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La matrice du jihadisme contemporain.
Exécuté par le régime Nasser, le penseur Sayid Qutb a légitimé et encouragé un usage généralisé de la violence pour imposer l’islam comme programme politique, qui a influencé Al-Qaïda comme l’organisation État islamique.
Le 29 août 1966, Sayid Qutb était exécuté par pendaison dans une prison du Caire. Il ne se doutait probablement pas que, cinquante ans plus tard, sa pensée continuerait à inspirer les groupes djihadistes du monde entier. Qutb n’était pas le premier théoricien à prôner l’islam comme programme politique. Mais pour atteindre cet objectif, il a légitimé et encouragé un usage généralisé de la violence. Contre les régimes «impies» dans les pays musulmans. Contre l’Occident, Israël et les Juifs. Contre les musulmans qui refusent ce programme. Et, finalement, contre le monde entier.
Sayid Qutb naît le 9 octobre 1906 et grandit dans le village de Musha, au nord de l’Égypte. Très jeune, il s’intéresse à la religion tout en critiquant ses institutions. Après ses études au Caire, il devient enseignant tout en poursuivant une carrière d’écrivain et de critique littéraire. Sa pensée se radicalise lors d’un séjour aux États-Unis, entre 1948 et 1950. La mixité, la liberté dont jouissent les femmes et le matérialisme (ainsi que le jazz et les coupes de cheveux…) lui déplaisent fortement. Cette expérience le conduit à une condamnation de l’Occident « décadent », mais le bloc soviétique ne trouve pas non plus grâce à ses yeux. C’est durant cette période qu’il écrit son premier essai, De la justice sociale en islam (1949).
De retour en Égypte, Qutb se rapproche des Frères musulmans et milite activement contre la tutelle britannique. Il signe également un ouvrage conspirationniste et violemment antisémite, Notre lutte contre les Juifs (1950). En 1952, le mouvement frériste soutient le coup d’État qui porte au pouvoir Gamal Abdel Nasser. Cette lune de miel entre nationalistes arabes et islamistes ne dure pas: Nasser réprime les Frères musulmans et Sayid Qutb multiplie les séjours en prison, où il est torturé. C’est depuis sa cellule qu’il commence la rédaction de A l’ombre du Coran, son œuvre principale –et monumentale (trente volumes). Il est exécuté le 29 août 1966 après avoir achevé le premier tome de Jalons sur la route, une série de conseils adressés à ses disciples.
Une pensée radicale
Qutb a introduit plusieurs principes qui font la spécificité de la pensée djihadiste. Une vision radicale et intransigeante, qui place la violence au cœur de sa stratégie.
Premièrement, Qutb considère que les régimes politiques existants dans les pays musulmans, démocratiques ou non, sont illégitimes et maintiennent le peuple dans la jahilya, l’état d’ignorance. Le monde occidental joue le même rôle. Selon Qutb, pour éviter le triomphe de la jahilya, une avant-garde doit donc détruire leurs institutions par la «force physique» et le djihad. C’est ce choix qui fait la spécificité du djihadisme dans la galaxie islamiste. Les partis politiques «islamiques» envisagent la possibilité de participer aux élections pour changer le système de l’intérieur. Les salafistes «quiétistes» s’imposent des règles strictes mais refusent l’action politique. En revanche, les djihadistes veulent une insurrection violente, contre leurs dirigeants et contre l’Occident.
Deuxièmement, le théoricien introduit l’idée d’un djihad offensif à l’échelle mondiale. En islam, le concept de djihad peut prendre la forme d’une lutte armée, mais généralement sous une forme défensive, pour protéger la communauté des croyants. Pour Qutb, le djihad est offensif: par le prêche et par la lutte armée, la loi divine doit s’imposer d’abord à l’ensemble des musulmans, puis au reste du monde. Selon lui, un bon croyant est donc en guerre avec la terre entière.
Troisièmement, Qutb considère qu’un musulman qui refuserait de prendre part à ce combat est un ennemi et un apostat. Cette idée constitue le fondement du takfirisme. Elle légitime notamment le recours à la violence contre les civils musulmans. Aujourd’hui, ces derniers restent les principales victimes des groupes armés djihadistes.
Matrice du jihadisme contemporain
Après la mort de Sayyid Qutb, son frère Mohammed Qutb devient professeur d’études islamiques en Arabie saoudite. Grâce à lui, les œuvres du théoricien sont largement diffusées. Au même moment, Ayman al-Zawahiri, l’actuel leader d’al-Qaida, rejoint la clandestinité avec pour objectif de mettre en œuvre la pensée de Qutb. Il participe à la création du Djihad islamique égyptien, qui organisera l’assassinat du président Sadate en 1981. C’est également sous l’influence de Qutb que l’islamiste palestinien Abdallah Azzam, surnommé «l’imam du djihad», lance une fatwa appelant les musulmans à se rendre en Afghanistan pour combattre l’URSS, engagé militairement dans le pays depuis 1979. Suite à cet appel, Ayman al-Zawahiri et Oussama ben Laden se rendent sur le théâtre afghan, où ils se rencontrent.
Entre 1988 et 1992, al-Zawahiri, Ben Laden et Abdallah Azzam et d’autre leaders djihadistes créent al-Qaida. L’organisation terroriste se donne pour objectif de combattre l’Occident et les régimes «impies» par la violence. À partir du conflit afghan, creuset du mouvement djihadiste contemporain, cette idéologie se diffuse dans le monde entier. Du 11 septembre 2001 à l’apparition de l’organisation État islamique, ses fondamentaux ont peu changé. Sayyid Qutb a affirmé qu’une seule voie était possible, celle de la guerre totale: contre les régimes en place dans les pays musulmans, contre l’Occident et contre les musulmans qui refuseraient cet affrontement. Une vision jusqu’au-boutiste qui ne pouvait entraîner que violence et chaos.