«Quand je passe près de la cloche d’une église, je ne peux pas m’empêcher de la sonner », sourit Hani Tawk, en empoignant l’épaisse corde grise qui pend sous le campanile de pierre. À peine trois coups et, déjà, ce robuste prêtre de 48 ans sent ses pieds décoller du sol. L’écho des tintements suivis d’une volée rebondit sur les versants escarpés de la vallée. Comme il y a cent ans, comme il y a mille ans. Ici, dans la Qadisha, au nord du Liban , le temps semble avoir longtemps hésité à poursuivre sa course. Dans ce haut lieu spirituel, la fête de Pâques recèle une saveur unique : au cœur d’un pays en pleine débandade, à quelques encablures de la Terre sainte, des hommes et des femmes clament à tue-tête que, pour eux, le « Christ est vraiment ressuscité ».
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Sœur Wadiaa vit toute l’année à Qannoubine, avec une seule heure d’électricité par jour. Sarah Caron
Anachorètes
Au-dessus, sur les parois abruptes de la vallée, des grottes d’ermite, larges orbites noires immobiles, semblent guetter quelque chose. Combien sont-elles ? « Au XVIIe siècle, le chevalier Jean de La Roque a dénombré ici 800 grottes. J’ai 76 ans et j’en ai exploré déjà plus d’une centaine, note avec fierté Fadi Baroudy, spéléologue expert de la Qadisha. J’affirme que dans cette vallée, je n’en ai trouvé aucune qui n’ait été visitée ou habitée. Il reste encore tant à découvrir ! Après moi, tant pis. Ils feront ce qu’ils veulent », lance-t-il d’un ton bravache à ses trois complices spéléologues, Pierre Abi Aoun, Fares et Carlos Feghali, venus planter leurs « spits » dans cette paroi rugueuse.
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Fadi Baroudy, spéléologue, a découvert sept momies du XIIIe siècle dans une grotte… entre autres trésors. Sarah Caron
Plus ou moins accessibles, cachées, aménagées, ces cavités tièdes, enfoncées dans la roche, n’ont toujours pas livré l’intégralité de leurs secrets. « À une époque, un millier d’ermites vivaient en même temps dans les grottes de cette vallée. Loin ou à proximité d’un monastère. Certains étaient reclus, sans contact avec les autres, priant sans relâche ; d’autres, les anachorètes, pouvaient vivre en petites communautés. Enfin, certaines grottes ont été habitées par des villageois qui fuyaient les mamelouks ou l’insécurité durant le Moyen Âge, et même après », explique Pierre, alias Pito, archéologue qui a assisté, à l’âge de 19 ans, à l’époustouflante découverte, sous la houlette de Fadi, de sept corps du XIIIe siècle, naturellement momifiés au fond de l’une d’elles.
Dans la vallée de la Qadisha, enneigée à la fin du mois de mars, le dénivelé dépasse 1200 mètres. Sarah Caron
« Ce jour-là, à quelques-uns, nous avions dormi dans une grande grotte difficile d’accès, raconte Pito à propos de cette journée de 1988 où le Groupe d’études et de recherches souterraines du Liban (GERSL) fouillait Asi (qui signifie imprenable) el-Hadath. On ne dort jamais très bien dans une grotte. C’est toujours inconfortable. Mais là, j’avais envie de vomir à cause d’une intuition extrêmement puissante, dont je ne comprenais pas la provenance. Bref, par trois fois, j’ai été pris de vertige. Pourquoi ?, questionne encore, trente-quatre ans après, ce petit homme au regard malicieux, qui respire l’humour. En m’étirant dans la grotte, je me suis dit, ce matin-là, à voix haute : “C’est un beau jour pour mourir.” Et quelques minutes après, voilà que je trouve un morceau de tissu qui dépasse du sol, recouvert de terre et de sable. Imaginez un peu ! Nous avions gratté, peigné, fouillé pendant plusieurs années : les corps se trouvaient à cinquante centimètres au-dessous de la surface où nous avions dormi ! D’abord un, puis deux, puis sept, puis un crâne, puis des feuilles de laurier, des noix, des gousses d’ail, des pelures d’oignon intactes, des débris de récipients en terre cuite ! L’enfant trouvée, qui devait avoir neuf mois, et qu’on a baptisée “Yasmina”, portait trois superbes robes, le tout enveloppé d’un linceul. Son corps était intact, avec les ongles, la peau sur les mains. »
Momies dans le sac
Fadi Baroudy revit cette découverte majeure, comme s’il l’avait faite hier. Assis au bord d’un feu avec ses compères spéléologues, dans un gîte dépourvu de chauffage permanent, au fond de la vallée encore enneigée où le petit groupe passe la nuit, il sirote son verre de whisky au terme d’un dîner de bivouac agrémenté d’un vin rouge bien fruité. « Comme c’était la guerre, et que la circulation sur les routes était dangereuse, avec des check-points partout, nous avons décidé de nous enfuir avec les momies maintenues par des attelles dans nos sacs à dos, en sollicitant la complicité des moines. Ceux-ci nous ont aidés. Il fallait à tout prix protéger ces découvertes des pilleurs. » La suite de l’histoire est à l’avenant.
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Ne voulant plus se séparer de ses compagnons vieux de huit siècles, et en attendant la fin de la guerre, Fadi installe les corps momifiés dans le sous-sol de sa maison de Jounieh. « J’ai reconstitué une atmosphère sèche et sans variation de température pour leur meilleure conservation », assure-t-il. Un jour, il signale leur existence à la Direction générale des antiquités (DGA) qui les rapporte dans ses laboratoires en 1995. Ils font désormais partie des collections nationales du Liban, pièces uniques présentant des vêtements du XIIIe siècle. Une petite partie du Musée de Beyrouth leur est dédiée, qui présente trois d’entre eux dans l’état dans lequel les spéléologues du GERSL les ont trouvés, en ce petit matin de 1988.
Pito, Fares et Carlos, après leur périlleuse ascension à la corde, dans la grotte de Asi Hawqa, fortifiée et peinte au XIIe siècle. Sarah Caron
Depuis, les sept corps de la grotte d’Asi-el-Hadath, habillés et quasi intacts, ont été expertisés : ils sont ceux d’autochtones du village de Hadath qui, au XIIIe siècle, fuyaient les persécutions. « L’une des femmes avait certainement contracté une maladie car elle n’avait plus de cheveux », note Pito. Sur les dépouilles, des papiers attestent que ces villageois ont vécu en l’an 1252, quand les rivalités, au sein même du monde chrétien, provoquaient craintes et violence. Au-delà, la présence des mamelouks et des croisés, leurs alliances ponctuelles et incertaines ont fait de cette vallée de la Qadisha un refuge naturel pour les chrétiens opprimés ou menacés.
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Il n’est pas étonnant que les maronites d’aujourd’hui se sentent en sécurité dans cette montagne à la beauté intacte, face aux menaces qu’ils perçoivent contre leur identité propre. L’État libanais, aujourd’hui défaillant et corrompu, maintient une présence militaire et policière dans la vallée. Présence considérée comme purement symbolique par ceux-là mêmes qu’elle est censée rassurer. En réponse, les chrétiens du Liban, fragilisés par l’hémorragie de leurs jeunes vers des contrées plus dynamiques économiquement, sanctuarisent les quartiers et les régions où ils sont implantés depuis les premiers siècles après Jésus-Christ. Ils veillent à leur non-mixité, lorsque cela est possible. « Des musulmans dans la Qadisha, vous n’en verrez pas ! » nous a affirmé un habitant par téléphone, avant notre arrivée.
Patrimoine en péril
Épopées et récits glorieux imprègnent cette montagne de 1700 hectares qui s’étend sur une trentaine de kilomètres et culmine à 3083 mètres d’altitude. Une dizaine de villages ont poussé, à proximité du patriarcat maronite, installé depuis 1440 dans la vallée. En langue syriaque, Qadisha signifie « saint ». Indissociable de la vie érémitique, ce site a été classé, sous l’impulsion du GERSL, du patriarcat, des municipalités et de la DGA, au patrimoine naturel et culturel dans la liste de l’Unesco en 1997. Il englobe toutes les grottes, les monastères et les terrasses agricoles qui sont associés aux activités du début de l’ère chrétienne, manifestant son dynamisme dans cette région du monde. La forêt des Cèdres , citée une centaine de fois dans la Bible, jouxte la vallée sainte à l’est et poursuit la chaîne du mont Liban. L’ensemble est néanmoins menacé.
« Un jour, vous verrez, l’Unesco classera la vallée dans sa rubrique “patrimoine en péril” et pfuiit… ni vu ni connu, la vallée sortira de la liste qui la protège encore un peu des multiples menaces qui pèsent sur elle », explique d’un ton fataliste Yves Prévost. Tombé amoureux du site en 1984, ce Français né dans la région de Rouen a choisi de s’installer là « pour toujours » en 2009.
Recueillement dans la chapelle dédiée à sainte Rafqa (1832-1914), maronite canonisée en 2001. Sarah Caron
Ni prêtre ni ermite, « religieux laïc », cet octogénaire longiligne au beau visage vit sa vocation radicale à sa façon, en veillant sur l’un des monastères les plus visités, accroché à la falaise abrupte, comme encastré en elle : Mar Elisha (Saint-Élisée).« Les pères m’ont demandé d’assurer une présence ici. Avec la neige et l’hiver rigoureux, je n’ai vu personne pendant plusieurs mois, raconte-t-il en marchant avec entrain sur un sentier. Et je n’avais pas de chauffage dans le couvent. » Pour un homme qui a choisi de donner sa vie à Dieu et souhaite être enterré dans l’une de ces grottes, la défense de la vallée est un principe de vie. « Je suis très inquiet de l’évolution de la Qadisha , s’enhardit-il en accélérant le pas. Les gens n’ont plus de respect pour rien, certains recouvrent tout de graffitis, ils écrivent même leur nom sur les autels. Regardez-les parler bruyamment à proximité des grottes et des lieux de prière, ils hurlent dans leur téléphone portable par les sentiers. Le silence et le contact avec la nature n’intéressent donc plus personne ? » s’étrangle-t-il en précisant qu’aucun des panneaux de la signalétique de la vallée ne donne d’informations correctes.
Monastère de Mar Elisha (Saint-Élisée), accroché à la roche, d’où l’on entend chanter la rivière Nahr Qadisha. Sarah Caron
Berceau maronite
Yves Prévost fait partie de ces hommes au destin inclassable, ponctué de rencontres décisives, giratoires, et armé d’une solide persévérance dans ses choix de vie. Engagé dans les scouts dès l’enfance alors qu’il grandissait avec six frères et sœurs dans sa Normandie natale, il est devenu aumônier des scouts du Liban dans la deuxième partie de sa vie. « Depuis juin 2011, l’évêque a autorisé l’accès aux voitures en élargissant les routes, tandis qu’auparavant il fallait marcher ou monter sur une mule pour découvrir le site. Cela a provoqué un afflux de touristes très peu respectueux de la densité spirituelle du lieu », regrette-t-il.
Dans la vallée imperturbable, depuis quinze siècles, des hommes et des femmes murmurent à l’oreille de Dieu d’étranges litanies pour le monde. Aujourd’hui, les moniales de Qannoubine et de Saint-Simon assurent une présence d’accueil et de prière au sein de leur couvent. Les moines de Saint-Antoine de Qozhaya également. La nuit est tombée sur la vallée lorsque nous poussons enfin la porte de ce sanctuaire, à la rencontre de l’un des trois derniers ermites. Deux d’entre eux vivent encore dans les grottes où ils peuvent recevoir quelques visites.
L’ermite Youhanna Khawand, installé dans la Qadisha depuis 1997. Sarah Caron
Celui qui nous reçoit, âgé de 86 ans, a rejoint pour l’hiver le monastère. Il vient d’achever avec quelques moines théologiens la rédaction de la réforme de l’Église maronite, commencée en 1970 à l’université de Kaslik. Converti en 1950 après la guérison miraculeuse de son grand frère par l’intercession de saint Charbel, cet homme a choisi de rejoindre une grotte de la Qadisha, une fois sa mission de professeur accomplie, en 1997. Une année de silence complète, sept dans un ermitage où les visiteurs pouvaient le rencontrer, solitude et étude incessantes depuis. Comment passe-t-il ses journées en silence ? « Je prie pour le monde, l’Église, le Liban, les hommes, et je médite le Christ qui, en trois ans, a changé le monde. » Reprenant son souffle comme pour ménager un effet, il conclut dans un sourire désolé : « Et nous, en deux mille ans, qu’avons-nous fait ? »
Mystère et pénuries
Par souci d’humilité, l’homme ne souhaite pas que son nom apparaisse dans les journaux. Mais tout le monde le connaît. La barbe moutonnant sur son habit noir de moine maronite, il dit son espérance pour l’avenir du christianisme dans son pays : « La vie érémitique va se renouveler, j’en suis sûr, énonce-t-il clairement. Je vois bien, aujourd’hui, qu’il y a un vide dans les ermitages, ici et ailleurs. C’est très regrettable, car rien n’est plus beau que de rester devant la face de Dieu, devant le Saint-Sacrement. Ce vide dans les ermitages, il faut le combler. Cela me touche, mais je ne peux rien y faire, sauf prier. »
Entrée de l’ermitage de Saint-Charbel, sous haute surveillance. Sarah Caron
La fécondité de sa présence silencieuse, au cœur d’une vallée en proie aux assauts bruyants de la modernité, a de quoi rassurer ceux qui craignent que la Qadisha devienne un lieu touristique parmi d’autres. « Il n’y a pas de combat à mener, conclut-il. Jésus est là, sa présence est très belle. Nous, les hommes, devons avoir le cœur généreux, faire ce que nous pouvons, à notre mesure, et compléter là où il y a des petits manques », sourit-il doucement au moment de nous raccompagner jusqu’au perron de son monastère. Soudain, la blanche statue de saint Charbel, à côté de laquelle l’ermite s’est posté, se présente dans une attitude et une tenue identiques à la sienne. Flotte au-dessus de la vallée un parfum de constance, d’appartenance, que rien ne semble pouvoir altérer.
« Le Liban d’antan n’existe plus », marmonne Fadi, le dos un peu voûté, assis à la droite du conducteur. Le regard du spéléologue s’est assombri : les longues files de voitures, devant les stations essence qui jalonnent la route, ont eu raison de sa bonne humeur. Vêtu de guêtres d’escalade et d’un bonnet, cet hédoniste impénitent, habitué à jouir sans entraves depuis la fin de la guerre en 1990, fait le douloureux constat que les pénuries qui s’abattent sur son pays limiteront désormais ses allées et venues dans la Qadisha. Le prix astronomique de l’essence dissuade peu à peu les conducteurs récréatifs de prendre le volant. À la pompe, un plein équivaut, peu ou prou, à un mois de salaire moyen. Son prix a doublé en trois mois, et rien n’indique qu’il décroîtra bientôt. L’élection cruciale du 15 mai prochain ne suscite aucune ferveur. Les jeunes ont déserté les villages de la Qadisha. « Beaucoup ont émigré en Australie, au Canada, en Europe », déplore le père Hani Tawk, dont le berceau familial se trouve à Bcharré. Dans cette ville – appelée au temps des croisades Bussarra ou Bussaraï – de 8000 habitants l’hiver, ornée de 40 églises, l’entre-soi règne.
Le père Hani Tawk, né à Bcharré, est en première ligne pour aider les victimes de la crise économique. Sarah Caron
« Que deviendrait ce territoire si les chrétiens l’abandonnaient ? s’interroge à voix haute l’écrivain maronite Alexandre Najjar, directeur de L’Orient littéraire depuis seize ans. Si l’on n’habitait plus ce navire de la Qadisha, à qui le laisserait-on ? » Dans la salle de restaurant aux grandes baies vitrées, qui surplombe la vallée, les familles fument le narguilé autour de tables débordant de plats appétissants, à peine entamés. Au-delà des frontières, au sein de la diaspora du Brésil ou d’Australie, les noms de famille originaires de la vallée se reconnaissent : Tawk, Makary, Geagea, Rahme, Chidiac, Kayrouz constituent un passeport pour la communauté maronite, dont le fonctionnement reste relativement clanique. « Pendant la guerre, on était tous dans le même camp de résistants », indique l’un d’eux, sourire en coin. Hani Tawk se sent chez lui à Bcharré, toute son attitude le prouve, lancé à pleine vitesse au volant de son minivan rempli de médicaments.
À Beyrouth , ce prêtre se dédie aux victimes de l’inflation galopante et de l’explosion du port, survenue le 4 août 2020. La cantine gratuite qu’il a ouverte il y a deux ans ne désemplit pas. Il sert 850 plats chauds par jour et vient en aide à ceux qui n’ont plus rien, quelle que soit leur religion. « Mon énergie, je la puise ici, dans mes racines, dans cette vallée, affirme-t-il en contemplant le splendide panorama. Cette terre est un lieu de rencontre avec le Seigneur. Ce n’est pas elle qui est sacrée, mais la rencontre qu’elle permet. »
Galets mortuaires
Dans les milliers de grottes alentour, la température est constante, qu’il fasse jour ou qu’il fasse nuit, qu’il neige ou que le soleil brille. Loin des bruits du monde, les anachorètes, nourris d’un « cœur à cœur » incessant avec Dieu, indiquent une voie. Dans une cavité découverte ces dernières années, la petite équipe du GERSL a trouvé un ermite momifié qui, à l’heure de mourir, s’était recouvert le torse de galets plats collectés au long de ses journées. Pito, l’archéologue, raconte : « Il les avait disposés de sa poitrine jusqu’à mi-cuisse, et peut-être était-il mort ainsi, sans bouger. Nous l’avons retrouvé dans la même position, huit siècles plus tard. » Vertige du temps escarpé.
De nos envoyées spéciales Guyonne de Montjou (texte) et Sarah Caron (photos)
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