Le 12 octobre, le ministère de l’Education nationale a annoncé avoir recensé en septembre « 313 signalements d’atteintes à la laïcité »(dont 82 % de la part des élèves) dans les 60 000 établissements scolaires publics, avec « une hausse des incidents liés au port de tenues religieuses ». 54 % de ces signalements concernent « le port de signes et tenues », 8 % une « suspicion de prosélytisme », 7 % le « refus d’activité scolaire », 7 % une « contestation d’enseignement », 7 % des « revendications communautaires », 5 % des « provocations verbales », 2 % le « refus des valeurs républicaines » et, enfin, 10 % « d’autres formes d’atteintes à la laïcité ».
Cette classification interroge. Que signifie une « suspicion de prosélytisme » ? Soit il y a prosélytisme et il y a une atteinte, soit il n’y en a pas et il n’y a pas d’atteinte. De même, qu’est-ce qu’un « refus des valeurs républicaines » ? Peut-être s’agit-il d’un comportement contraire aux valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Cela ne saurait comprendre le principe de laïcité, qui emporte des valeurs mais n’en est pas simplement une. Sans doute sont comprises ici, notamment, les atteintes à l’égalité entre filles et garçons. Celles-ci sont inacceptables et doivent être sanctionnées, mais ne concernent pas la laïcité sauf à vouloir tout mélanger. De même, des « provocations verbales » peuvent concerner de nombreux sujets sans lien direct avec la laïcité. Il suffit pour s’en convaincre d’interroger les professeur·e·s à ce sujet. Quant aux « autres formes d’atteintes à la laïcité », il serait utile d’en avoir les contours (non rendues publiques) pour s’assurer de leur pertinence. C’est pour précisément savoir de quoi l’on parle que feu l’Observatoire de la laïcité, instance transpartisane (créée par Jacques Chirac) placée auprès du Premier ministre jusqu’en 2021, avait demandé, sans succès, une nomenclature plus précise de ces atteintes.
Le voile, la kippa, une grande croix ou un turban sikh
Revenons-en désormais au sujet qui a retenu l’attention médiatique : celui du port de vêtements religieux ou jugés comme tels. Cette concentration sur les vêtements, après celle sur les signes, peut là encore interroger. S’il ne faut pas occulter cette problématique, elle s’avère moins lourde en termes de conséquences que celle des comportements. Or, on constate une baisse bienvenue des contestations d’enseignement (par exemple en cours de sciences de la vie et de la terre) et des refus d’activités scolaires (par exemple les cours d’EPS), puisqu’elles représentent chacune 7 % des atteintes quand elles en représentaient 10 % et 13 % avant l’été.
C’est par la loi du 15 mars 2004 qu’est interdit aux élèves des établissements scolaires publics le « port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». Concrètement, cela signifie qu’est interdit aux élèves le port de signes ou tenues religieux ostensibles mais également ceux dont la manifestation religieuse ostensible est le fait de leur comportement.
Afin d’éviter toute interprétation subjective de la loi par les établissements scolaires, la circulaire d’application du 18 mai 2004 et signée du Premier ministre d’alors, François Fillon (peu soupçonnable d’une appréciation libérale de la laïcité), précise que « les signes et tenues qui sont interdits sont ceux dont le port conduit à se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse »comme le voile, la kippa, une grande croix ou un turban sikh (ce signe étant à l’origine des premiers contentieux suite à l’entrée en vigueur de la loi). Est ensuite précisé que la loi « ne remet pas en cause le droit des élèves de porter des signes religieux discrets », ce qui confirme que la secrétaire d’Etat Sarah El Haïry méconnaît la loi lorsqu’elle affirme, à tort, sur BFMTV le 13 octobre, qu’on « ne doit pas pouvoir deviner la confession de l’élève ».
Enfin, alors que certain·e·s à droite et à l’extrême droite ont profité de l’actualité pour proposer une nouvelle législation, la circulaire continue en rappelant que « la loi est rédigée de manière à pouvoir s’appliquer à toutes les religions et de manière à répondre à l’apparition de nouveaux signes, voire à d’éventuelles tentatives de contournement de la loi. » Comment ? En faisant la distinction entre « les accessoires et les tenues qui sont portés communément par des élèves en dehors de toute signification religieuse », qui ne sont pas interdits, et les tenues ou signes auxquels les élèves attacheraient un caractère religieux « par exemple pour refuser de se conformer aux règles applicables dans l’établissement ».
« Savoir garder la tête froide »
Pour dire les choses plus clairement, un signe ou une tenue ne saurait être religieux par simple suspicion. Si l’on parle d’un vêtement que n’importe qui peut porter (comme une jupe longue ou un haut ample), on ne peut l’interdire simplement parce qu’on suspecte une appartenance religieuse. Par définition, cela n’est pas « ostensible »puisque ça n’est pas « immédiatement reconnaissable » comme tenue religieuse. En revanche, si le comportement de l’élève prouve un contournement de la loi du fait d’une manifestation ostensible, alors il pourra être sanctionné. Concrètement, cela suppose, par exemple, le refus d’un·e élève de se mettre en tenue adaptée pour l’EPS ou les TP de chimie, ou encore un port systématique d’un bandana couvrant pour remplacer un foulard. Un·e élève qui tiendrait des propos prosélytes religieux pour inciter des camarades à adopter la même tenue que lui ou elle doit également être sanctionné. En l’espèce, la jurisprudence existe et est constante. Il n’y a donc pas lieu de changer le droit ou de parler de « tenue religieuse par destination », comme l’a fait le ministre de l’Education nationale, tant l’expression (douteuse, puisqu’elle renvoie à la définition pénale « d’arme par destination ») peut conduire à des appréciations subjectives susceptibles de créer plus de troubles que d’en résoudre.
Une fois encore en matière de laïcité, il s’agit, comme Aristide Briand en son temps, de savoir « garder la tête froide ». Plutôt que de s’enflammer uniquement sur le port de nouvelles tenues sans en analyser les causes, il serait plus utile à la collectivité que certains de nos responsables politiques agissent pour revaloriser le métier d’enseignant mais aussi pour renforcer la mixité sociale à l’école, et ainsi lutter (vraiment) contre toute forme de repli.
BIO EXPRESS
Ancien rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité, Nicolas Cadène est le cofondateur de la Vigie de la laïcité. Candidat pour la Nupes aux dernières élections législatives, il est aussi l’auteur d’« En finir avec les idées fausses sur la laïcité » (Editions de l’Atelier, 2019, rééd. 2022).