Dans l’usage courant des médias, des politiques et des académiques, « l’islam libéral » peut désigner plusieurs choses : des idées libérales embrassées par divers courants de l’islam depuis le 19ème siècle, un courant libéral de penseurs issus des sociétés majoritairement musulmanes, des partis libéraux sécularisés au sein du monde de l’islam, un islamisme qui accepte la démocratie libérale (comme mécanisme électoral), ou une interprétation religieuse libérale de l’islam, revendiquée ou pas, par ses adeptes. Notre enquête ici s’intéresse à ce courant de la pensée musulmane qui adopte une interprétation religieuse libérale et revendique l’appellation d’islam libéral, « jouant par là sa peau »[2] dans le conflit qui l’oppose aux courants traditionnistes et activistes dominants de l’islam. Car la plupart des acteurs ou intellectuels dont le discours relève à certains égards de l’islam libéral ne veulent pas s’appliquer cette étiquette soit parce qu’ils ne s’identifient pas à la pensée religieuse de l’islam soit parce qu’ils ne se reconnaissent pas dans la philosophie libérale.
Cette clarification de la terminologie est essentielle car l’enjeu actuel en Europe est précisément celui de l’émergence — ou de la non-émergence — d’un « autre islam », compatible avec les libertés, la démocratie, et le sécularisme, qui pourrait offrir, doté d’une légitimité religieuse auprès des communautés musulmanes, une alternative de pensée religieuse à l’islam traditionniste et activiste. Dans ce sens, je pense à l’équivalent islamique du judaïsme libéral (appelé aussi judaïsme reformé ou progressiste) : un courant de la pensée musulmane qui aurait une existence institutionnelle ou des réseaux institués, qui adopterait les libertés comme principe de pensée religieuse, valeur et grille de lecture des textes, des rituels et des pratiques de l’islam.
Cet islam libéral que je viens de définir existe mais demeure ultra-minoritaire. Il est implanté principalement dans trois pays : l’Indonésie, l’Allemagne et les États-Unis et sa présence n’est que symbolique en France et en Belgique. A ce jour, il reste donc marginal voire inexistant dans la majorité des pays musulmans. Si cette distribution géographique n’est pas un problème en soi, cela indique tout-de-même que l’islam libéral demeure à ce jour coupé des centres de la spiritualité musulmane, sunnite et chiite, que sa présence médiatique ne correspond pas à la réalité du terrain et qu’il est loin d’inquiéter l’islam traditionnaliste ou activiste.
L’islam libéral : concept
L’islam libéral désigne une pensée religieuse principalement caractérisée par la reconnaissance de la liberté comme valeur essentielle et par une interprétation rationnelle et historiciste de l’islam en accord avec les normes et les institutions modernes. Il s’agit d’une forme d’islam qui promeut des thèmes libéraux tels que la démocratie, la liberté de pensée, l’égalité sociale et le progrès humain, le sujet libre, les droits de l’homme, la citoyenneté et le sécularisme. Cet islam libéral s’oppose à la théocratie et à toute forme de gouvernement islamique, promeut les droits des femmes, y compris le dévoilement, critique l’application de la charia comme loi civile, dénigre les institutions religieuses officielles affiliées aux États qui voudraient s’arroger le monopole de la foi orthodoxe, défend les droits des minorités non musulmanes, et entend soutenir le progrès humain dans les sociétés musulmanes. Ainsi, contrairement à l’islam traditionniste et réformiste, l’islam libéral part de la modernité comme prémisse pour faire évoluer la tradition, et formuler un islam compatible avec la modernité.
Charles Kurzman attribue la naissance du syntagme « islam libéral » à Asaf Ali Asghar Fyzee (1899 – 1981), penseur indien d’obédience chiite ismailite, qui l’a adopté dans son ouvrage A Modern Approach to Islam publié en 1963. Fyzee soutient que « le plus grand cadeau du monde moderne à l’humanité est la liberté : la liberté de penser, de parler et d’agir ». Il oppose l’islam libéral à l’orthodoxie musulmane, entendue comme théologie et droit islamiques sunnites traditionnels, et revendique la reconnaissance de l’islam libéral comme interprétation islamique légitime. Fyzee révèle d’une manière assez claire les lignes directrices de cet islam libéral : envisager l’islam comme essence spirituelle et sa loi comme circonstancielle, pour ainsi séparer l’islam comme religion et comme loi — le problème principal qui empêche selon lui la modernisation de l’islam —, réexaminer et réinterpréter l’héritage juridique, en faisant appel aux faits scientifiques et à l’histoire des religions. Parallèlement, il stipule que la doctrine religieuse de l’islam a malheureusement fermé la porte de l’interprétation, et que l’islam dans cette interprétation orthodoxe a perdu la résilience requise pour l’adaptation au monde moderne alors que les pratiques religieuses sont devenues des rituels sans âme, où l’absence de toute référence à une littérature religieuse écrite pour les temps modernes fait cruellement défaut.
Comme courant de pensée, l’islam libéral trouve ses racines chez des penseurs modernistes qui, dans les années 1920 et dans différents lieux du monde musulman, se sont éloignés du réformisme, critiqué pour être fondamentaliste et traditionniste. Même s’ils n’ont pas aspiré à l’adopter comme pensée religieuse, des penseurs comme Fazlur Rahman au Pakistan dans la continuité du travail de l’indien Fyzee, Muhammad Mahmud Taha au Soudan, Abdelmajid Charfi en Tunisie ou Abdul Karim Soroush en Iran ont tous créé des modes multiples pour penser l’islam libéral, autour d’une distinction entre la spiritualité de l’islam et les affirmations d’identité collective. Pour eux, l’islam a donné naissance à une communauté basée sur l’idéal d’adhésion à une croyance commune et non à un sentiment d’appartenance tribal ou ethnique, dotée d’une prise de conscience que l’islam ne devrait pas être un système de la régulation sociale et politique et libérer ainsi un espace pour les cultures et les nations et pour insuffler les textes par un esprit de justice sociale, d’égalité et de solidarité avec les pauvres.
La majorité de ces penseurs ont connu des déboires dans le monde musulman et n’ont pas réussi à obtenir des audiences religieuses significatives sauf en Asie du Sud-Est (et dans une moindre mesure en Tunisie sous Bourguiba et Ben Ali et en Turquie avant le règne de l’AKP au pouvoir depuis 2002). Citons en particulier l’indonésien Nurcholish Madjid (1939 – 2005), le disciple de Fazlur Rahman (1919 – 1988), qui a étudié avec Rahman aux États-Unis où le penseur pakistanais s’est exilé pour les dernières vingt années de sa vie ; le penseur indonésien a poursuivi l’effort de réflexion sur la cohérence de l’islam libéral, produisant une pensée séculariste et rationaliste tout aussi imprégnée d’un engagement avec la tradition musulmane. Nurcholish Madjid a surtout mobilisé la métaphysique musulmane et l’éthique pour constituer une spiritualité musulmane compatible avec la modernité car selon lui les domaines de la loi et de la société devraient changer et évoluer selon les contextes. Il a réussi à inspirer un large réseau de disciples (dont les deux figures principales sont Ulil Abshar-Abdalla et Luthfi Assyaukanie) qui ont créé en 2001 le Réseau libéral islamique (Jaringan Islam Liberal, JIL). Ce Réseau est devenu un acteur influent de la vie intellectuelle et politique en Indonésie, et cette réussite intellectuelle, cet ancrage social doublé d’une visibilité politique n’ont pas manqué d’irriter le camp traditionniste qui fait de la JIL une de ses cibles préférées pour ses fatwas et attaques.
En 2003, l’islam libéral a pris un autre tournant avec Omid Safi. Ce professeur américain d’études sur l’Asie et le Moyen-Orient à l’Université Duke, d’origine iranienne et proche de la pensée d’Abdul Karim Soroush, a formé avec une dizaine d’intellectuels musulmans aux États-Unis le mouvement musulman progressiste. Omid Safi définit cet islam progressiste comme un effort « de réaliser une société juste et pluraliste à travers un engagement critique avec l’islam, une poursuite sans relâche de la justice sociale, une emphase sur l’égalité des sexes en tant que fondement des droits de l’homme, et une vision du pluralisme religieux et ethnique et sur l’humanisme ». Des contradictions à l’intérieur de ce réseau, en raison notamment du fait que beaucoup de membres y compris Omid Safi n’acceptaient pas l’ouverture excessive sur les libertés et la réforme de certaines pratiques de l’islam comme l’imamat des femmes, ont toutefois conduit à son éclatement en deux entités : The Progressive Muslim Union of North America (PMU), dirigé par Tarek Fatah, le très libéral journaliste canadien d’origine pakistanaise plutôt très isolé dans les communautés musulmanes et Muslims for Progressive Values dirigé par Zuriana Zonneveld et Pamela K. Taylor. Ce second mouvement bénéficie du soutien de nombreux intellectuels de l’islam libéral même si le mouvement reste très marginal aux États-Unis.
France
En France, très peu de voix se réclament de l’islam libéral. Le syntagme « islam libéral » a été utilisé d’abord dans les années 1950 et 1960 par des historiens qui cherchaient à désigner un courant de penseurs musulmans modernistes de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle en Égypte, en Inde et au Levant. Cet usage, rare tout de même, n’évoquait pas l’islam comme religion mais comme appartenance civilisationnelle. Au début des années 1980, et surtout depuis les années 1990, les journalistes et politologues français ont volontiers classé dans « l’islam libéral » tout penseur ou dignitaire religieux musulman qui s’oppose à l’islamisme radical et à l’intégrisme. A ce stade, il s’agit davantage d’un souhait que d’une réalité de l’islam libéral même si, à la fin des années 1990 et après le 11 septembre 2001, des acteurs musulmans de premier plan en France, en particulier Soheib Bencheikh et Dalil Boubakeur, ont adopté le syntagme « islam libéral » et ont eu le courage de s’en réclamer.
L’ouvrage L’Islam de France sera libéral (2004) de D. Boubakeur n’a pas fourni une pensée religieuse nécessaire pour toute interprétation de l’islam qui aspire à la légitimité auprès des communautés musulmanes ; il s’agit d’une série d’entretiens sur l’islamisme, le contrôle des mosquées, la laïcité, qui sont certes des thèmes importants, mais visent davantage à rassurer des publics non musulmans qu’à fournir cette pensée qui manque cruellement en France. Boubakeur s’est chargé principalement de « communiquer » l’islam libéral aux médias et gouvernements français ; il définissait cet islam comme celui qui sépare religion et politique, respecte l’égalité des hommes et des femmes, et conduit à un aggiornamento de la théologie musulmane. C’est donc plutôt vers Soheib Bencheikh qu’il faut se tourner pour une réflexion menée à travers de nombreux ouvrages sur la formulation d’une pensée religieuse de l’islam libéral.
Soheib Bencheikh, tout en étant un théologien et intellectuel musulman reconnu, a effectivement assumé un rôle d’autorité religieuse dans sa communauté franco-algérienne même s’il y était souvent contesté, et a ouvertement revendiqué cet islam libéral en 1998. Bencheikh est aussi historien des religions et ancien Mufti de Marseille (1995-2005). Il a publié de nombreux ouvrages dont Monothéisme et violence (co-auteur, 2013), Marianne et le Prophète : l’islam dans la France laïque (2003), L’islam et la République : des musulmans de France contre l’intégrisme (avec Martine Gozlan) et L’Islam et la liberté́ religieuse (1998). Il définit sa lecture de l’islam comme étant contre-islamiste, fondée sur la critique de l’héritage des traditions prophétiques et du corpus juridique islamique, sur le questionnement des lectures littérales et réformistes du Coran, s’engageant dans une lecture directe du Coran, suivant une démarche de contextualisation historique du Coran et de prise de distance avec les injonctions légales et historiques du Coran, et dans la poursuite d’une cohérence éthique universelle, avec l’idée phare de « marcher avec son siècle ». Sur la question du voile, S. Bencheikh illustre ces propos sur l’islam libéral d’une manière claire :
Dans l’islam, le voile n’est pas un signe religieux, il n’a aucune signification dogmatique. C’est une pièce de vêtement profane qui était recommandée pour des raisons de pudeur et de protection des jeunes femmes. Certains musulmans tentent effectivement de le ritualiser, car ils y voient un moyen de brandir leur foi. Or le Coran dénonce cette attitude. Si le musulman invite les autres à sa foi, ce n’est pas par force, mais par la sagesse, littéralement par une « délicate exhortation ». La question posée désormais est : comment une jeune femme musulmane peut-elle se défendre contre toute atteinte à sa féminité et à sa dignité, en France, aujourd’hui ? En allant à l’école, pas en portant un voile ! C’est aux musulmans de dire aux musulmans qu’en islam la connaissance, le savoir sont plus importants que le voile. Et que le voile de la musulmane en France — au sens symbolique — c’est l’école laïque, gratuite et obligatoire.
On notera ici que S. Bencheikh a recours à un outil herméneutique crucial dans l’islam libéral, à savoir, partir du contexte historique et des enjeux du présent pour lire le texte et dépasser l’héritage exégétique et juridique sur cette question particulière du voile ; question sur laquelle règne un quasi-consensus au sein de l’islam pour considérer le voile comme signe religieux obligatoire. Il s’agit, dans les mots de Bencheikh, de mettre en évidence les réalités historiques et la temporalité évolutive du Coran, de dégager le temporel de l’universel et de chercher l’enseignement éthique du Coran. De cette manière, on peut apercevoir une opposition entre l’islam libéral et l’islam « littéral » dans la lecture du Coran. Une telle lecture contextualisante a pour effet immédiat de privilégier la modernité sur la tradition et les valeurs de la république sur la loi religieuse.
Au-delà de D. Boubakeur et de S. Bencheikh, on pourrait encore mentionner comme voix de l’islam libéral en France, celle de Kahina Bahloul, imame franco-algérienne de la mosquée libérale Fatima. Kahina Bahloul est islamologue et se revendique du soufisme et de la « théologie rationaliste » en islam classique ; elle a cofondé une mosquée mixte en 2019 où elle dirige les prières du vendredi, avec la présence d’une dizaine de personnes, prenant des précautions de sécurité et d’énormes risques. Mis à part l’effet médiatique de cette initiative, Kahina Bahloul n’a pas encore investi intellectuellement l’idée d’un islam libéral au niveau théologique comme alternative potentielle à l’islam traditionniste et activiste, même si elle revendique en tant que théologienne musulmane le féminisme, le dialogue interreligieux et les droits de l’homme. Par ailleurs, le nombre de ses sympathisants sur twitter (3655 pour l’instant) est encore trop limité pour qu’elle puisse avoir un impact significatif sur l’islam de France.
Si l’islam libéral est séduisant, il est pour l’instant peu populaire, non seulement parce qu’il est en marge de l’organisation de l’islam en France, archi-dominé par l’islam des ambassades et des mouvements islamistes transnationaux, mais aussi parce qu’il peine à repenser théologiquement et éthiquement les normes religieuses de l’islam. On peut se demander si l’engagement de Kahina Bahloul avec la mystique d’Ibn ‘Arabi est suffisant pour bouleverser la pensée musulmane orthodoxe en France ou si ce choix est motivé par la volonté d’éviter un clash avec l’orthodoxie, ou encore par le désir de circonvenir un public occidental sensible à la mystique musulmane.
Allemagne
Le monde germanophone a connu au 19ème siècle la naissance réussie du judaïsme libéral et a été aussi le lieu de la naissance institutionnelle des premières organisations de l’islam libéral. En Autriche, Amer Albayati, journaliste et auteur d’origine iraquienne, a créé en 2007 L’initiative des musulmans libéraux en Autriche (Initiative Liberaler Muslime in Österreich, ILMÖ). Néanmoins, hormis ses sorties dans les médias autrichiens pour dénoncer l’islamisme, Albayati ne jouit pas d’une quelconque influence au sein des communautés musulmanes en Autriche et n’attire pas les intellectuels musulmans en mesure de persuader ces communautés. Il milite surtout pour un islam réformé et une éducation sur l’islam radical et le djihadisme et vit sous protection policière, ce qui limite davantage encore son impact sur l’islam en Autriche.
Cette initiative autrichienne a inspiré l’initiative allemande de La Ligue libérale islamique (Liberal-Islamischer Bund), créée à Cologne en Allemagne en 2010 par Lamya Kaddor, soutenue par un groupe d’islamologues et d’activistes sécularistes et féministes musulmans. Kaddor, qui enseigne la religion islamique dans les écoles, est une diplômée en études islamiques, journaliste et activiste d’origine syrienne. Son influence dans les milieux musulmans est assez reconnue, surtout à travers ses livres sur le Coran et l’islam ; ouvrages éclairés et pédagogiques publiés en allemand et destinés à des enfants musulmans. Néanmoins, ses sorties médiatiques et politiques — elle a été candidate du parti des Verts —, ainsi que ses nombreuses controverses avec différents acteurs musulmans et non musulmans, affaiblissent son impact sur l’islam en Allemagne.
Si la Ligue libérale islamique compte parmi ses membres des intellectuels musulmans et imams, comme la femme imame et islamologue Rabeya Müller, son impact demeure pour l’instant sans grande incidence sur les affaires courantes de l’islam en Allemagne. Au niveau de la pensée religieuse, La ligue libérale islamique se revendique d’un minimum théologique qui est réduit à
« un seul dénominateur musulman commun : la shahada, la profession de foi islamique. La shahada témoigne de la croyance en un Dieu unique et en Muhammad en tant que messager de Dieu. Il est inapproprié d’exiger une uniformité dogmatique et culturelle sur toute question dépassant ce principe fondamental. En général, la Ligue cherche à créer un climat dans lequel les musulmans peuvent interpréter le Coran et la Sunna sans peur, ouvertement et conformément aux diktats de leur conscience. »
La Ligue est soutenue par une littérature de pensée religieuse produite par ses membres ou par des islamologues critiques qui évoluent dans des départements de théologie musulmane attachés aux universités allemandes comme Mouhanad Khorchide. Néanmoins, sa faiblesse est évidente dans les structures religieuses au sein des communautés musulmanes, y compris dans les mosquées.
Justement, pour l’instant, une seule mosquée se réclame de l’islam libéral en Allemagne ; il s’agit de la mosquée Ibn Rushd Goethe à Berlin établie en 2017 par l’avocate et la militante des droits des femmes Seyran Ateş, soutenue par quelques militants et intellectuels musulmans. Cette mosquée a été condamnée par les différentes instances de l’islam traditionniste et activiste en Allemagne et ailleurs dans le monde musulman. La fondatrice de la mosquée vit sous protection policière. La mosquée Ibn Rushd Goethe embrasse la pratique de l’islam libéral : les femmes et les hommes devraient prier ensemble, et les femmes devraient également pouvoir prononcer le sermon, les homosexuels sont expressément les bienvenus et la mosquée est ouverte à divers courants islamiques, dont les sunnites, les chiites, les alévis et les soufis. Les sermons prononcés dans cette mosquée mettent l’accent sur le doute comme chemin de la sagesse, la patience, la connaissance de soi, la peur, la joie, l’art, et autres thèmes éthiques.
En guise de conclusion : les tâches auxquelles est confronté l’islam libéral
Nous avons identifié trois limites au travail de l’islam libéral et à sa capacité de créer une alternative crédible à l’islam traditionniste et activiste. Premièrement, il y a la question du corpus : l’islam libéral a très peu de productions discursives susceptibles de nourrir une audience religieuse, et cela est particulièrement vrai pour les communautés musulmanes d’Europe. Même si les acteurs de l’islam libéral en France aspirent à la rénovation ou l’aggiornamento de la pensée islamique, le bilan est plutôt maigre. Pourtant, des centaines de textes écrits en langues non européennes existent, mais continuent d’être ignorés ou isolés les uns des autres. Si un mouvement de traduction et de centralisation vient à être initié, il se peut qu’une partie de ce problème soit résolue en mettant, par exemple en France, à la disposition des musulmans français une pensée religieuse de l’islam libéral issue de mondes divers.
Deuxièmement, l’islam libéral est très peu organisé, voire pas du tout. En France, en tout cas, il n’est pas pour l’instant organisé alors même qu’il pourrait bénéficier d’une centralisation de ses nombreux intellectuels et sensibilités qui se reconnaissent dans cette interprétation. Il est aussi crucial pour l’islam libéral de s’organiser par le bas, en établissant des lieux de culte, des cours de religion de base, et d’entretenir un minimum de cohérence spirituelle accessible lors des moments clefs de la spiritualité musulmane (Ramadan, etc.). L’expérience allemande est plus avancée que celle de la France, et il y a des leçons à en tirer même si cette expérience reste elle-même encore marginale.
Troisièmement, nous avons noté combien les différentes initiatives prises aussi bien dans le monde musulman qu’en Europe perdent de leur élan après quelques années : les sites ne sont plus mis à jour, les activités deviennent de plus en plus rares, les figures principales requirent la protection policière, et le manque de ressources financières et spirituelles aussi bien que les conditions de sécurité semblent justifier cette fatigue. La persistance et la durabilité manquent à ces projets de l’islam libéral sachant que, de leur côté, les courants de l’islam traditionniste et activiste sont infatigables.