Nationalité des Nationalité des détenus détenus (détail)
À quoi il faut encore ajouter quelques centaines de détenus binationaux : en réponse à une question écrite du député RN Louis Aliot, le garde des Sceaux avait par exemple précisé qu’en 2018, on comptait 126 Franco-Algériens dans les prisons françaises .
Du reste, cette proportion plus forte d’étrangers incarcérés n’est pas une spécificité française, tant s’en faut. Dans son étude sur «la criminalisation des migrants » en 1999, le sociologue italien Salvatore Palidda recensait des chiffres comparables ailleurs en Europe : en Italie, en 1998, les étrangers représentaient 25,4 % des détenus, avec un taux d’incarcération dix-neuf fois supérieur à celui des nationaux ; en Allemagne, en septembre 1997, ils représentaient 33,6 % des détenus, avec un taux d’incarcération cinq fois supérieur à celui des nationaux ; en Belgique, en 1994, ils représentaient 41,1% des détenus, avec un taux d’incarcération d’environ six fois supérieur à celui des nationaux. Quant aux États-Unis, la congruence entre immigration et criminalité est étudiée depuis longtemps, notamment à Chicago où cette question a même donné le jour au siècle dernier à une école de sociologie, un courant célèbre aujourd’hui encore et dont sont issus plusieurs des grands noms de la discipline.
Et les immigrés, alors ?
La surreprésentation des étrangers dans les statistiques de la délinquance n’est donc plus à démontrer (même si des biais statistiques sont souvent dénoncés : nous y reviendrons), mais qu’en est-il des immigrés, qui peuvent donc être de nationalité française ?
Il n’existe, en réalité, aucune méthode parfaitement satisfaisante. Tandis que paradoxalement, il est possible de connaître avec précision de nombreux autres indicateurs concernant les immigrés en France, notamment leur niveau de vie et la composition de leurs revenus (renseignés par l’INSEE), la statistique nationale ne publie donc aucune donnée sur le nombre de ceux parmi eux qui ont eu maille à partir avec la police et la justice.
Une étude citée par la revue Sciences humaines en 2010 aurait tout de même estimé qu’en prison, plus d’un détenu sur deux serait issu d’un père étranger – même si ce critère ne correspond pas, au sens strict, à celui employé par l’INSEE pour définir un immigré. Il ne correspond pas non plus à la catégorie de «descendant d’immigrés» définie par l’Insee comme une «personne née en France et ayant au moins un parent immigré ».
Le criminologue Xavier Raufer, fréquemment cité par la droite et l’extrême droite, avait quant à lui évoqué un document interne de la préfecture de police de Paris selon lequel 70 % des individus fréquemment interpellés par les forces de l’ordre en région parisienne auraient des noms «à consonance étrangère non-européenne ». Libé avait alors souligné que le document n’ayant jamais été rendu public, le chiffre est difficilement vérifiable.
Entre 1985 et 2000, les deux tiers des jeunes délinquants grenoblois seraient issus d’un père né à l’étranger. MARTIN BUREAU / AFP
Une autre étude menée cette fois par les criminologues du CNRS Sebastian Roché et Monique Dagnaud, et relayée à l’époque par Le Monde , aurait établi que les deux tiers au moins des mineurs jugés pour des faits de délinquance par le tribunal de Grenoble, entre 1985 et 2000, ont au moins un parent né à l’étranger : «66,5 % des mineurs jugés ont un père né à l’étranger (pour 49,8 % dans un pays du Maghreb), et 60 % ont une mère également née hors de France », précise l’article paru dans le quotidien. Sebastian Roché estimait que sa méthode d’enquête, fondée sur une approche échantillonnée et exploitant l’intégralité des renseignements contenus dans les dossiers judiciaires, avait permis pour la première fois d’objectiver un constat évident pour la police et la justice : «La surreprésentation des jeunes d’origine étrangère dans la délinquance n’est un mystère pour personne, mais cette donnée est peu renseignée, et elle n’est jamais débattue dans l’espace public », détaillait-il auprès de la journaliste.
Deux tiers des jeunes délinquants grenoblois seraient donc issus de l’immigration, or à en croire l’historien français de l’immigration Gérard Noiriel dans Le Creuset français (Seuil), il n’y aurait pas plus du tiers de la population française qui aurait des ascendances étrangères , même lointaines. On en conclut donc, même grossièrement (du fait, là encore, du tabou français sur les statistiques dites «ethniques ») à une surreprésentation des personnes issues de l’immigration parmi les jeunes délinquants.
Le même Sébastian Roché était arrivé déjà à des conclusions similaires à partir de travaux différents , menés cette fois en 1999 à partir des déclarations faites aux chercheurs par un échantillon de 2300 jeunes (13-19 ans) habitant Saint-Étienne et Grenoble. Contrairement aux autres enquêtes, cette fois les statistiques produites par l’étude étaient donc indépendantes des sources policières ou judiciaires (qui ont, entre autres biais, celui de ne porter par définition que sur les délinquants qui se sont fait pincer). À catégories sociales égales, les jeunes issus de l’immigration étaient toujours plus nombreux que les autres à déclarer avoir déjà commis des délits. Par exemple, chez les enfants de cadres, 21 % des jeunes ayant des origines étrangères estimaient avoir commis déjà une dizaine de délits, contre 12 % des autres.
La police, raciste ?
Difficile, donc, de nier cette «surdélinquance » chez les étrangers et les Français issus de l’immigration. Plusieurs sociologues très en vue s’y risquent néanmoins, en critiquant en particulier la construction de ces statistiques. Ils pensent même y déceler des biais qui seraient eux-mêmes révélateurs d’une forme dissimulée de xénophobie.
Le reproche le plus connu est l’argument du «contrôle au faciès » : la police et la justice auraient tendance à réprimer plus fréquemment et/ou plus durement les faits de délinquance commis par des personnes portant les signes physiques d’une origine étrangère, africaine en particulier. C’est la thèse du racisme policier, développée notamment par les sociologues Lévy et Zauberman : «On n’entre pas dans la police parce qu’on est raciste, on le devient à travers le processus de socialisation professionnelle. En d’autres termes, l’habitude de juger les individus en fonction de leurs caractéristiques ethniques supposées s’acquiert sur le tas, au cours de la socialisation professionnelle ». Conséquence : la surreprésentation des étrangers ou des immigrés dans les chiffres de la délinquance ne prouverait pas que ceux-ci se comportent moins bien que les autres, mais qu’on les tiendrait davantage à l’œil. Loin de justifier une méfiance accrue à l’égard des immigrés, les statistiques policières et judiciaires révéleraient en réalité les effets pervers de cette méfiance.
Assa Traoré est devenue l’égérie d’un mouvement de lutte contre le racisme et les violences policières, depuis la mort en 2016 de son frère Adama Traoré, décédé alors qu’il fuyait un contrôle de police.ZAKARIA ABDELKAFI / AFP
Autre version, légèrement plus sophistiquée, de cet argument. Le sociologue Laurent Muchielli soutient que la police éluciderait davantage les affaires impliquant des délinquants étrangers ou d’origine étrangère , d’une part car elle serait incitée à faire plus de zèle lorsque les mis en cause sont des étrangers (on retrouve l’accusation de racisme systémique au sein de la police), et d’autre part car les infractions que commettent en priorité les étrangers sont des infractions plus souvent élucidées que les autres (drogue, proxénétisme…). Laurent Muchielli souligne en outre que le trafic de stupéfiants, voire le trafic en général, sont du reste des activités illégales qui supposent par nature une forte implication d’étrangers.
Pour le sociologue, ce racisme supposément mis au jour au sein de la police expliquerait mécaniquement aussi la surreprésentation des étrangers parmi les auteurs de violences et outrages envers les forces de l’ordre : «c’est là, en effet, la conséquence la plus directe des pratiques policières de contrôle au faciès ».
Il faut souligner toutefois que Laurent Muchielli, alors qu’il a longtemps joui d’une prestigieuse réputation académique, a vu celle-ci se dissiper après avoir publié sur son blog Médiapart un billet jugé peu rigoureux par nombre de ses pairs, au sujet des vaccins contre le Covid-19 : le CNRS avait alors pris ses distances avec les affirmations du chercheur .
Que faire malgré tout des statistiques policières ? L’accusation de racisme systématique chez les forces de l’ordre est un préjugé qui obéit à peu près aux mêmes règles que celui qui associe délinquance et immigration : s’il est ridicule de nier l’évidence de certains faits (des sanctions sont fréquemment prononcées, comme récemment ces deux agents condamnés à trois mois de sursis pour des messages racistes sur les réseaux sociaux ), le passage du fait divers à la loi générale n’est pas sans poser question. D’une part, le travail fait par Sébastien Roché sur la foi des déclarations des jeunes, sans passer donc par l’entremise de statistiques policières ou judiciaires, permet de parvenir aux mêmes résultats en contournant ce biais éventuel. D’autre part, l’existence de biais comportementaux chez les agents, qui les inciteraient à davantage de vigilance à l’égard des personnes issues de l’immigration, peut tout aussi bien être une conséquence de cette surdélinquance : c’est la poule et l’œuf.
Une dernière chose : si les études montrent de façon assez indiscutable que les Noirs ou les Maghrébins ont plus de chances d’être contrôlés par la police que les Blancs, est-ce à dire pour autant que les policiers contrôlent en priorité les personnes non-blanches ? Pas si simple. C’est ce que prouvent des études intégrant cette fois d’autres paramètres, notamment… la tenue vestimentaire. Au terme d’une longue expérimentation où l’on dissociait les personnes habillées en tenue de ville, en tenue décontractée ou en tenue «de jeune» (dans un style inspiré de la culture du hip-hop, du gothique…), des chercheurs du Cesdip ont montré à quel point le port de cette dernière catégorie vestimentaire multipliait les risques de contrôle, y compris pour les Blancs. Cette même étude montre aussi que les femmes ont nettement moins de risques de se faire contrôler que les hommes.
La portée de ces critiques méthodologiques n’est pas suffisante pour nier l’évidence : si à la marge, certains biais peuvent tendre à exagérer le phénomène, même les sociologues les plus militants sur ce sujet consentent finalement à reconnaître, à l’instar de Laurent Muchielli lui-même , que «certaines des données policières sont trop importantes pour ne pas correspondre à quelques réalités de la délinquance elle-même ».
Aux origines de la délinquance : la «ghettoïsation» en question
Il y a donc bel et bien «un lien ». Mais un lien statistique ne fait pas toujours une causalité, et surtout, ce lien ne dit pas grand-chose de la nature de cette causalité. Quel lien faut-il donc faire exactement entre immigration et délinquance ? C’est à compter de ce stade que les interprétations divergent le plus.
Pour de nombreux sociologues décidés à casser les préjugés sur l’immigration, c’est la pauvreté qui expliquerait en réalité cette délinquance plus forte observée chez les étrangers et les Français issus de l’immigration. «La surdélinquance des étrangers résidant en France semble être essentiellement une surdélinquance de miséreux : petits voleurs à la tire et à l’étalage, petits revendeurs de drogues, bagarreurs et parfois meurtriers », écrit ainsi Laurent Mucchielli . Ce serait donc parce que les immigrés sont plus pauvres que la moyenne, qu’ils ont aussi plus de chances de tomber dans la délinquance. Le sociologue note toutefois que l’argument ne tient pas pour la grande criminalité, au sein de laquelle les étrangers sont là encore surreprésentés, mais choisit volontairement de ne pas en traiter, «faute de renseignements ».
L’ennui, c’est que si la délinquance s’expliquait seulement par la misère, on trouverait logiquement un taux de délinquance similaire dans des territoires pareillement défavorisés – ce qui n’est évidemment pas le cas. Comme le résume le docteur en droit Laurent Lemasson, de l’Institut pour la Justice : «en 2010 selon les données de l’INSEE, le taux de pauvreté monétaire était équivalent, aux alentours de 18 %, dans l’Aude, les Pyrénées-Orientales, la Creuse, le Cantal et la Seine-Saint-Denis. Pourtant les niveaux de criminalité étaient sans commune mesure en Seine-Saint-Denis et dans ces quatre départements ruraux : on y comptait au bas mot six fois plus de vols et dix fois plus de violences crapuleuses ». La surdélinquance des immigrés ne s’explique donc pas seulement par la pauvreté.
Bien sûr, la densité urbaine et la très forte connexion de la Seine-Saint-Denis aux réseaux de transport en fait un territoire privilégié pour l’essor de réseaux de trafic, très criminogènes, que l’on verrait moins s’implanter dans la Creuse. Les immigrés seraient-ils pris au piège d’un département attractif par le faible coût de l’habitat, mais où la criminalité serait en quelque sorte endogène ? Sans doute, mais c’est aussi indéniablement l’immigration elle-même qui alimente continuellement ces réseaux de trafic, et même qui les renouvelle. Ces quartiers, rappelle Laurent Lemasson, «sont en effet des territoires où la mobilité est très grande : chaque année, un nombre considérable d’habitants les quittent pour aller s’installer ailleurs, tandis que d’autres les remplacent, très souvent venus de l’étranger ». Or, comme l’écrit le préfet Michel Aubouin dans son livre 40 ans dans les cités. D’une enfance en HLM au Ministère de l’intérieur (Presses de la Cité, 2019) : «Dans ce mouvement sans fin, tant que de nouveaux venus remplacent ceux qui étaient arrivés la veille, l’inéluctable mécanique de la dégradation ne peut s’arrêter. Des jeunes, originaires d’Afrique subsaharienne, ont supplanté de jeunes Maghrébins de jadis dans le trafic de drogue et l’attaque à la portière ».
Plus nuancé, Sébastien Roché évoque quant à lui auprès du Figaro un faisceau d’explications causales, qui reposent sur les caractéristiques précises du mode de vie des personnes issues de l’immigration en France : «la question de l’explication est complexe, et je ne l’ai pas, à l’époque, explorée. On dispose de plus d’éléments aujourd’hui. J’ai tenté de regarder de manière systématique les processus d’intégration civique et d’affiliation nationale », détaille-t-il, évoquant tour à tour la situation géographique, le rapport aux institutions (notamment l’école), la santé… Et soulignant ainsi l’échec des politiques d’intégration dont cette surdélinquance immigrée est une preuve flagrante.
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D’autres analystes ou professionnels de la déviance osent, enfin, franchir le véritable tabou qui entrave la réflexion sur la délinquance immigrée : l’idée que des explications culturelles s’ajoutent à l’échec des politiques d’intégration. C’est le cas par exemple du pédopsychiatre Maurice Berger , qui a longtemps dirigé un Centre éducatif renforcé pour accueillir des mineurs violents, et évoque l’importance des structures familiales dans la construction psychique de l’adolescent, et son rapport à la norme. Il observe ainsi que de nombreux jeunes accueillis dans son centre ont grandi dans des familles maghrébines ayant «un fonctionnement clanique, un corps dont chaque individu est un membre, sous l’autorité d’un patriarche ou d’une matriarche. Si un sujet s’éloigne géographiquement, ou se met à penser différemment, le groupe se vit comme amputé d’un membre et va chercher à le récupérer. Alors que le but d’une famille devrait être que les parents cherchent à ce que leur enfant se construise une pensée personnelle et puisse s’éloigner d’eux pour se construire un projet personnel, dans une famille clanique le mode de pensée est indifférencié, le but n’est pas qu’un sujet pense par lui-même, son identité est d’abord d’appartenir au groupe. »
Autre sociologue connu pour son adhésion à l’idée que la délinquance immigrée a des origines culturelles, Hugues Lagrange avait publié en 2010 un livre à ce sujet, Le Déni des cultures , qui lui avait valu de vives réprobations de la part de nombre de ses pairs. Il expliquait que c’est en réalité la difficulté chez les immigrés venus du Sahel (et sur lesquels portait son étude) de concilier leur culture d’origine à celle du pays d’accueil, qui les pousse à s’affranchir de l’autorité des institutions et à sombrer dans la délinquance. Ainsi détaillait-il dans une interview au Figaro : «S’il y a bel et bien aujourd’hui, dans les quartiers d’immigration, un problème culturel, celui-ci résulte moins d’un irrédentisme des cultures d’origine que du choc avec les normes et valeurs nées de la majorité dans les sociétés d’accueil ».
À vrai dire, aucune de ces explications n’est exclusive l’une de l’autre : surtout, aucune ne semble devoir être écartée d’office, à moins d’enfermer de nouveau ce débat de société dans une logique idéologique.
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