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Voltaire – Rousseau – Franklin |
Le français
au siècle des Lumières (1715-1789)
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Le siècle des Lumières débuta en principe au lendemain de la mort de Louis XIV, en 1715, et prit fin à l’avènement de la Révolution française en 1789. Cette période se caractérise, d’une part, par un fort mouvement de remise en question ainsi que par l’établissement d’une plus grande tolérance et, d’autre part, par l’affaiblissement de la monarchie, suivi de la fin de la suprématie française en Europe et du début de la prépondérance anglaise. Des personnalités comme Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Benjamin Franklin ont certainement marqué leur époque de même que Frédéric II de Prusse, Lavoisier, Diderot et Goethe.
1 Le rééquilibrage des forces en présence
Cette atmosphère de progrès matériels modifia profondément les valeurs de la société. Les philosophes rationalistes et les écrivains de premier plan se rendirent indépendants de la royauté et de l’Église; de grands seigneurs pactisèrent avec les représentants des idées nouvelles et n’hésitèrent pas à les protéger contre la police associée aux forces conservatrices. Fait nouveau, la lutte des idées fut dirigée surtout contre l’Église et la religion catholique elle-même; on combattit agressivement en faveur de la tolérance au nom de la raison.
Par ailleurs, la société française s’ouvrit aux influences extérieures, particulièrement à celles venant de l’Angleterre devenue la première puissance mondiale. Le parlementarisme et le libéralisme anglais attirèrent l’attention, de même que la guerre de l’Indépendance américaine (1775-1782), ce qui permit l’acquisition d’un nouveau vocabulaire.
Parallèlement, les journaux (surtout mensuels) scientifiques, techniques et politiques se développèrent, se multiplièrent rapidement et furent diffusés jusque dans les provinces, alimentant la soif de lecture chez un public de plus en plus étendu et sensibilisé au choc des idées. Le développement de la presse fut à la fois la conséquence et la cause de cette curiosité générale, ainsi que de la contestation qui se répandait graduellement dans la société. Vers le milieu du siècle, parut même une littérature de type populacier, dite «poissarde» (par analogie avec les marchands de poissons des Halles), destinée aux gens du peuple. Tous ces faits contribuèrent au mouvement de révolte qui explosa en 1789.
2 L’expansion du français en France
L’État ne se préoccupait pas plus au XVIIIe siècle qu’au XVIIe de franciser le royaume. Les provinces nouvellement acquises, de même que les colonies d’outre-mer (Canada, Louisiane, Antilles), ne nécessitaient pas de politique linguistique, sauf à l’égard des autochtones, et d’ailleurs la politique d’assimilation fut vite mise au rancart. L’unité religieuse et l’absence de conflits inquiétaient davantage les dirigeants: l’administration du pays ne nécessitait pas la francisation des citoyens.
2.1 Le français populaire
On estime qu’à cette époque moins de trois millions de Français pouvaient parler ou comprendre le français, alors que la population atteignait les 25 millions. Néanmoins, la langue française progressait considérablement au XVIIIe siècle, comme en fait foi la répartition des francisants, des semi-patoisants et des patoisants à la toute fin du siècle alors que la Révolution était commencée.
Au milieu du XVIIIe siècle, le peuple francisant ne parlait pas «la langue du roy», mais un français populaire non normalisé, encore parsemé de provincialismes et d’expressions argotiques. Seules les provinces de l’Île-de-France, de la Champagne, de la Beauce, du Maine, de l’Anjou, de la Touraine et du Berry étaient résolument francisantes. Par contre, la plupart des gens du peuple qui habitaient la Normandie, la Lorraine, le Poitou et la Bourgogne étaient des semi-patoisants; les habitants de ces provinces pratiquaient une sorte de bilinguisme: ils parlaient entre eux leur patois, mais comprenaient le français.
Il est vrai que le «bon français» avait progressé au cours du XVIIIe siècle, notamment dans les pays d’oïl, en raison, entre autres, de la qualité, assez exceptionnelle pour l’époque, du réseau routier en France. En effet, grâce à cet instrument de centralisation desservant même les villages, les communications étaient facilitées et favorisaient le brassage des populations et des idées. La langue bénéficia de cette facilité; les usines et les manufactures virent affluer du fond des campagnes des milliers d’ouvriers qui se francisaient dans les villes; les marchands et les négociants voyageaient facilement d’une ville à l’autre, ce qui rapprochait leur parler local du français; un système de colporteurs se développa, et ceux-ci voiturèrent périodiquement des livres et des journaux français jusque dans les campagnes les plus éloignées. Dans pratiquement toutes les villes du Nord, le français était au moins compris. Les patois du Nord étaient, en réalité, assimilés au français comme des variantes régionales. Malheureusement, nous ne disposons que de fort peu de documents pour témoigner des parlers régionaux de l’époque. Nous savons que l’idéal de l’«honnête homme» était en net recul et que le «bon usage» n’était plus celui de l’aristocratie, mais celui de la bourgeoisie parisienne, qui triomphera lors de la Révolution.
2.2 Les patois
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Dans le sud de la France, les patois — le seul terme utilisé à l’époque pour désigner ce qu’on appelle aujourd’hui les «langues régionales de France» (voir la carte) — constituaient encore l’unique usage normal dans les campagnes durant tout le XVIIIe siècle.En effet, les nobles et les bourgeois, initiés au français durant le siècle précédent, continuaient d’employer leur patois ou leur langue régionale dans leurs relations quotidiennes Pour eux, le français, essentiellement une langue seconde, restait la «langue du dimanche», c’est-à-dire la langue d’apparat utilisée dans les grandes cérémonies religieuses ou civiles.
La situation était identique en Bretagne et en Flandre, dans le nord-est, ainsi qu’en Alsace et en Franche-Comté, dans l’est. |
Évidemment, l’emploi de ces «patois» demeurait socialement stigmatisé. Par exemple, l’article «Patois» dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, 1751-1765), les auteurs n’y vont pas avec le dos de la cuillère:
PATOIS (Gramm.). Langage corrompu tel qu’il se parle presque dans toutes les provinces: chacune a son patois; ainsi nous avons le patoisbourguignon, le patois normand, le patois champenois, le patois gascon, le patois provençal, etc. On ne parle la langue que dans la capitale. |
Le patois est alors considéré comme étant essentiellement la langue des paysans et des ouvriers. Il s’agit d’un usage dévalorisé et subalterne. Les seuls Français à parler le français relativement standardisé étaient ceux qui exerçaient le pouvoir, c’est-à-dire le roi et sa cour, puis les juristes, les officiers, les fonctionnaires et les écrivains. Mais le peuple de la région parisienne parlait encore son patois (surtout le briard, le beauceron et le percheron) ou encore un français non normalisé, un français «poissard», «populacier», «grossier», très différent de celui de la Cour et des lettrés.
3 L’obstruction de l’école
L’école fut l’un des grands obstacles à la diffusion du français. L’État et l’Église estimaient que l’instruction était non seulement inutile pour le peuple, mais même dangereuse. Voici à ce sujet l’opinion d’un intendant de Provence (1782), opinion très révélatrice de l’attitude générale qu’on partageait alors face aux écoles:
Non seulement le bas peuple n’en a pas besoin, mais j’ai toujours trouvé qu’il n’y en eût point dans les villages. Un paysan qui sait lire et écrire quitte l’agriculture sans apprendre un métier ou pour devenir un praticien, ce qui est un très grand mal! |
Dans l’esprit de l’époque, il apparaissait plus utile d’apprendre aux paysans comment obtenir un bon rendement de la terre ou comment manier le rabot et la lime que de les envoyer à l’école. Pour l’Église, le désir de conquérir des âmes à Dieu ne passait pas par le français; au contraire, le français était considéré comme une barrière à la propagation de la foi, et il fallait plutôt s’en tenir aux «patois» intelligibles au peuple. Sermons, instructions, confessions, exercices de toutes sortes, catéchismes et prières devaient être prononcés ou appris en patois.
Cette idéologie de l’instruction néfaste pour le bon peuple était partagée par de nombreux philosophes des Lumières. Bien que certains d’entre eux étaient partisans de l’instruction généralisée, comme c’était le cas pour Diderot et d’autres moins connus (Claude-Adrien Schweitzer, latinisé en Helvétius, puis Paul-Henri Thiry, baron d’Holbach), ce n’était pas la position dominante chez les philosophes français. Par exemple, Jean-Jacques Rousseau et Voltaire n’étaient pas favorables à l’instruction du peuple, ce qui n’est guère étonnant quand on connaît leur origine sociale.
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Quant à la pensée de Voltaire sur cette question, elle est très claire, comme en fait foi cette lettre à M. Damilaville, le 1er avril 1766 :
Je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article du peuple, que vous croyez digne d’être instruit. J’entends, par peuple, la populace qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire ; ils mourraient de faim avant de devenir philosophes. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorants. Si vous faisiez valoir, comme moi, une terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis. Ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois, c’est l’habitant des villes : cette entreprise est assez forte et assez grande. |
D’ailleurs, Voltaire ajoute que, lorsque «la populace se mêle de raisonner, tout est perdu», ce qui désigne l’immense majorité. des Français. Si le célèbre philosophe a souvent employé le mot «canaille» dans ses lettres, ce n’est pas vraiment le peuple auquel il faisait allusion, c’est-à-dire la masse ignorante, mais il s’agissait en général des «fanatiques» et des «fripons», notamment les libellistes qui injuriaient les philosophes et la philosophie. Néanmoins, Voltaire jugeait que l’essentiel pour les ouvriers était d’apprendre «à dessiner et à manier le rabot et la lime». |
Le procureur général du Parlement de Bretagne a envoyé en 1763 un manuscrit à Voltaire dans lequel on se plaignait que «des laboureurs, des artisans, envoyassent leurs enfants dans les collèges faire de mauvaises études qui ne leur apprennent qu’à dédaigner la profession de leur père, et qu’ils se jetassent ensuite dans les cloîtres, dans l’état ecclésiastique, ou prissent des offices de justice, et devinssent souvent des sujets nuisibles à la société». Et Voltaire de répondre: «Je trouve toutes vos vues utiles. […] Je vous remercie de proscrire l’étude chez les laboureurs.»
De toute façon, il n’y avait pas ou fort peu de maîtres capables d’enseigner le français. La plupart des maîtres d’école étaient de «pauvres hères», des miséreux qui travaillaient moyennant une très faible rétribution et qui devaient souvent servir la messe, sonner les cloches ou faire office de sacristain, voire accomplir des tâches ménagères. S’ils connaissaient le français, cela ne voulait même pas signifier qu’ils pouvaient l’écrire. De plus, les manuels en français étaient rares et consistaient plutôt en livres de piété. On n’introduisit réellement l’enseignement de la grammaire, de l’écriture et de la lecture qu’en 1738, tout en conservant un système pédagogique complètement démodé: l’enfant devait se plier à la règle traditionnelle qui exigeait d’apprendre à lire en latin d’abord, avant de passer au français. Les années 1760 marquèrent néanmoins une progression de l’enseignement du français, notamment chez les garçons et encore à la condition de résider dans les villes. L’enseignement des filles demeurait très aléatoire, sauf chez les jeunes filles de conditions, qui pouvaient recevoir des leçons d’un précepteur. En 1780, la situation s’étant améliorée, on estime qu’à Paris 40 % des domestiques possédaient des livres en français. Il est certain que dans les campagnes il n’y avait que fort peu de livres en circulation. On estime que 90 % des hommes et 80 % des femmes pouvaient, dans les villes, signer un testament, donc en français.
Enfin, dans les collèges et universités, l’Église s’obstinait à utiliser son latin comme langue d’enseignement, langue qui demeurait encore au XVIIIe siècle la clé des carrières intéressantes. Dans de telles conditions, on ne se surprendra pas que l’école devint même la source principale de l’ignorance du français chez le peuple.
4 L’amorce des changements linguistiques
Précisons quelques mots encore sur l’état de la langue standard, c’est-à-dire celle du roi. La norme linguistique commença à changer de référence sociale. On passa de «la plus saine partie de la Cour» de Vaugelas aux «honnêtes gens de la nation». L’usage des écrivains du XVIIIe siècle ne montra pas de changements par rapport au XVIIe siècle, mais la phrase (syntaxe) s’allégea encore. Peu de modifications apparurent également au plan de la prononciation, à l’exception de la restitution des consonnes finales dans des mots comme finir, tiroir, il faut, etc., remises à l’honneur grâce à l’écrit.
Dans l’orthographe, c’est à partir de 1740 que l’actuel accent aigu fut systématiquement utilisé en lieu et place de la graphie es-, par exemple dans dépit (ancienne graphie : despit). L’édition de 1762 du Dictionnaire de l’Académie consacra l’instauration de l’orthographe moderne et le principe définitif de l’origine étymologique des mots. L’appauvrissement du vocabulaire, noté au XVIIe siècle, ne répondait plus à l’esprit encyclopédique du siècle des Lumières. Ce fut une véritable explosion de mots nouveaux, notamment de termes techniques savants, puisés abondamment dans le grec et le latin.
En 1787 et 1788 que l’abbé Jean-François Féraud (1725-1807) publia son Dictionaire critique de la langue française. Le souci principal de son auteur était de fournir aux étrangers et aux Français des régions éloignées de France un guide complet de l’usage de la langue française. Pour ce faire, il fait mention et critique le bon usage des mots et des prononciations. On lit dans la préface de la première édition:
Celui-ci est un vrai DICTIONAIRE CRITIQUE, où la Langue est complètement analysée. C’est un Comentaire suivi de tous les mots, qui sont susceptibles de quelque observation; un Recueuil, qui laisse peu à desirer; des Remarques, qui peûvent éclaircir les doutes et lever les dificultés, que font naître tous les jours les bizârres irrégularités de l’Usage. C’est la Critique des Auteurs et l’examen, la comparaison, critique aussi, des divers Dictionaires. Nous ôsons croire qu’il réunit les avantages de tous, et qu’il y ajoute des utilités, qui ne se troûvent dans aucun. |
Dans ce dictionnaire, les doubles consonnes furent systématiquement éliminées (dictionaire, gramaire, aplication, diférent, persone, afirmatif, atention, , doner, etc.), quitte à ajouter un accent si nécessaire (anciène, viènent, aprènent, etc.). On note aussi un accent sur certaines voyelles allongées : phrâse, pâsser, faûsse, aûtre, chôse, encôre, ôser, etc. Il demeure intéressant aujourd’hui de lire certains commentaires portant sur la prononciation qui était en train de changer. Féraud choisit de présenter les variations phonétiques en les annotant de façon particulière, comme on peut le constater dans l’article «CROIRE»:
CROIRE, v. n. et act. Faut-il prononc. crêre, ou croâ-re? Plusieurs admettent les deux prononciations; la 1re, pour la conversation: la 2de pour le discours soutenu. Un habile homme interrogé, comment il falait prononcer ce mot, répondit: je crais qu’il faut prononcer, je crois. L’Ab. Tallemant, dans le Recueil des Décisions de l’Acad. Franç. (1698) dit que la prôse adoucit la prononciation à plusieurs mots, comme croire, qu’elle prononce craire. La question est encôre indécise: le plus sûr est de toujours prononcer croâre, je croâ, nous croa-ion, etc. — On dit, dans l’Ann. Lit. “M. Retif de la Brétone écrit craire au lieu de croire, comme s’il était convenu généralement de prononcer de la première manière. Cette prononciation même n’est-elle pas ridicule, comme endrait pour endroit, étrait pour étroit, fraid pour froid, etc. CONJUG. Je crois, nous croyons, ils croient (et non pas croyent, qui ferait deux syllabes, croa-ient.); je croyais, nous croyions, vous croyiez, ils croyaient. Je crus, j’ai cru (et non pas crû, avec l’ acc. circ.) Je croirai, croirais; que je croie. (Pron. croâ, monos. et n’écrivez pas croye, qu’on prononcerait croa-ie, et qui serait dissyllabe.); que je crus, tu crusse, il crut (et non pas crût, avec l’accent.); croyant, cru.
Rem. 1°. L’Académie écrit à l’Imparfait comme au présent, nous croyons, vous croyez; c’est confondre un temps avec l’aûtre. Plusieurs Auteurs le font de même: “Nous croyons la chôse finie, mais le lendemain la scène changea. Let. Édif. Je crois qu’ il faut écrire et prononcer, nous croyions.
2°. On écrivait aûtrefois je creus, tu creus, il creut. J’ai creu. Aujourd’hui on écrit, et l’on prononce~ je crus, etc. J’ai cru. Quelques-uns y mettent mal-à-propos un accent circ. sous prétexte de marquer la supression de l’e; mais cet accent n’est plus employé aujourd’hui, par ceux qui écrivent bien, que pour marquer les syllabes longues. |
Par exemple, Féraud jugeait ridicules les prononciations de fraid ([frèd]) pour froid ou étrait ([étrèt]) pour étroit. Mais à l’article MOI on sait que moi ne se prononçait plus qu’en moa ([mwa]) et non plus moé [mwé] comme au Canada à la même époque et dans les milieux de la vieille aristocratie française.
De plus, l’infiltration étrangère se mit à déferler sur la France; la langue s’enrichit de mots italiens, espagnols et allemands, mais cet apport ne saurait se comparer à la «rage» pour tout ce qui était anglais: la politique, les institutions, la mode, la cuisine, le commerce et le sport fournissent le plus fort contingent d’anglicismes. Curieusement, les censeurs linguistiques de l’époque ne s’élevèrent que contre les provincialismes et les mots populaires qui pénétraient dans le français; ils croyaient que la langue se corrompait au contact des gens du peuple.
5 La «gallomanie» dans l’Europe aristocratique
Le français, qui va devenir avec la Révolution la «langue de la nation», n’était encore que la «langue du roy», c’est-à-dire celle des classes privilégiées et riches. Cette variété de français ne touchait pas seulement l’élite de France: elle avait saisi l’ensemble de l’Europe aristocratique. Toutes les cours d’Europe utilisaient le français: près de 25 États, de la Turquie au Portugal, en passant par la Russie, la Serbie et le Monténégro, la Norvège, la Pologne et, bien sûr, l’Angleterre. Le français restait la langue diplomatique universelle (de l’Europe) et celle qu’on utilisait dans les traités internationaux. Le personnage le plus prestigieux de toute l’Europe, Frédéric II de Prusse, écrivait et s’exprimait en français: toutes les cours l’imitaient.
Au XVIIIe siècle, un aristocrate qui se respectait se devait de parler le français et c’était presque une honte que de l’ignorer. Par exemple, Gustave III de Suède (1784-1878) était très francophile et entretenait des relations privilégiées avec la France (du moins jusqu’à la Révolution française de 1789). Connaissant mieux le français que le suédois, il lisait dans leur version originale française les philosophes des Lumières. L’étiquette de la cour de Suède était une transposition de celle de Versailles, et on s’y habillait à la française. Frédéric II de Prusse et Catherine II de Russie fondèrent des académies dans leur pays sur le modèle de l’Académie française. En Suisse, le français avait pris de l’expansion et avait commencé à être reconnu à partir de 1738. Ce fut aussi le cas en Belgique, notamment en Wallonie et surtout après 1750 alors que Bruxelles délaissa le néerlandais au profit du français.
5.1 L’universalité du français
Ce sont les Anglais qui ont inventé le mot gallomanie – du latin Gallus («Gaulois») et manie, ce qui signifie «tendance à admirer aveuglément tout ce qui est français» – pour identifier cette mode qui avait saisi l’Europe aristocratique. Voltaire explique ainsi l’universalité du français en son temps, en se fondant sur les qualités internes du français:
La langue française est de toutes les langues celle qui exprime avec le plus de facilité, de netteté, de délicatesse tous les objets de la conversation des honnêtes gens. |
Cette question de l’universalité de la langue française fit même l’objet d’un concours organisé par l’Académie royale des sciences et belles-lettres de Berlin, auquel Antoine de Rivarol (1753-1801) prit part; son Discours sur l’universalité de la langue française (1783) fut couronné, ex-equo avec un Allemand du nom de Johann Christoph Schwab (1743-1821), un professeur à l’Académie de Stuttgart, que l’histoire a rapidement oublié. Rivarol avait déclaré notamment que «ce qui n’est pas clair n’est pas français; ce qui n’est pas clair est encore anglais, italien, grec ou latin». Il précise ainsi ce qu’il croyait être les causes de l’universalité du français:
Aujourd’hui, il nous apparaît que la position de Rivarol était tout à fait simpliste et réductrice, dans la mesure où l’universalité de la langue française serait due à son «génie», à la Constitution de la France ou son climat… Mais Rivarol a gagné le concours quand même! Les milieux aristocratiques et lettrés de l’Europe avaient appuyé Rivarol. Or, ce discours se voulait une tentative de stopper l’avancée de l’anglais.De plus, Rivarol ne distinguait guère le français comme «langue véhiculaire», «langue maternelle» ou «langue seconde»; on ne sait donc pas de quel français il parlait. Aujourd’hui, on donnerait sans doute raison à son concurrent, Johann Christoph Schwab, lui qui croyait plutôt que la suprématie du français était due surtout aux conditions politiques, économiques ou militaires, non à des causes intrinsèques à la langue elle même.
Il ne faut pas oublier non plus que le bouillonnement intellectuel d’une ville comme Paris avait favorisé le français comme langue de communication dans les échanges des idées. Des intellectuels comme Voltaire, Diderot, Montesquieu et J.-J. Rousseau furent des agents d’expansion du français dans toute l’Europe. Rousseau était lu en Grande-Bretagne, Montesquieu et Diderot en Hollande, Voltaire dans toute l’Europe.
Par ailleurs, Rivarol n’avait pas répondu à la troisième question posée par le jury du concours: «Peut-on présumer que la langue française conserve cette prérogative de l’universalité en Europe?» Mais Schwab y avait répondu:
Les autres langues qui sont en concurrence avec la langue française ne peuvent enlever à cette langue le rang qu’elle occupe que dans les cas suivants: il faudrait ou qu’elle vînt à s’altérer, ou que la culture d’esprit fût négligée dans la nation qui la parle, ou que cette nation perdît de son influence politique, ou que sous ces trois rapports une nation voisine reçût un accroissement proportionnel. |
À cette époque des pays comme la Grande-Bretagne, la Hollande, la Russie, la Suède, la Prusse, l’Espagne, etc., empruntaient des centaines de mots à la langue française. La plupart des têtes couronnées (Frédéric II de Prusse, Catherine II, Marie-Thérèse d’Autriche, Gustave III de Suède, etc.) apprenaient le français et l’utilisaient dans leurs correspondances.Le cas de Gustave III, roi de Suède de 1771 à 1792, fut même exceptionnel. Ce dernier connaissait mieux le français que le suédois. Grand admirateur de Voltaire, Gustave III lisait dans leur version originale française les philosophes des Lumières. L’étiquette à la cour de Suède était même une transposition de celle de Versailles et on s’y habillait à la française. Ayant reçu une éducation française, Gustave III fut l’un des plus francophiles rois d’Europe. Quoi qu’il en soit, le concours sur l’universalité de la langue française de 1782-1784 s’est avéré le début du déclin de cette langue.
5.2 Des réserves à la prétendue universalité du français
Plusieurs contemporains de Rivarol ne se sont pas gênés pour critiquer le Discours sur l’universalité de la langue française. Par exemple, l’Allemand Peter Villaume (1746-1825), cité dans Le Mercure de France d’août 1785, affirmait que le français était plutôt une langue «timide, lourde et peu abondante». Il croyait même que «ce n’est pas par elle-même que la langue française a obtenu l’universalité dont elle jouit». Quant au Lyonnais Étienne Mayet, il considérait que le français était inférieur à l’allemand et qu’il était une langue pleine de bizarreries dans son orthographe et sa prononciation: «Il n’y a peut-être point de langue qui présente plus d’irrégularités et de bizarreries dans la syntaxe d’usage que la langue française» (cité dans Le Mercure de France d’août 1785). De tels points de vue sur les langues sont éminemment relatives, mais les esprits critiques considéraient plutôt que le dynamisme politique, économique et militaire de la France avait contribué à la valorisation du français. La politique très agressive de Louis XIV était souvent évoquée comme un élément indiscutable. Mais Johann Christoph Schwab avait aussi prédit que l’anglais, malgré «son manque d’attrait», allait voir changer sa situation, lorsque la Grande-Bretagne acquerrait son «prodigieux empire» en Amérique:
Ceci ne doit s’entendre que de l’Europe, car la langue anglaise peut, en suivant le rapport des accroissements de l’Amérique septentrionale, y acquérir un empire prodigieux. |
En effet, après la perte de son Empire en Amérique, la France sera écartée pour longtemps de la scène internationale.
Néanmoins, la plupart des traités internationaux en Europe furent rédigés en français, parfois en français et en latin. Avec le traité de Paris de 1763, seul le français fut utilisé dans tous les autres traités, même si la France avait perdu la guerre. Évidemment, aucun décret ni aucune loi ne fut adopté pour faire du français une langue diplomatique. Ce fut simplement une question d’usage entre les États européens. Ce statut non officiel ne fut jamais contesté jusqu’au traité de Versailles de 1919, qui allait mettre fin à la Première Guerre mondiale.
6 Le début de l’anglomanie
Au XVIIIe siècle, à partir des années 1740, la France vivait une période d’anglomanie. L’avènement du parlementarisme anglais suscitait beaucoup d’intérêt en France encore aux prises avec la monarchie absolue. Des «philosophes» français, tels Montesquieu (1669-1755) et Voltaire (1694-1778), se rendaient en Angleterre et revenaient dans leur pays en propageant de nouveaux mots. C’est à cette époque que le français emprunta de l’anglais les mots motion, vote, session, jury, pair, budget (< ancien français: bougette «petit sac»), verdict, veto, contredanse (< country-dance), partenaire (< partner), paquebot (< packet-boat), rosbif, gigue, etc. La 5e édition du Dictionnaire de l’Académie française, qui sera publiée en 1798, alors que l’Académie était dissoute depuis le 8 août 1793 par la Convention nationale, faisait figurer une soixantaine de nouveaux emprunts à l’anglais.
Dans ces conditions, le français ne pouvait prendre que du recul, d’abord en Amérique, puis en Europe et ailleurs dans le monde. Certes, le français continuera d’être utilisé au Canada et en Louisiane, mais il régressera sans cesse au profit de l’anglais. Au milieu du XVIIIe siècle, l’anglomanie commençait en Europe et allait reléguer le français en seconde place.
Nous savons aujourd’hui que l’expansion d’une langue n’a rien à voir avec ses qualités internes; les arguments de Rivarol ne résisteraient pas à l’analyse en ce début du XXIe siècle. La position du français au XVIIe siècle fascinait bien des esprits régnants et exerçait encore au XVIIIe siècle une séduction certaine. Le latin étant tombé en désuétude, le français l’avait remplacé comme langue de vulgarisation scientifique. Aucune autre langue ne pouvait rivaliser avec le français pour la quantité et la qualité des publications, traductions ou journaux. Non seulement le français servit comme instrument de communication international en Europe, au surplus normalisé et codifié, mais il constitua également un moyen d’identification pour les gens instruits. Connaître le français, c’était faire preuve de son appartenance au cosmopolitisme de son temps et, par le fait même, de son rang. Ce n’est pas un hasard si plusieurs «pères de l’Indépendance» américaine, dont Benjamin Franklin, John Adams, Thomas Jefferson, Robert Livingston, etc., seront des francophiles bilingues ou polyglottes.
Durant encore de longues années, le sentiment de la perfection du français fera partie des idées largement répandues en France. Pour sa part, John Adams (1735-1826), qui deviendra un jour président des États-Unis, écrivait le 5 septembre 1780 dans une lettre au président du Congrès:
L’anglais est destiné, au cours du prochain siècles et des siècles suivants, à être plus généralement la langue du monde que le latin l’était en dernier ou le français à l’époque présente. La raison de cela est évidente, parce que la population croissante en Amérique et ses relations et ses écrits universels avec toutes les nations auront pour effet, en cela facilité par l’influence de l’Angleterre dans le monde, qu’elle soit grande ou petite, d’imposer sa langue comme emploi généralisé, malgré tous les obstacles qui peuvent être jetés sur son chemin, s’il doit y en avoir. |
En Europe, personne n’aurait pu croire que le «français de Louis XIV» serait un jour déclassé par l’anglais, mais John Adams, en 1780, avait vu juste au sujet de l’anglais en Amérique! Quoi qu’il en soit, cet idéal de perfection aristocratique prêté au français ne pouvait pas durer, car la réalité allait se charger de ramener le français à ce qu’il devait être: une langue parlée par de vraies personnes faisant partie de la masse des Français, des Canadiens et des Acadiens, non par des aristocrates et des lettrés numériquement fort minoritaires. Le français demeura, durant un certain temps encore, par-delà les nationalités, une langue de classe à laquelle toute l’Europe aristocratique s’était identifiée. Cette société privilégiée restera figée de stupeur lorsque éclatera la Révolution française, qui mettra fin à l’Europe francisante.
Déjà, l’anglais avait commencé à concurrencer le français comme langue véhiculaire. Après 1763, la perte du Canada, de la Louisiane, de la Guadeloupe, de la Martinique, de la Dominique, de la Grenade, de Tobago, de Sainte-Lucie, de Saint-Vincent et de Pondichéry, la France n’intervint à peu près plus en Europe. La chute de la Nouvelle-France constituait la plus grande perte de l’histoire de France, qui finit par être écartée de la scène internationale au profit de la Grande-Bretagne, laquelle accrut sa richesse économique et sa prépondérance grâce à la maîtrise des mers et à sa puissance commerciale.Face à des personnalités de premier plan comme Frédéric II de Prusse, Marie-Thérèse d’Autriche, le premier ministre britannique William Pitt (dit le Second) et bientôt Catherine II de Russie, le roi Louis XV de France apparaissait d’autant plus faible qu’il était aux prises avec une grave crise religieuse, parlementaire et financière, sans oublier les errements de Mme de Pompadour.