Normalien et agrégé d’histoire, professeur d’histoire des sociétés berbères et arabes contemporaines à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, Pierre Vermeren est l’auteur de nombreux ouvrages salués par la critique. Il publie « Histoire de l’Algérie contemporaine » (éditions Nouveau Monde, 2022) et a dirigé l’ouvrage collectif « Comment peut-on être Berbère? Amnésie, renaissance, soulèvements » (éditions Riveneuve, 2022).
LE FIGARO. – La perplexité règne sur les vrais objectifs de la visite d’Emmanuel Macron en Algérie. Quels sont-ils selon vous ?
Pierre VERMEREN. – La perplexité tient à deux choses. La première est que l’Algérie, c’est à la fois en France une question intérieure et des affaires extérieures. À la suite des pouvoirs et des médias publics, on ne parle à propos de ce pays et de cette visite que des affaires intérieures françaises (mémoire, islam, pieds-noirs , immigration, reconduites à la frontière…). Or l’essentiel de ce voyage, ce sont les questions internationales et stratégiques. Le chef de l’État français est aussi chef des armées et de la politique extérieure de la France : il a rencontré la direction de l’armée et des services de renseignement à Alger. Ce n’est pas une option dans la présente crise internationale multiple qui fragilise le Maghreb. Les enjeux qui nous lient à l’Algérie sont capitaux (énergie, Sahel, Russie, céréales, Libye, migration, djihadisme, Tunisie, tensions avec Maroc et Espagne, etc.), mais on ne saura rien de ces conversations.
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La deuxième chose est que l’on pense à la France au lieu de penser à l’Algérie. En France, Emmanuel Macron a été réélu avec le soutien d’Alger (la crise de l’an passé est surmontée depuis longtemps) et ce n’est pas lui qui a besoin d’Alger, mais l’inverse. Le pouvoir algérien est sorti fragilisé au plan intérieur par le Hirak , et il doit reconstruire légitimité et autorité. Alger est en outre très isolée sur la scène internationale : alliée des Russes et de Damas (ce qui n’est pas porteur), mais aussi méfiante envers les Russes qui sont à ses portes en Libye et au Mali, brouillée avec le Maroc et l’Espagne, réservée vis-à-vis des Turcs qui protègent Tripoli à ses portes, etc. La visibilité internationale, le soutien et le partenariat avec la France – pilier de l’Union européenne – est un grand cadeau fait par le président Macron au régime algérien. Il en espère des retours positifs.
Quels sujets géostratégiques importants intéressent actuellement les deux pays, qu’ils soient examinés ou non lors des entretiens entre le président de la république française et son homologue algérien ?
Ce serait un inventaire à la Prévert ! Évoquons-en trois. Le Mali d’abord, et au-delà le Sahel. L’armée française vient de quitter ce pays, où, avec le soutien ambigu et mutique d’Alger, elle combattait le djihadisme. L’Algérie a fait comprendre que ce temps était révolu, et elle ne semble pas mécontente de l’arrivée des Russes sur place . Mais ces derniers n’ont ni la connaissance ni les moyens pour faire régner l’ordre au nord-Mali, et tout indique que le djihadisme va flamber de plus belle. C’est ennuyeux pour la France qui sécurise la région, et qui héberge 300.000 Maliens sur son sol. Les Algériens vont-ils s’engager ? Comment coopérer (renseignement) pour éteindre l’incendie renaissant ? Quid des touaregs qui sont des deux côtés de la frontière ? Il en va de la sécurité de toute l’Afrique de l’Ouest, mais aussi de l’Europe.
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Évoquons aussi la Libye, premier pays détenteur d’hydrocarbures d’Afrique dont tout le monde a besoin, mais qui est coupé en deux avec un double gouvernement, un double système militaire et d’alliances – les Turcs au Nord-Ouest et les Russes et les Égyptiens à l’Est. Tout le monde voulait des élections générales en décembre 2021, et rien ne s’est passé. Comment débloquer et sortir de cette crise dormante au cœur de la Méditerranée, qui peut dégénérer en terrorisme, flux migratoires, déstabilisation régionale etc., sans parler du gaz congelé ! Rien ne se fera sans un partenariat euro-arabe, pour l’instant supplanté par les turco-russes, c’est un enjeu majeur. Ajoutons seulement le rôle d’Alger dans la préservation de la stabilité de la Tunisie extrêmement fragilisée, et qui a besoin d’euros, de pétrole et de gaz, de céréales etc.
Est-il judicieux, pour la France, de vouloir augmenter ses importations de gaz algérien plutôt que de solliciter d’autres pays producteurs ?
Par les temps qui courent, tout le monde est sollicité. Au-delà de la France, l’Europe a besoin du gaz algérien présent aux portes de l’Union. Or cela pose de redoutables problèmes. Le président Macron est parti à Alger pour pousser les travaux d’agrandissement du gazoduc Maghreb-Europe via l’Espagne (et son prolongement Midcat vers la France), et c’est finalement l’Italie qui se retrouve concernée par la croissance des exportations de gaz algérien . Pourquoi ? Parce que depuis un an, Alger, pour des raisons qui tiennent à la reconnaissance par les États-Unis et l’Espagne de la marocanité du Sahara occidental , et à l’instauration de relations diplomatiques entre le Royaume du Maroc et Israël, a rompu ses relations avec Rabat et fortement dégradé ses liens avec Madrid. Depuis la coupure des relations entre Alger et Rabat – avec arrêt du gazoduc qui transitait par le Maroc -, Alger a réduit le débit exporté via ce pays par le deuxième gazoduc Euro-Med – dont l’Espagne dépendait à hauteur de 40%. Cela pénalise in fine la France : au moment où il faudrait pousser et prolonger ce gazoduc, on en réduit le débit. L’Italie pourra-t-elle compenser ? Certainement tant que le robinet libyen est très diminué.
Au-delà, les hydrocarbures algériens sont comme le nucléaire français : ils souffrent de désinvestissements prolongés. L’Algérie sort de plusieurs années de vaches maigres, et elle a sous-investi dans la recherche et les équipements de forage
Au-delà, les hydrocarbures algériens sont comme le nucléaire français : ils souffrent de désinvestissements prolongés. L’Algérie sort de plusieurs années de vaches maigres, et elle a sous-investi dans la recherche et les équipements de forage. Accroître sa production nécessite des milliards d’euros qui dépassent les capacités de la Sonatrach ; or ces investissements sont capitaux pour l’approvisionnement de l’Europe dans les vingt ans à venir (sans parler de la Libye connexe). Qui va investir en Algérie très jalouse de ses prérogatives ? La France peut-elle espérer davantage et Total le veut-il, et le peut-il ? Les Italiens et les Allemands sont certainement sur les rangs. Que s’est-il dit à Alger sur ces questions entre le président Macron et ses interlocuteurs ? Réponse dans quelques mois. Dernier point, la querelle algéro-marocaine pénalise aussi Paris : quel est le marchandage en vue ?
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