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Pegasus, le logiciel espion
Le professeur d’histoire du Maghreb contemporain à l’université Paris I-Sorbonne, et spécialiste du Maroc, Pierre Vermeren, décrypte les enjeux de la révélation d’une tentative d’espionnage du président français par les services secrets marocains à travers le logiciel Pegasus.
Pierre Vermeren est professeur à Paris I en histoire des mondes arabes et berbères contemporains, détaché au CNRS. Il a publié Un royaume de paradoxes, Le Maroc en 100 questions, aux éditions Tallandier, Paris, 2020.À découvrir
Par Eugénie Bastié
Pierre VERMEREN. – Sous réserve que ces révélations soient avérées – même si je pense qu’elles ne seront jamais formellement prouvées, personne n’y ayant intérêt -, le ciblage des dirigeants de premier plan semble une évidence. Dans un monde où tout le monde espionne tout le monde, y compris entre alliés, grâce aux facilités octroyées par les nouvelles technologies – rappelons le cas Merkel et celui de la présidence de la Commission européenne -, quand un service de renseignement espionne un pays, autant cibler directement ses dirigeants vers lesquels remontent toutes les informations. Nous autres historiens savons, à la lecture des archives publiques, que les dirigeants et chefs d’État sont toujours l’objet d’une attention particulière: il s’agit de connaître l’opinion réelle des dirigeants, leurs intentions politiques, leurs contacts, ceux qui les influencent, voire leur caractère, leurs manies et leurs affections… A-t-on oublié que sous la guerre froide, même les selles des dirigeants adverses étaient scrutées à la loupe par les services de renseignement des deux superpuissances afin de connaître leurs régimes alimentaires et leurs maladies éventuelles?
Affaire Pegasus: l’onde de choc politique et diplomatique
Dans le cas qui nous intéresse, rappelons que le Maroc est un pays extrêmement centralisé, puisqu’il repose sur un homme, et que la France est un de ses principaux partenaires. Quand l’économie française – qui a un PIB dix fois supérieur au Maroc en parité de pouvoir d’achat – tousse, le Maroc tremble. Le Maroc est une économie très ouverte qui dépend de ses principaux partenaires économiques, dont la France, et qui est très sensible à la politique française quant à ses relations avec l’ONU, l’Espagne, l’Algérie ou l’Union européenne. Pour les pays dépendants, la libre circulation des capitaux, des biens et des hommes, mais aussi la réputation et les relations de confiance sont une assurance-vie. C’est le cœur de la souveraineté des États. Or la France, pour le Maroc, c’est à la fois la relation avec l’Europe – qui assure l’essentiel des échanges marocains, accueille la majorité de ses émigrés, et fournit des revenus essentiels -, la relation avec l’ONU et les États-Unis – ce qui garantit la position du Maroc dans le contentieux du Sahara occidental -, mais aussi les rapports avec l’Algérie, le principal adversaire du Maroc. Savoir jusqu’où la France est prête à aller pour se réconcilier avec Alger, a fortiori en plein Hirak en 2019, c’est assurer la stabilité du pays. Quitte à employer des manières et des outils a priori inamicaux, qui relèvent du renseignement extérieur.
Qui contrôle quoi et qui sait quoi ? À vrai dire, on n’aura pas de réponse à ces questionsPierre Vermeren
De nombreux journalistes auraient été également espionnés par les services marocains, ainsi que l’entourage du roi du Maroc lui-même. Ces méthodes vous étonnent-elles? L’appareil sécuritaire y est-il hors de contrôle?
Rien ne m’étonne en ce bas monde. Certains journalistes sont ciblés car ils traitent de l’information brute. Certains aspirent à des fonctions politiques. D’autres sont considérés comme des adversaires du Maroc par ce pays, car ils soutiennent des journalistes ou des mouvements politiques en butte avec le régime (les journalistes marocains en prison suscitent une forte solidarité à l’étranger dans ce milieu). D’autres encore sont perçus comme des agents d’influence qu’il faut travailler au corps pour s’acheter leur amitié, et d’autres encore sont à piéger pour les empêcher de nuire (que l’on se rappelle l’affaire Éric Laurent il y a quelques années).
Quant à l’appareil sécuritaire, il est certes extrêmement contrôlé et centralisé, mais le Maroc, comme la France, possède une petite dizaine de services de renseignement. Certains dépendent directement du Palais, d’autres de l’armée, d’autres encore du ministère de l’Intérieur. Tous ne s’intéressent pas aux dirigeants de la France. Mais la technique désormais bien connue – grâce à nos magistrats – des filets dérivants, permet de ratisser large, et de faire son marché… Qui contrôle quoi et qui sait quoi? À vrai dire, on n’aura pas de réponse à ces questions. Ce qui est certain, c’est que ceux qui mettent en œuvre ces techniques, comme ceux qui commettent des crimes et délits, ne pensent jamais être pris la main dans le sac.
Affaire Pegasus: le Maroc menace de poursuivre ses accusateurs
De nombreux journalistes auraient été également espionnés par les services marocains, ainsi que l’entourage du roi du Maroc lui-même. Ces méthodes vous étonnent-elles? L’appareil sécuritaire y est-il hors de contrôle?
Rien ne m’étonne en ce bas monde. Certains journalistes sont ciblés car ils traitent de l’information brute. Certains aspirent à des fonctions politiques. D’autres sont considérés comme des adversaires du Maroc par ce pays, car ils soutiennent des ou des mouvements en butte avec le régime (les journalistes marocains en prison suscitent une forte solidarité à l’étranger dans ce milieu). D’autres encore sont perçus comme des agents d’influence qu’il faut travailler au corps pour s’acheter leur amitié, et d’autres encore sont à piéger pour les empêcher de nuire (que l’on serappelle l’affaire Éric Laurent il y a quelques années).
Quant à l’appareil sécuritaire, il est certes extrêmement contrôlé et centralisé, mais le Maroc, comme la France, possède une petite dizaine de services de renseignement. Certains dépendent directement du Palais, d’autres de l’armée, d’autres encore du ministère de l’Intérieur. Tous ne s’intéressent pas aux dirigeants de la France. Mais la technique désormais bien connue – grâce à nos magistrats – des filets dérivants, permet de ratisser large, et de faire son marché… Qui contrôle quoi et qui sait quoi? À vrai dire, on n’aura pas de réponse à ces questions. Ce qui est certain, c’est que ceux qui mettent en œuvre ces techniques, comme ceux qui commettent des crimes et délits, ne pensent jamais être pris la main dans le sac.
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Emmanuel Macron, Édouard Philippe, Edwy Plenel… ciblés par un logiciel espion: Amnesty International résume l’affaire Pegasus
J’ajoute que pour un État du Sud, surveiller des dirigeants d’un État du Nord, même ami, présente aussi des avantages. Cet acte, qui est condamné en France, sera certainement bien vu au Maroc et en Afrique en général, et beaucoup de pays et de services de renseignement aimeraient pouvoir en faire autant. Cela va attirer des sympathies sur ses auteurs. La question du contrôle est donc à relativiser. La question, c’est ne pas se faire prendre, comme pour ceux qui placent de l’argent dans un paradis fiscal.
Quel est l’état des relations actuelles du Maroc et de la France sous le quinquennat d’Emmanuel Macron? Cette tentative d’espionnage va-t-elle les refroidir?
C’est une question complexe, car l’ampleur de ces relations est considérable et touche de nombreux secteurs. Elle est même si structurante que personne ne veut vraiment les déstabiliser parmi les dirigeants des deux pays. Le silence qui entoure les journalistes en grève de la faim depuis plus de deux mois au Maroc est à cet égard révélateur. La France a beaucoup misé sur le Maroc en Afrique et dans le monde arabe, et le Maroc sait très bien ce qu’il doit à la France en termes de stabilité. Pour autant, depuis François Hollande et Emmanuel Macron – que Rabat perçoit comme son héritier et continuateur -, la volonté de rapprochement avec Alger inquiète Rabat à plus d’un titre. Les deux pays ne se ménagent pas ces temps-ci. Cette question d’espionnage risque donc de se régler à l’amiable entre amis ; mais la France, qui était en position défensive depuis l’affaire Hammouchi en 2013, se trouve là en position de force.La rédaction vous conseille