2Qu’est-ce en fait et juridiquement le principe de laïcité en France si ce n’est celui qui permet à chacun de croire ou de ne pas croire, d’avoir ou de refuser d’avoir une religion, d’être sceptique à l’égard des religions, d’être athée ou agnostique, c’est-à-dire se voir protégés par la République « laïque, démocratique et sociale » (article 1er de la Constitution).
3Qu’est-ce le principe de laïcité si ce n’est celui qui promeut et favorise le libre arbitre de l’individu ou du groupe social au-delà de tout déterminisme religieux/communautaire, politique ou social, et qui permet en conséquence la maîtrise par chacun de ses choix de vie et de son propre destin.
- 1 G. Chevrier, « L’urgence de la laïcité face au projet de société de l’islam politique », Le Figaro(…)
4Parce que notre République française ne connaît ni Dieu ni fidèle mais seulement les citoyens, tous les citoyens, « sans distinction d’origine, de race ou de religion » (article 1-C), notre État de droit (en l’occurrence les articles 3 et 10 DDHC 1789, la loi de 1905 et l’article 1 de la Constitution 1958), ne connaît que des « individus de droit », sans « reconnaissance juridique des différences »1.
5Pour le saisir et s’en saisir, le principe de laïcité doit en France être appréhendé sous le prisme de ses sources historiques souvent méconnues, oubliées ou occultées. Le faisant, il devient intelligible.
- 2 Pour reprendre l’expression de Gambetta « le cléricalisme, voilà l’ennemi », en 1877.
6Même si, chaque pays, selon son histoire, sa géographie ou sa culture, a sa propre vision de la séparation de l’État et des églises, le principe de laïcité en France est lui-même ou il n’est pas. Il ne peut y avoir des visions, adjectivées, de la laïcité en France. Celles-ci (ouvertes ou fermées), lorsqu’elles sont défendues ou pratiquées, s’entrechoquent et ouvrent l’une et l’autre les vannes du communautarisme. Confrontée à un flagrant entrisme religieux par l’arme de la victimisation et/ou du libéralisme, la France doit éviter toute ambiguïté face aux revendications communautaristes et tenir son engagement à ne pas réduire les individus à leurs particularismes (religieux ou autres). Une adjectivation de la laïcité, voilà l’ennemi !2
7On ne peut aller de l’avant si on ignore d’où l’on vient. La France d’aujourd’hui vient d’un ancien monde (au sens que lui donnait Nietzsche) où la souveraineté était d’origine strictement divine (Non est potestas nisi a Deo) et se confondait avec celle du Roi, de l’État et du Droit, où la religion « cloîtrait la pensée dans le dogme » (V. Hugo) et où l’on pouvait être tué en raison de son appartenance ou de sa non appartenance à une religion ; la France vient d’un monde qui a forcé son propre destin en 1789 pour rationaliser le pouvoir et le droit. Cette rationalisation fut définitivement formalisée par la loi du 9 décembre 1905, principale source juridique de la laïcité en France.
8Cet ancien monde que l’on croyait définitivement révolu tente aujourd’hui pernicieusement de se réinstaller dans les recoins les plus perdus ou pas encore totalement perdus de la République et s’infiltre dans chaque faille (sociale, économique ou juridique) pour avancer ses vérités, ses dogmes et ses lois.
9Dans notre conscience collective il y a toujours ces cicatrices indélébiles du massacre de la Saint-Barthélemy d’août 1572 qui ont muté, au fil du temps et de l’histoire, en sentiment de méfiance instinctive à l’égard des religions… Même si on a oublié les 40 années de guerre de religion opposant les calvinistes aux catholiques et qui n’ont cessé qu’avec l’édit de Nantes promulgué en 1598 par Henry IV, il y a toujours au plus profond de nous ce violent souvenir de sang et de larmes vainement versés au nom des religions.
- 3 Un siècle de laïcité, rapport public du Conseil d’État du 5 février 2004, p. 244.
10Notre douloureuse histoire laissa un constat et produisit un effet d’une actualité confondante. Le constat est celui des ravages de l’intrusion de l’irrationnel dans le politique et de l’intime dans le commun. L’effet est celui de l’éclosion, même d’une manière imparfaite à cette époque, des prémisses d’une urgente, d’une nécessaire et vitale séparation entre les deux sphères privée et publique, religieuse et politique, dans le but d’ôter toute « emprise de la religion sur la société »3.
11Ce cheminement connaît un premier aboutissement au lendemain de la Révolution de 1789. « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément » (article 3 DDHC 1789). Et tout le combat de la « République » française sera fondé sur le refoulement du religieux de la sphère publique par la consolidation d’un droit « commun » rationnel et protecteur des droits et libertés de tous au-delà des appartenances.
- 4 P. H. Hesse, « La notion de liberté du culte et de laïcité », in Liberté de culte, laïcité et coll (…)
- 5 Lire sur ce point : D. Touret, Histoire constitutionnelle : 1789-1959, p. 145 ; Ph. Ségur, « Droit (…)
12La loi de Séparation, du 9 décembre 1905, qui apparaissait comme le « couronnement d’une législation anticléricale »4, parachève en réalité et après quelques atermoiements (parenthèse de la Charte de Louis XVIII du 4 juin 1814)5, la construction juridique d’une démocratie rationnelle et universaliste. Renvoyant le prêtre dans l’église, elle réclame désormais ce qui est dû à César et à lui seul.
13La République française, notre droit, intervient en effet pour assurer et garantir la liberté de chacun de croire ou de ne pas croire, d’avoir ou de ne pas avoir de religion, de changer de religion, d’être sceptique, agnostique, athée ou indifférent à l’égard des religions (article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ici CESDH ; CEDH, 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce, n° 14307/88). Devenu le fondement de notre démocratie, condition des libertés, de l’égalité et de l’émancipation, le principe de laïcité est élevé au rang constitutionnel par les textes (Constitutions des IVe et Ve Républiques) et par la jurisprudence (décision 77-87 DC du 23 novembre 1977 ; CE, 27 juin 2008, Mme M. ; décision 2012-297 QPC du 21 février 2013).
- 6 L. Bouvet, La nouvelle question laïque, Choisir la République, Flammarion, 2019.
14Après s’être apaisée en se rationalisant (le catholicisme s’étant également rallié à la modernité)6, notre société se trouve de nouveau confrontée à un « retour des religions »… qui ranime, de nouveau les tensions sur la question religieuse et sur le principe de laïcité. Méconnu, galvaudé, instrumentalisé et multi-interprété par les individus, par les groupes, par les partis politiques (chacun selon ses intérêts propres), le principe de laïcité doit d’urgence aujourd’hui être attentivement relu, ressenti et vécu sous l’angle de la décision DC 2004-505, TECE, dans laquelle le Conseil constitutionnel, se fondant sur l’article 1er de la Constitution de 1958, en déduit une interdiction « à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».
15Chargé de faire respecter le droit, le juge (constitutionnel, administratif, judiciaire et européen, chacun selon son office) est appelé à le faire avec rigueur et sans accommodements mais tenant compte des circonstances de chaque espèce, de l’équilibre des différents droits ou libertés en tension, ainsi que du caractère « nécessaire » et « proportionné » de la mesure contestée devant lui.
16Le juge, qui n’est plus que la « bouche de la loi » mais « faiseur de justice » (G. Vedel), protège l’effectivité de la garantie des libertés, dont la liberté de culte. Il la protège dans sa double dimension (le forum internum et le forum externum) : croire ou ne pas croire, avoir ou ne pas avoir de religion, être athée ou agnostique d’une part ; pouvoir exprimer sa religion dans son double aspect individuel et collectif d’autre part.
17Souvent avec peine, toujours avec subtilité et prudence, l’œuvre jurisprudentielle, quels que soient les reproches qu’on pourrait lui infliger, se veut « régulatrice » de l’application du principe de la laïcité.
18Elle se fonde sur ce qu’induit ce principe et, partant, sur une recherche permanente et au cas par cas d’un équilibre entre deux nécessités : celle de garantir la liberté d’opinion et de pensée d’où dérive la liberté de culte et celle de prévenir les atteintes à d’autres libertés, à la liberté d’autrui, à la sécurité et l’ordre publics (CE, 19 mai 1933, Benjamin), mais aussi aux valeurs de la République et des « exigences minimales de la vie en société » (loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 ; décision 2010-613 DC 7 octobre 2010).
19C’est ainsi que dans son ordonnance-référé de 2004, le Conseil d’État érige la liberté de culte en liberté fondamentale devant être protégée au titre de l’article L. 521-2 CJA (JRCE, 16février 2004, M. Ahmed B., req. n° 264314 ; CE, 25 août 2005, Commune de Massat ; JRCE, 23 septembre 2015, Association des musulmans de Mantes Sud, req. n° 393639). La fondamendalité de la liberté de religion est également reconnue par le droit de l’Union européenne (CJUE, 14 mars 2017, G4S Secure Solutions, C-157/15 EU :C :2017 :203, pt. 28 et CJUE, 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH, C-188/15, EU :C :2017 :204, pt. 30).
- 7 Cette protection de la liberté d’expression religieuse n’est naturellement pas absolue. D’ailleurs (…)
20C’est ainsi également que, dans son arrêt du 27 juin 2008, Mme Faïza A.(n° 286798), le Conseil d’État évoque la « liberté d’expression religieuse » comme étant non seulement un principe conventionnel (art. 9 CESDH) mais aussi, « constitutionnel », devant être protégé comme tel7. Il rejoint ainsi le Conseil constitutionnel qui, dès 1977, avait déjà consacré la liberté religieuse comme principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFRLR) (décision 77-87 DC du 23 novembre 1977, Liberté d’enseignement ; CE, 6 avril 2001, Syndicat national des enseignants du second degré ; décision 2012-297 QPC du 21 février 2013, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité [Traitement des pasteurs des églises consistoriales dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle]). Au-delà de sa dimension individuelle, et même si elle demeure essentiellement une déclinaison de la liberté d’opinion et de pensée, la liberté religieuse est aujourd’hui également protégée dans sa dimension collective (CE, 7 avril 2004, Épx K., n° 266085).
21Cette consécration normative et jurisprudentielle de la liberté de culte et de son libre exercice ne devrait cependant pas être lue comme un triomphe de la culture anglo-saxonne de communautarisation de la société française. La liberté de culte, ainsi protégée en France ne peut être appréhendée que sous le seul angle du respect du droit commun et des valeurs que la République s’est engagée à promouvoir, garantir et protéger (liberté, égalité, fraternité).
22C’est donc le principe de laïcité qui garantit et protège la liberté de culte et seulement en tant que cette dernière dérive de la liberté de conscience et d’opinion, ne porte pas atteinte à la sécurité et l’ordre publics, n’affecte pas la neutralité des services publics (CE, Avis, 3 mai 2000, Mlle Marteaux ; CEDH, 26 novembre 2015, Ebrahimian c. France, n° 64846/11), ne constitue pas une provocation à la haine ou à la violence (CE, 13 novembre 2017, Commune de Marseille, n° 415400), ne symbolise pas la « revendication d’opinion religieuse » (CE, 9 novembre 2016, Fédération départementale des libres penseurs de Seine-et-Marne et Fédération de la libre pensée de Vendée, n° 395122, 395223) et n’est pas incompatible avec « les valeurs essentielles de la communauté française, et notamment avec le principe d’égalité des sexes » (CE, 27 juin 2008, Mme Faïza A., précité).
23« Quand vous forgez une chaîne, vous dites : Voici une liberté ! » s’exclamait Victor Hugo, le 15 janvier 1850 à la Chambre des députés.
24Voici donc deux chaînes brisées par le droit et par le juge, et que certains détracteurs de la laïcité républicaine et le Comité des droits de l’homme voudraient voir la France remettre aux maîtres religieux au nom de la liberté des femmes et de la non-discrimination : 1. Tout signe religieux ostentatoire à l’école, au collège et au lycée ; 2. La burqa, ce voile intégral enfermant complètement la femme en vue de ne pas l’exposer à d’éventuels regards masculins concupiscents.
- 8 Loi n° 2004-228 du 15 mars 2004.
- 9 Le MuslimPost relate à cet égard le témoignage d’une professeur de SES soulignant que l’« un des e (…)
- 10 « Condorcet et l’instruction publique », site Laïcité aujourd’hui, Faire vivre la laïcité, 23 octo (…)
25Nombreux sont les pourfendeurs de cette loi8 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. On lui reproche d’être « stigmatisante » en ce qu’elle vise « uniquement les élèves musulmanes » et en ce que, par conséquence, elle aurait considérablement réduit l’autonomie des jeunes filles de confession musulmane ou, pis, de les avoir contraintes « d’arrêter l’école »9. Or, premièrement, cette loi vise justement à permettre à tous les élèves d’accéder à l’instruction pour la construction de leur liberté. L’école publique primaire et secondaire « fait partie des dispositifs constitutifs de la liberté, parce qu’elle accueille des libertés en voie de constitution » (pour reprendre les mots de Catherine Kintzler) ; l’élève va à l’école pour être instruit à la citoyenneté, pour lui permettre de construire sa personnalité et pour le former à exercer son propre jugement et son esprit critique fondé sur la raison et non sur le dogme. C’est d’ailleurs toute la différence entre l’instruction et l’éducation. Dans sa critique envers Robespierre et sa volonté d’éduquer le peuple à la vertu, Condorcet note à juste titre qu’une « nation d’ignorants vertueux serait prompte à sombrer dans une nouvelle tyrannie »10.
- 11 C. Kintzler, Penser la laïcité, Éditions Minerve, 2014-2015, 2e édition.
- 12 Lire par exemple la réponse de Monsieur Y. Louati (président du comité justice et liberté pour tou (…)
26Deuxièmement, il suffit de lire la loi du 15 mars 2004 pour en déduire qu’elle ne vise pas une religion particulière, ni un élève particulier, ni un signe particulier, et qu’elle n’est pas non plus une loi d’interdiction de « croire » mais d’interdiction des « signes politiques, philosophiques ou religieux ostentatoires » ; entrent dans cette catégorie aussi bien le foulard, la kippa qu’une croix de dimension manifestement excessive. La loi du 15 mars 2004 est donc la même pour tous ; comme toute autre loi de la République, et parce qu’elle a vocation à s’appliquer à tous les élèves, collégiens et lycéens des établissements publics d’enseignement sans distinction, elle ne se fonde ni « ne s’inspire … [ni] ne suppose aucune forme de croyance ou d’appartenance préalable »11. En cela, elle ne peut se voir flanquée du caractère « stigmatisant » car elle ne cible pas « spécifiquement » les élèves de confession musulmane pour « interdire l’école à ces jeunes filles » ou pour « les exclure de la sphère sociale, politique et médiatique », comme le laissent suggérer ses pourfendeurs12. La loi de 2004, qui ne remet d’ailleurs pas en cause le droit des élèves de porter des signes religieux discrets, se fonde sur la liberté de l’élève, défait cependant, pendant le temps scolaire, des chaînes religieuses, identitaires et communautaires.
- 13 M. Bock-Côté, « Laïcité : la France inspire le Québec ! », Le Figaro des 30-31 mars 2019.
27La question serait alors l’arrière-pensée des virulentes contestations de la loi du 15 mars 2004. Mathieu Bock-Côté note par exemple que les signes religieux ostentatoires « témoignent moins de l’expression hardie d’une spiritualité irrépressible qu’ils ne témoignent d’une colonisation progressive de l’espace public par certains communautarismes qui entendent le marquer toujours plus de leur empreinte en instrumentalisant frauduleusement le langage des droits »13. La séparation de l’école de la République et des Églises permet donc, et à juste titre, d’éviter la confusion entre l’école et le religieux, pour que l’instruction scolaire ne soient pas celles édictées par des dogmes particuliers.
- 14 Sur la possibilité laisser aux parents de scolariser leur(s) enfant(s) dans un établissement scola (…)
- 15 L’âge du début de l’instruction obligatoire a été abaissé de 6 à 3 ans par la loi n° 2019-791 du 2 (…)
28Troisièmement, si certaines élèves de confession musulmane ne vont pas ou plus à l’école, ce n’est pas la loi qui devrait être incriminée mais plutôt les parents qui assignent leur(s) enfant(s) à leur religion et, de fait, défient la République, les autres élèves (croyants ou non croyants) et les membres de la communauté éducative, et affectent le droit de leur(s) propres enfant(s) à l’émancipation. La responsabilité de l’État pourrait également être engagée pour défaillance ou dysfonctionnement de ses services de contrôle de l’effective scolarisation14 de ces enfants tant que celle-ci est obligatoire (de 3 à 16 ans révolus)15.
29Quatrièmement, une hypothétique abrogation de la loi de 2004 en vue de permettre aux élèves de confession musulmane de porter le voile à l’école ôterait à cette dernière sa vocation originelle. Ce serait insinuer que le destin d’une élève de confession musulmane est inéluctablement lié au port de cette coiffe ; ce serait également « insinuer », comme le note C. Kintzler, « que la normalité est d’avoir une religion » et, par voie de conséquence réduire les élèves à leur identité religieuse (JRCE, 7 avril 2004, Époux K., n° 266085).
- 16 « ISÈRE : Le personnel exerce son droit de retrait : deux piscines fermées à Grenoble », Le Dauphi (…)
30Aujourd’hui, la problématique de l’extériorisation vestimentaire des opinions religieuses à l’école s’externalise et prend d’autres formes revendicatives défiant le principe d’égalité homme/femme. Malgré le premier épilogue par lequel le Conseil d’État avait clos le problème juridique du port du « burkini » à la plage (JRCE, 26 août 2016, n° 402742, 402777), les « opérations burkini » 2019 (à la piscine municipale de Grenoble et à celle de l’Isère) sont en effet l’illustration d’un défi de nature à affecter les femmes les plus vulnérables, invitées subrepticement mais assurément à se plier progressivement aux pressions et aux lois de la religion sous peine d’être mises au ban de leur communauté16.
- 17 Cass., ass. plén., 25 juin 2014, n° 13-28.369 P.
- 18 Décision 2010-613 DC du 7 octobre 2010, Loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace p (…)
- 19 CEDH, Gr. Ch., 1er juillet 2014, SAS c/ France, n° 43835/11 ; lire aussi CEDH, 15 février 2001, Da (…)
- 20 Intervention du Premier président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel, lors de l’Audience sol (…)
- 21 Selon l’expression du Premier président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel, lors de l’Audien (…)
31Par deux « constatations » du 10 août et du 23 octobre 2018, le Comité des droits de l’homme des Nations unies (ici CDHNU) déclare que la France a discriminé les femmes musulmanes (affaire Baby Loup) et violé les droits humains de deux femmes pour les avoir verbalisé parce qu’elles portaient le voile islamique intégral (affaire de Nantes en 2011). Alors que la décision de la Cour de cassation était devenue définitive le 25 juin 2014 dans l’affaire Baby Loup17 et que la loi n° 2010-1192 du 11 octobre 2010 avait été validée aussi bien par le Conseil constitutionnel18 et par la Cour EDH19, voici la jurisprudence française et européenne prises en flagrant délit d’atteinte à la liberté absolue d’exprimer en tout lieu sa religion, en l’occurrence, pour les affaires qui nous intéressent, par le voile et la burqa. Les constatations du CDHNU ne posent, en tant que telles, pas de problèmes particuliers dans la mesure où le CDHNU n’a pas le statut d’une juridiction et ses observations sont de ce fait déniées de toute force juridique. C’est plutôt la déclaration du Premier président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel qui interpelle20 ; celui-ci s’est en effet senti violemment « déstabilisée »21 par les constatations du CDHNU. Concrètement la réaction du Président Louvel est à double tranchant et est, elle-même déstabilisante.
32Le Président Louvel insiste certes sur « la défense de la langue française » en tant que « vecteur traditionnel de l’influence de notre pays, et en particulier de ses conceptions juridiques ». Cette précision paraît venir à point nommé en référence à l’ordonnance de François 1er (du 25 août 1539 dite Villers-Cotterêts) imposant définitivement le français pour tous les actes juridiques afin d’intelligibilité et de précision, d’autant que le Président Louvel constate que « l’anglais […], ayant déjà conquis le domaine des affaires et celui des sciences, […] assure naturellement à son tour l’expansion de sa propre culture judiciaire et juridique ». Dont acte de cette distinction nette entre les deux cultures juridiques et d’avoir mis l’accent sur l’ambition expansionniste de la seconde. Mais, l’optimisme cesse lorsque le Premier président de la Cour de cassation dit prendre acte de « ce phénomène d’internationalisation » pour, paradoxalement, appeler « la culture judiciaire juridique française à entrer en synthèse avec la culture anglo-saxonne », nous laissant interrogatif quant à l’ambition qu’il propose pour l’avenir de la culture juridique judiciaire française.
- 22 Lire A.-M. Le Pourhiet, « Soumission à la Cour de cassation », Causeur, 27 novembre 2018 ; S. Henn (…)
- 23 Cf. les constatations du CDHNU du 23 octobre 2018 sur la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dis (…)
33Pendant que l’on attendait une affirmation de la volonté du juge judiciaire de faire apercevoir « la clarté de la France sur la face de tous les peuples de l’univers » (Victor Hugo) et surtout, concrètement, d’affirmer le caractère non arbitraire de notre droit dans les deux affaires concernées, le Président Louvel dit au contraire reconnaitre l’autorité qui s’attache de fait aux recommandations du CDHNU. Il appelle en conséquence, le juge judiciaire à « réfléchir » à « de nouveaux mécanismes nécessaires pour intégrer les directives croissantes d’origine diverses » et, surtout « à « entrer en synthèse avec la culture anglo-saxonne » !22 Il a fallu l’opinion dissidente de Yadh Ben Achour sous les constatations du CDHNU relative à la loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public pour remettre les pendules de la laïcité à l’heure de la République française : « En admettant même que le port du niqab soit interprété, comme le veut le Comité, comme l’expression de la liberté de religion, il faut rappeler que toutes les interprétations ne se valent pas au regard d’une société démocratique ayant pour fondement de son système juridique les droits de l’homme, les principes de la Déclaration universelle des droits de l’homme et du Pacte […]. Certaines interprétations ne peuvent avoir droit de cité »23.
34Si le juge judicaire vient à l’avenir à se plier aux recommandations du CDHNU en s’exclamant « Mais c’est une liberté ! », quel droit et quel juge nous protègeront-ils alors des lois religieuses, du déterminisme religieux et du communautarisme destructeur de la Nation ?
35Qui nous protègera demain de l’obligation de sauvegarder le « sentiment religieux » ou la « paix religieuse » lorsque celle-ci entrera en tension avec d’autres obligations jusque-là acquises et solidement préservées comme, par exemple la protection de l’enfance, de l’égalité homme/femme, de la dignité de la personne humaine ou, tout simplement de la liberté d’opinion, cette dernière si elle vient à être enchaînée par le délit de blasphème, ferait certainement taire « Charlie » lorsque ses propos ou ses caricatures ne correspondraient pas à la « morale » d’une telle ou telle religion.