De Socrate nous n’avons rien, pas un écrit, ni même une tombe. C’est seulement de la bouche de ses contemporains, en particulier de Platon, que nous pouvons tenter d’apprendre l’histoire d’un homme qui toute sa vie, n’a laissé personne indifférent. Est-ce par sa capacité à ne jamais cesser d’interroger les autres et soi-même ?
Découvrons comment celui qui nous a légué le doute est devenu le père de la philosophie occidentale.
Jérôme Grégor
Naissance de Socrate, renaissance d’Athènes
En l’an 479 av. J.-C. se termine la deuxième guerre médique avec la destruction d’Athènes par les Perses. 9 ans plus tard, c’est donc dans une cité en pleine renaissance que Socrate nait.
Sa mère, Phénarète (« celle qui fait apparaître la vertu »), était sage-femme : on ne s’étonnera pas que pour Socrate la philosophie était avant tout de faire « accoucher les esprits » (« maïeutique ») ?
Pendant son enfance, nul doute que le jeune homme ait aidé son père Sophronisque, un tailleur de pierre, à reconstruire Athènes. Cela lui laisse le temps de rencontrer Périclès, ambitieux politicien qui lui présente un dénommé Alcibiade, jeune homme fougueux qui deviendra son ami mais aussi son disciple le plus controversé.
Sur les conseils du riche Criton, Socrate commence alors à étudier le domaine des idées mais semble quelque peu négliger celui du corps : les écrits s’accordent à dire qu’il n’était pas bel homme, Xénophon évoquant ses lèvres et ses yeux proéminents, et même un gros ventre !
Plus tard, Aristophane dans sa diatribe contre Socrate, Les Nuées, critiquera ses disciples qui prenant trop part aux discussions philosophiques, auraient laissé de côté les exercices physiques !
Un courageux hoplite
Pas de chance pour Socrate : la guerre contre Corinthe à partir de 432 l’oblige à jouer son rôle de soldat. Comme ses camarades, il n’a en effet pu échapper à ce rite de passage s’étalant sur deux ans qu’était l’éphébie.
Après avoir reçu les bouclier, épée et casque de l’hoplite, les jeunes de 18 ans étaient mis à disposition de l’armée, étape obligée afin d’accéder à la citoyenneté à Athènes. Aux côtés d’Alcibiade il multiplie alors les actes de bravoure, sauvant même la vie de son ami lors d’une embuscade.
Plus tard en 424, lors de la défaite de Délion, il aurait, impassible devant l’ennemi, montré l’exemple aux autres soldats malgré la déroute. Ce courage était couplé chez notre futur philosophe à l’humilité, Socrate préférant laisser à Alcibiade les louanges.
C’est aussi durant cette période qu’il construit sa réputation de grand buveur tout en sachant du même temps ne pas sembler ivre. On le louait ainsi pour sa résistance physique, admirant sa capacité à supporter la faim, à marcher pieds nus sur la glace ou à ne se couvrir que d’un simple manteau alors qu’il faisait un froid glacial.
Affreuse Xanthippe !
La femme de Socrate, Xanthippe, est restée dans l’histoire comme le symbole de la mégère, un type de femme irascible et acariâtre auquel elle a donné son nom.
Elle reprochait notamment à son cher époux son impécuniosité, car contrairement aux Sophistes, Socrate n’acceptait en aucune façon d’être payé pour ses enseignements. D’un caractère fort coléreux, elle n’hésitait pas à l’insulter ou lui jeter des bassines au visage, ce qui lui vaut d’être représentée traditionnellement lui versant un pot de chambre sur la tête ! Mais cette image d’Epinal est-elle le reflet de la misogynie latente des Grecs ou bien la femme Socrate était-elle vraiment incontrôlable ? Ne se trouvait-elle pas auprès de lui avant son exécution ? Et quand Socrate demanda qu’on l’emmène, ne résista-t-elle pas, en criant et se frappant la poitrine lui montrant alors tout l’amour qu’elle lui portait ? Mais malheureusement pour elle, la loi athénienne autorisait alors la bigamie et Xanthippe devait supporter de partager son époux avec une dénommée Myrtô. Et qui plus est, Socrate aurait décidé de l’épouser sans dot, ce qui aura sans aucun doute participé à la mauvaise humeur de la pauvre première épouse !
Populaire et… impopulaire !
Même si sa bravoure au combat auréolait Socrate d’une toute nouvelle gloire, son retour ne se fit tout de même pas sans difficultés.
En 423 étaient en effet parues Les Nuéesd’Aristophane, une diatribe le dépeignant comme un philosophe ridicule, soulignant alors le paradoxe en présence : Socrate était tout aussi populaire qu’impopulaire !
On faisait ainsi remarquer que s’il s’était battu vaillamment, il n’avait finalement participé qu’à trois batailles, dont… deux défaites ! Par ailleurs ses relations ne faisaient rien pour l’aider à l’exemple d’Alcibiade, un amoureux du luxe et des honneurs qui répétait que la démocratie était une « folie universelle reconnue comme telle ».
Quant à son ami et disciple Critias, il dut s’enfuir après avoir été accusé d’avoir vandalisé des pierres sacrées. Il se révéla même être plus tard la matière grise du gouvernement oligarchique des Trente Tyrans qui s’imposa à Athènes à la fin de la guerre de Péloponnèse ! Sans doute ces relations avec ces sulfureux personnages participèrent-elles largement à ternir la réputation de Socrate…
L’éloge de la fuite
En 406, un nouvel épisode vient mettre à mal un Socrate déjà souvent déprécié. Alors que, à la suite de la victoire nautique d’Athènes sur Sparte à Notion, le mauvais temps empêche de récupérer les corps des victimes pour leur rendre honneur, une accusation est lancée contre plusieurs stratèges qui sont rendus responsables de ce désastre.
Laisser des cadavres sans sépulture ? Inadmissible selon la tradition grecque ! Or, lors de l’accusation, c’était notre Socrate qui présidait au vote et qui, devant l’injustice, refusa lui-même d’y participer, au péril de sa vie. C’est donc huit stratèges victorieux qui furent condamnés à la peine de mort : une démocratie somme toute bien cruelle…
Mais Socrate, aurait-il pu faire plus, et plutôt que de s’abstenir, défendre ceux qu’on accusait injustement ? On sait qu’un certain Euryptolème avait tenter de les défendre sur la tribune alors que Socrate, aurait seulement déclaré qu’il ne ferait rien qui ne soit conforme à la loi…
Les disciples au pouvoir !
Le moral dans la cité était donc au plus bas, alors même qu’une terrible défaite était infligée par les Spartiates aux Athéniens privés de leurs stratèges exécutés. Fini, la démocratie ! En 404, le régime oligarchique des Trente Tyrans commençait, permettant à Critias, l’ancien disciple de Socrate, de se faire remarquer par sa cruauté.
Socrate fût-il un temps rassuré de voir ses anciens disciples à la tête du pouvoir ? En tout cas, on peut imaginer à quel point il a dû ensuite être déçu et horrifié de faire face à leurs exactions. Cependant, en 403, lorsque qu’on exigea de lui de procéder à l’arrestation du général démocrate Léon de Salamine, il s’y opposa fermement, défiant par là-même le pouvoir en place.
Lorsque Thrasybule parvint à vaincre le régime des Trente et restaurer la démocratie, Socrate se retrouva isolé. Ses anciens disciples et amis ayant été exécutés à la fin de l’oligarchie, il devait maintenant faire face à une énième démocratie qui ne le voyait pas d’un bon œil.
Le procès de Socrate ou de la démocratie ?
Cinq ans après la fin de la guerre du Péloponnèse, en 399, un poète nommé Mélétos alla déposer une plainte contre Socrate auprès de l’archonte-roi, un magistrat. Le philosophe devait faire face à trois chefs d’accusation : ne pas croire aux dieux de la cité, introduire de nouvelles divinités et corrompre la jeunesse.
Si les deux premiers accusaient l’athéisme supposé de Socrate, le troisième, plus valable, accusait tout bonnement le philosophe d’avoir eu une mauvaise influence sur ceux qui avaient participé par la suite au régime des Trente, notamment ses disciples Critias et Charmide. Rien d’étonnant à ce que les familles des victimes du régime aient voulu se venger ! Mais finalement, c’était surtout son échec pédagogique qui était mis en cause.
La politique ? Trop dangereuse !
Socrate explique lors de son procès pourquoi il ne voulait pas prendre part aux affaires publiques :
« Mais peut-être jugera-t-on étrange, précisément que, tout en donnant dans le privé […] ces consultations, tout en me mêlant des affaires de tout le monde, je n’aie pas l’audace de m’occuper des affaires publiques, et, montant à la tribune de l’Assemblée du Peuple, de donner à la Cité des consultations sur ce qui vous concerne ! Or la raison en est ce que maintes fois, en maint endroit, vous m’avez entendu dire : à savoir, qu’il m’arrive je ne sais quoi de divin et de démoniaque, ce dont justement Mélétos, a fait état dans sa plainte, à la manière d’un auteur de comédie. Les débuts en remontent à mon enfance, : c’est une voix qui se fait entendre de moi, et qui, chaque fois que cela arrive, me détourne de ce qu’éventuellement je suis sur le point de faire, mais qui jamais ne me pousse à l’action. Voilà ce qui s’oppose à ce que je fasse de la politique. Bienheureuse opposition, en vérité, si je m’en crois ! Sachez-le bien en effet, Athéniens : si depuis longtemps, j’avais entrepris de faire de la politique, il y’a longtemps que ma perte serait chose accomplie et que je n’aurais pu être utile, ni à vous, ni à moi-même ! » (Platon, Apologie de Socrate, IVe siècle av. J.-C.).
Après avoir perdu la première partie de son procès Socrate, lorsqu’il fallut définir la peine appropriée, proposa d’être nourri au Prytanée, ce qui correspond à un des lieux athéniens les plus symboliques puisqu’y étaient récompensés les membres de la cité les plus valeureux. C’est ainsi que, par une énième provocation ironique, Socrate réussit à s’attirer les foudres des juges qui finirent par le condamner à mort.
Un mois se passa entre la fin du procès et l’exécution du philosophe, condamné à boire la ciguë. Pendant ce temps il poursuivit ses échanges avec ses disciples, dont son ami Criton. On sait qu’il continua tout en buvant le poison, à discourir avec ses amis, en larmes.
Aujourd’hui, on peut se demander s’il n’a pas tout fait pour que son procès se transforme en mise en accusation de la démocratie athénienne. Mais on peut tout aussi bien croire que Socrate n’en a jamais tenu rigueur à ses opposants, car ne disait-il pas que « nul ne fait le mal volontairement »?
Arrêtons cette comédie !
En 423 av. J.-C., la comédie d’Aristophane Les Nuées est jouée à Athènes. Dans cette pièce, Aristophane nous montre un Socrate jouant au maître charlatan, apprenant aux fils à contester, voire à refuser le pouvoir paternel. C’est donc cette image qu’avait le philosophe qui, en expliquant qu’il faut se méfier des opinions des autres, invitait les jeunes à devenir autonome en ne se fiant pas aux préceptes de leur famille. Est-ce pour cela que les pères, mécontents qu’on critique leur autorité, auraient par la suite accusé Socrate de corrompre les mœurs ? Dans cet extrait des Nuées, après avoir suivi les enseignements de Socrate, le fils de Strépsiade, Phillipide, déclare haut et fort qu’il peut maintenant battre son père :
« Qu’il est doux de vivre au milieu des nouveautés, des inventions ingénieuses, et de pouvoir mépriser les lois établies ! Et de fait, moi, quand j’avais l’esprit uniquement occupé d’équitation, je n’étais pas capable de dire trois mots sans faire une faute. Mais maintenant que cet homme a mis fin à mes goûts, et que je suis formé aux pensées subtiles, à l’art de la parole et aux méditations, je crois pouvoir prouver que j’ai le droit de châtier mon père » (Aristophane, Les Nuées, Ve siècle av. J.-C.).
Un drôle de maïeuticien
Socrate, même s’il avait de nombreux disciples qui le suivaient partout, refusait qu’on le considère comme un maître. Pour lui en effet la vérité ne sortait pas de sa bouche mais bien de celle des autres.
C’est d’ailleurs ce qui le distingue de ses concurrents en philosophie, les Sophistes, considérés alors comme les meilleurs orateurs de la Grèce. Contrairement à eux, ignorants de leur ignorance, il disait au moins savoir une chose, le fait de ne rien savoir ! Il explique ainsi dans Le Théétète de Platon : « On dit que je suis bizarre (atopatos) et que je ne crée que l’insoluble (aporia) ».
On comprend alors que Socrate, loin d’agir en maître, agissait comme un miroir sur ceux avec qui il entretenait un dialogue. Il les incitait à se regarder eux-mêmes pour leur faire prendre conscience des fondements fallacieux de ce qu’ils croyaient auparavant savoir. C’est ce qu’on appelle la dialectique, le discours de l’autre qui vient par la contradiction nous faire réfléchir et aller plus loin dans la réflexion. C’est ici tout le travail du maïeuticien : faire accoucher les esprits ! D’ailleurs, les dialogues socratiques de Platon se terminent généralement par un nouveau questionnement qui nous permet de comprendre que l’horizon de la philosophie est bel et bien infini. Ce geste de déconstruction peut étonner pour un homme dont le père était tailleur de pierre !
Mais il s’agit avant tout pour Socrate de réfléchir sur ce que l’on doit faire en remettant l’homme au centre de la discussion. Dorénavant, la philosophie aura donc aussi pour ambition l’étude de la portée des actions humaines. Et c’est bien en ce sens que Socrate, reconnu comme « le père de l’éthique » par Aristote, est aussi considéré comme le père de la philosophie, c’est-à-dire de « l’amour de la sagesse ».
Quand David met en scène la mort de Socrate
Au XVIIIème siècle, un formidable engouement pour l’Antiquité se propage dans toute l’Europe. Pas étonnant donc que le peintre Jacques-Louis David y succombe à son tour et choisisse pour thème d’une de ses œuvres les derniers moments de Socrate. Pour le décor, il s’inspire du Tulianum, la sombre prison souterraine de Rome qu’il vient de visiter. Et tant pis si elle n’a guère de ressemblance avec celle où était Socrate, plus lumineuse, située à côté de l’agora. Observons les personnages : Xanthippe, la compagne de Socrate, semble impavide devant la mort future de son mari alors que dans le Phédon de Platon, elle se frappe le torse et le visage. Platon, qui ici se tient assis sur la gauche, n’était pas en fait présent aux moments des faits, et encore moins sous les traits d’un vieillard : il n’avait que 27 ans ! Quant à Socrate lui-même, il désigne par le doigt levé au ciel l’idée pour laquelle il consent à se donner la mort : la loi. On sait d’après les écrits de Platon qu’il avait la possibilité, comme lui proposait son ami Criton assis à côté de lui, de s’évader de la prison, mais qu’il refusa net, préférant la justice. D’ailleurs pour David, ce tableau est aussi une critique de l’ancien régime et de l’arbitraire du pouvoir royal qui pouvait enfermer et donner la mort à sa guise.
Bibliographie
Paulin Ismard, L’Évènement Socrate, éd. Flammarion, 2013,
Paulin Ismard, « Socrate, Platon et le peintre », L’Histoire, n° 405, 2015,
Michèle Tillard, Socrate, éd. Ellipses, 2020,
Pierre Hadot, Éloge de Socrate, éd. Allia, 1998.