandes
Tout aussi vaines sont les demandes de réparation venant de l’Algérie, parce qu’un abus n’est pas réparable. Il entre dans le champ du pardon davantage que dans celui de la réparation. Et nous savons, à l’instar des abus sexuels dans l’Église, que dans la relation entre abuseur et abusé, c’est paradoxalement l’abusé qui doit faire le grand pas du pardon et l’abuseur qui doit le rendre possible par une conversion intérieure. Poser le préalable d’une réparation à une réconciliation véritable et constructive d’un futur apaisé n’ouvre pas l’espace du pardon. Il a manqué, entre la France et l’Algérie, un Mandela pour permettre à tout un peuple d’accepter de faire le pas vertigineux du pardon, et un De Klerk pour le recevoir. Ce qui ne semble pas encore pouvoir se vivre au niveau des peuples peut se vivre au niveau des personnes désireuses de construire une possible et goûteuse fraternité. Nous sommes nombreux, Français et Algériens, à crier par toute notre vie : « Cessons le feu » !