Ne plus se souvenir de l’endroit où l’on a posé ses clés, du nom d’un acteur apprécié, d’un mot que l’on a « au bout de la langue »… Chacun s’est un jour inquiété de ces « trous de mémoire », avec, peut-être, la hantise d’être touché par la maladie d’Alzheimer . Pourtant souligne Véronique Lefebvre des Noëttes, psychiatre des personnes âgées à Limeil-Brévannes (AP-HP), la perte d’une information ne signifie pas qu’elle a disparu du cerveau. « Dans 99 % des cas, avec quelques indices, on finit par retrouver les clés, le nom, le mot. » Bien plus, loin d’être pathologique, l’oubli est nécessaire.
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« Oublier et mémoriser sont deux compères : nous ne pouvons pas tout retenir, et l’oubli est là pour nous permettre de conserver l’essentiel », explique le neuropsychologue Francis Eustache, en charge d’une unité de recherche dédiée à l’étude de la mémoire humaine à Caen. Il s’agit de ne plus se souvenir pour ne pas encombrer notre cerveau d’informations inutiles. Même si, remarque le neurobiologiste Luc Buée, responsable d’une équipe étudiant les mécanismes de la maladie d’Alzheimer et directeur du centre de recherche Inserm Lille neurosciences & cognition, « notre mémoire n’est pas comparable au disque dur d’un ordinateur : elle n’enregistre pas des souvenirs, mais les réécrit chaque nuit ». Cette réécriture dépend de nombreux paramètres, et notamment du fait d’être ou pas concerné d’une façon ou d’une autre. Par exemple, quand on est témoin d’un accident impliquant une voiture du même modèle que la sienne, on s’en souvient, alors que si le véhicule n’évoque rien, cette donnée pourrait ne pas être retenue.
L’ancienneté des événements que l’on souhaite se remémorer a aussi son importance. Il est quasi impossible d’avoir souvenir d’événements de sa petite enfance, c’est-à-dire avant 2 ans, et nous en avons très peu de la période qui suit, entre 2 et 5 ans. « On parle d’amnésie infantile, et ce terme renvoie à des maladies, cette amnésie-là est tout à fait normale », précise Francis Eustache. Plusieurs hypothèses ont été avancées pour l’expliquer, dont l’immaturité de structures cérébrales en charge de la mémoire épisodique dans l’enfance, mais aussi la création de nouveaux neurones et la réorganisation de leurs connexions, qui rendent difficile voire impossible le rappel des souvenirs formés à cette période de vie.
Drogues, stress, manque de sommeil
Une cause importante d’oubli : le manque de sommeil. Il gêne le travail de réécriture que le cerveau effectue la nuit, et, le jour suivant, il nous rend peu capables de l’attention nécessaire à la mémorisation de nouvelles informations. De telles défaillances de la mémoire, très fréquentes, n’ont cependant rien d’irréversible, pas plus que celles induites par la consommation de certaines substances (drogues, mais aussi tranquillisants, somnifères…) ou par une dépression.
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En revanche, il est des événements producteurs de trous de mémoire sérieux. Un stress majeur par exemple – comme un attentat, un accident sur la voie publique, des violences sexuelles… Oublier est alors une façon de passer par-dessus le traumatisme, au risque de symptômes handicapants. La série télévisée En Thérapie l’a longuement évoqué avec le personnage d’Adel, membre d’une brigade d’intervention pris de crises d’angoisse au Bataclan en sentant des odeurs de sang, mais pour autant incapable de les relier à un traumatisme passé qu’il a complètement occulté. Des mécanismes de défense psychique rendent, en effet, une victime de stress post-traumatique incapable de se rappeler consciemment des détails de la situation qui l’a marquée, bien qu’elle soit sujette à des cauchemars, mais aussi à des flash-back involontaires qui la lui font revivre au présent.
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Des stress physiques (changement brusque de température, effort intense…) ou psychologiques (émotion forte), voire les deux combinés (par exemple, des rapports sexuels) sont aussi réputés pouvoir déclencher une perte de mémoire impressionnante, bien que temporaire : l’amnésie globale transitoire, ou ictus amnésique. Elle se manifeste classiquement par l’incapacité soudaine à former de nouveaux souvenirs, ce qui pousse la personne à oublier au fur et à mesure ce qu’il se passe, et donc à questionner en boucle son entourage. Et si elle s’accompagne parfois de trous de mémoire sur le passé récent, tout redevient normal au bout de quelques heures : s’il ne faut pas céder à la panique, il faut néanmoins consulter pour écarter la possibilité d’une amnésie transitoire liée à une crise d’épilepsie ou à un accident vasculaire.
Mais ce que redoute surtout celui qui expérimente ce type de perte de mémoire, c’est d’être atteint de la maladie d’Alzheimer … « Quand cette maladie n’est pas trop avancée, les malades gardent accès à la mémoire à long terme, celle qui leur permet notamment de parler une langue, de raconter des souvenirs d’enfance ou d’utiliser une bicyclette » commente Luc Buée. Comme l’ont mis en lumière les résultats d’une étude publiée l’an passé, l’amnésie n’est pas systématique chez les patients en début de maladie. Reste que dans 90 % des cas, selon le Dr Lefebvre des Noëttes, ce sont des problèmes de mémoire qui donnent l’alerte. Plus précisément, des troubles de la mémoire ayant un retentissement dans la vie quotidienne. « On doit s’inquiéter face à des oublis répétés de mots, de dates, de lieux, mais aussi et surtout, devant des difficultés dans des activités normalement habituelles – par exemple, gérer son budget, utiliser les transports, se servir du téléphone, s’occuper de ses médicaments », résume la psychiatre. On est ici bien loin des petits trous de mémoire que nous pouvons tous expérimenter…
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